Refuser la dette illégitime est possible ! Les exemples récents de l’Argentine, de l’Équateur et de l’Islande

Article publié dans un numéro spécial sur la dette de Bruxelles Laïque

Les dettes ont fortement augmenté en Europe depuis 2007-2008, c’est un fait. Les gouvernements européens n’ont pas réussi à gérer cette crise provoquée par le comportement des banques, ils l’ont même empirée, c’est un autre fait.

Ce n’est pas la première fois, et de loin, que les peuples et leurs États font face à une crise de la dette. Or, des solutions qui ne mettaient pas en danger les droits fondamentaux des peuples ont été trouvées, et ce dans de nombreux cas. Sans remonter à l’époque des rois et des tzars (qui ont été nombreux à annuler leurs dettes vis-à-vis de leur créanciers lorsque cela était nécessaire) |1|, regardons l’Histoire récente : entre 1946 et aujourd’hui il y eu 169 cas de suspension de paiement pour des périodes qui ont variés de 3 à 5 ans. |2|

Les exemples de l’Argentine, de l’Équateur et de l’Islande ici proposés ne représentent que les dernières expériences d’annulation de dettes dans l’Histoire, chacune avec ses intérêts et ses limites.

Argentine

Il s’agit de la plus grande suspension de paiement dans l’Histoire. Fin 2001, l’Argentine a suspendu le paiement de sa dette pour un montant de 90 milliards de dollars. Les grandes banques nord américaines, italiennes et allemandes détenaient la partie la plus importante des titres de cette dette vendus sur le marché financier.

Après des décennies de politiques néolibérales et de plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et trois ans de récession économique très dure, le peuple argentin a décidé de se rebeller contre les diktats des institutions financières internationales et de descendre dans les rues. C’est la crise politique. Cinq président se succèdent en quelques semaines et le cinquième, sous la pression de la rue, déclare la suspension de paiement, malgré les pressions extérieures.

L’année 2002 connu de grands chamboulements, avec entre autres une certaine fermeture des débouchés vers l’étranger. Mais l’Argentine réussit à économiser grâce à l’argent qui se libère de la suspension de paiement de la dette publique. De 2003 à 2009, l’Argentine enregistre un taux de croissance de 7 à 9%. Mais d’autres politiques et cercles vertueux s’étaient également mis en route, en premier lieu la récupération de certaines entreprises (même de grande taille) par les travailleurs et travailleuses, suite à l’abandon par les propriétaires.

Malheureusement, ce que l’Argentine a réellement fait est une négociation avec ses créanciers internationaux plus qu’une annulation de sa dette. Le pays avait proposé une décote (exonération) de 65$ sur chaque titre de sa dette publique en payant 35$ au lieu de 100$, décote qui fut acceptée par la plupart des banquiers de l’époque qui ne pouvaient plus vendre ces titres pour un bon prix sur le marché secondaire. |3| 76% des titres ont alors été changés dans ces termes, ce qui a tout de même permis une réduction de 2/3 de la dette.

Il faut noter qu’une réelle suspension unilatérale s’est parallèlement opérée : à partir de fin 2001 l’Argentine n’a plus payé sa dette à l’égard du Club de Paris (cartel de pays industrialisés créanciers). On n’en parle peu, voire pas, mais il s’agit d’une véritable décision souveraine unilatérale pour faire primer les droits sociaux et économiques du peuple argentin sur les droits des créanciers.

Équateur

Un autre cas, à certains égards plus intéressant encore, est celui de l’Équateur. Rafael Correa a été élu Président de la République Équatorienne fin 2006 avec un programme basé, entre autres, sur la désobéissance aux institutions financières internationales et sur une solution concernant la dette accumulée pendant le régime dictatorial et son augmentation sans fin. Immédiatement son administration a en effet engagé un audit de la dette publique du pays sur une période allant de 1976 à 2006. Cet audit a été mené par une commission de dix-huit experts dont le CADTM et d’autres organisations de la société civile locale et étrangère. Après quatorze mois de travaux, après avoir épluché des dizaines de milliers de dossiers et des centaines de contrats, la commission d’audit a rendu son avis et a déclaré comme illégitime 85% de la dette interne et externe. Il s’agissait de titres de la dette publique qui venaient à échéance entre 2012 et 2030, pour un montant total de 3.230 millions de dollars.

