Affaire « Pétrole contre nourriture » : procès d’un montage presque parfait

Qui s’en souvient ? Il y a neuf ans, en janvier 2004, éclatait le « scandale du programme Pétrole contre nourriture ». Le quotidien irakien Al Mada publiait une liste de 270 personnalités au niveau mondial – parmi lesquels 21 Français – ayant reçu ce qu’il appelait des « coupons de pétrole de Saddam Hussein » pour aider l’Irak à obtenir la levée de l’embargo imposé par les Nations unies. A l’époque, la liste de ces personnalités fit la Une des médias et provoqua un scandale.

A Paris, le juge Philippe Courroye prit en main le dossier au retour d’un voyage aux Etats-Unis. Dans sa ligne de mire : Jacques Chirac –Président de la République – Charles Pasqua –ancien ministre de l’Intérieur gaulliste –, deux ambassadeurs de France et la société pétrolière Total. Les autres n’étant pour lui que du menu fretin. L’administration Bush voulait punir la France de son refus de cautionner la seconde Guerre du Golfe, faire oublier pour un temps ses échecs en Irak, et surtout la « disparition » –jamais élucidée – des milliards de dollars en liquide ponctionnés sur le compte séquestre du programme « Pétrole contre nourriture » et transportés en Irak par avions cargos pour être  alloués  – théoriquement – à la reconstruction de l’Irak. Pour mémoire, les cents perçus par les personnalités allocataires de barils de pétrole étaient déduits par les entreprises de leur marge bénéficiaire.

Une vingtaine de Français fut arrêtée et mise en examen pour «trafic d’influence »et« corruption d’agent public étranger ». En clair, pour viol d’une résolution de l’ONU. J’étais dans le lot. Cela s’est traduit pour moi par la perquisition de mon domicile, 72 heures d’interrogatoire en garde à vue en octobre 2005, une libération sous contrôle judiciaire contre le versement d’une caution d’abord fixée à 80 000 euros, le retrait de mon passeport et l’interdiction de quitter le territoire métropolitain. Un compte bancaire servant au financement des activités des Amitiés franco-irakiennes fut bloqué. Il l’est toujours. Il est vrai que soutenir politiquement la résistance irakienne n’est pas très bien vu !

En Grande-Bretagne, la campagne déclenchée dès avril 2003 contre le parlementaire George Galloway finit par s’essouffler. Les documents soi-disant trouvés par un journaliste du Daily Mail dans les ruines du ministère des Affaires étrangères irakien l’impliquant dans l’affaire« Pétrole contre nourriture » étaient des faux. Le quotidien fut condamné pour diffamation.

George Galloway s’était dépensé sans compter dans un pays hostile pour organiser des manifestations anti-embargo et surtout lancer l’Appel pour Maryam, du nom d’une jeune irakienne atteinte de leucémie, qui avait permis à sensibiliser l’opinion publique sur la tragédie du peuple irakien dans les pays traversés par un bus parti de Big Ben, à Londres, pour Bagdad.

La situation en Irak toujours d’actualité, mais pas dans les médias

Je ne vais pas m’apitoyer sur mon sort. Quand on mène un combat politique, il faut s’attendre à des déboires. Comme je l’ai déclaré aux policiers et aux juges : « Si c’était à refaire, je le referai ». Mais, je suis déçu. J’espérai que le procès « Pétrole contre nourriture », qui s’est enfin ouvert le 21 janvier dernier au Tribunal correctionnel de Paris, serait aussi celui de l’embargo. Cela n’a pas été possible. Dans un cas comme celui-ci, je me suis aperçu que le grand ennemi était moins l’impérialisme américain –expression considérée comme démodée, mais au contenu bien réel – que le temps qui passe, l’oubli ou pire : l’indifférence. La situation en Irak n’était plus d’actualité, remplacée par d’autres guerres au Proche-Orient (Syrie, Yémen), en Afrique (Mali) ou par l’évolution des « Printemps arabes » (Egypte, Libye, Tunisie, Bahreïn). En Irak même, depuis la soi-disant levée de l’embargo résultant de l’invasion de mars 2003, d’autres malheurs – plus terribles encore – se sont abattus sur les Irakiens, au point que les treize années de blocus leur semblent souvent préférables à ce qu’ils endurent depuis dix ans… En France et en Europe, nombreux étaient ceux qui croyaient l’affaire « Pétrole contre nourriture » jugée depuis longtemps ou enterrée.

Vous avez dit « conspirationnisme » ?

Résultat : alors qu’en France, il y a neuf ans, les médias criaient au « scandale du programme Pétrole contre nourriture », parlaient d’« affaire d’Etat », le procès qui vient de se tenir, pendant un mois, n’a pratiquement pas été annoncé et n’a été suivi que par quelques journalistes de rubriques juridiques. Tout ce qui pouvait y être dit sur la tragédie du peuple irakien depuis août 1990 était certes poliment écouté, mais hors sujet. Evoquer l’arrière plan de l’affaire, son montage, l’était aussi, mais donnait en plus, à ceux qui abordaient la question, l’impression déplaisante de tenir un discours conspirationniste. Et pourtant…

–         La liste des 270 personnalités accusées d’avoir violé l’embargo, dite « Al Mada », a été constituée à la va-vite par la CIA et ses alliés locaux – notamment Ahmed Chalabi – avec des documents en langue arabe trouvés dans les archives de la SOMO (State Organization for Marketing of Oil), organisme étatique chargé de la commercialisation du pétrole brut et dépendant du ministère irakien du Pétrole.

–         La mention « pour Jacques Chirac » et« pour Charles Pasqua » a été ajoutée à la main pour médiatiser la liste, alors qu’aucun fonctionnaire de la SOMO n’avait accès à ce genre d’information, si elle existait.

–         Al-Mada est un quotidien fondé – clé en main – par un certain Fakhri Karim, ancien trésorier du Parti communiste irakien (PCI, pro-soviétique), avec l’aide de Georges Soros, un milliardaire controversé d’origine hongroise lié à la CIA, spécialiste des