Cet acte unilatéral souverain a provoqué des réactions de la part les créanciers, pour la plupart des banques nord-américaines. Après avoir menacé le pays (comme dans le cas de l’Argentine) avec tous les moyens à leurs dispositions, notamment médiatiques, ils ont commencé à revendre leurs titres sur les marchés à 20% de leur valeur. Finalement, le gouvernement équatorien est arrivé à racheter discrètement 91 % des titres pour un montant total de 900 millions de dollars. Ce qui fait, en prenant en compte ce stock de capital racheté à bas prix mais aussi les intérêts qui auraient du être payés jusqu’en 2030, une économie de près de 7 milliards. Ceci a permis de faire passer le service de la dette de 32 % à 15 % du budget et les dépenses sociales de 12% à 25%… et d’ainsi améliorer considérablement les conditions de vie de la population. |4|

Islande

En se rapprochant de l’Europe, le cas de l’Islande a fait énormément de bruit, et pour cause. Le pays a vu s’effondrer ses banques en 2008 (en même temps que l’effondrement de Lehman Brothers aux États-Unis ou des banques belges ou irlandaises). Leurs dettes cumulées constituaient 10 fois le PIB du pays. L’État n’ayant pas les moyens de les renflouer, le FMI est intervenu en accordant un prêt de 2,1 milliards de dollars à l’Islande en échange – pour changer – d’une cure d’austérité.

Entre temps, le gouvernement a bloqué les mouvements de capitaux du pays, et le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont exigé de l’Islande qu’elle rembourse les 3,9 milliards d’euros qu’il avaient eux-mêmes dégagé pour garantir les dépôts de leurs citoyens clients de la banque Icesave.
La population islandaise, en apprenant les négociations en cours entre leur pays et le Royaume-Uni et les Pays-Bas, est descendue dans la rue pour dire Non à cette socialisation des dettes privées des banques. Il aura fallu deux referendums pour refuser cette politique, mais le peuple a gagné. Sur ce point, en tout cas.

Conclusion

Ces trois exemples ne doivent pas être considérés comme des modèles, mais comme des pistes dont de nombreux pays pourraient s’inspirer plutôt que de suivre aveuglément la politique austéritaire…
Les trois pays continuent de mener des politiques néolibérales, plus ou moins selon les cas. Les économies de l’Équateur et de l’Argentine restent basées sur un modèle extractiviste-exportateur de nature capitaliste, ce qui est en train de ruiner le cercle vertueux entamé pas le refus du paiement des leurs dettes. Dans le cas de l’Islande, même si cette dette impayable fut refusée, le pays a tout de même appliqué les mesures promues par le FMI.

Malgré toutes ces limites, ces exemples montrent qu’il est tout à fait possible de refuser de payer la dette publique et que ce n’est pas le chaos qui suit, bien au contraire. Avec, dans le cas de l’Équateur une décision d’entamer un processus d’audit pour identifier la partie illégitime de la dette qui pourrait être répétée dans de nombreux pays, dont la Grèce. Pour le CADTM, une dette illégitime ou odieuse, ou tout autre dette qui empêche l’État de subvenir à ses obligations envers sa population, ne doit dans aucun cas car être payée, selon les principes mêmes du droit international, car elle ne profite pas aux intérêts de la population mais aux intérêts d’une minorité très restreinte de détenteurs de capitaux.

Enfin, l’annulation de la dette publique est une mesure qui doit être accompagnée d’autres mesures complémentaires et toutes aussi radicales (comme la socialisation du secteur bancaire, une révolution fiscale, etc.).

De nombreuses initiatives d’audit citoyen de la dette ont commencé à naître en Europe (avec le réseau ICAN : « International Citizen debt Audit Network). En Belgique, une plateforme d’audit « ACiDe » a été créée il y a un peu plus d’un an et compte aujourd’hui une dizaine de groupes locaux, ainsi qu’une trentaine d’organisations membres. N’hésitez pas à la rejoindre et à faire parler de la dette autour de vous ! Seule une mobilisation suffisante de la part de la population est de nature à changer le rapport de force actuellement en cours entre les banques et les populations.

Chiara Filoni

Notes

|1| Eric Toussaint, « Série : Les annulations de dette au cours de l’histoire », http://cadtm.org/La-longue-tradition-des

|2| Eric Toussaint, « Argentine, Equateur et Islande : des solutions à la crise de la dette pour l’Union européenne ? », Vidéo : http://w41k.com/80011

|3| Les autres se sont constitués en “Fonds Vautours” qui traînent l’Argentine devant tous les tribunaux et avec toutes les méthodes possibles pour lui faire payer sa dette à la valeur nominale (voire avec intérêts de retard).

|4| Eric Toussaint, « Trois exemples de suspension et d’audit »
http://cadtm.org/IMG/pdf/3_exemples…



Articles Par : Chiara Filoni

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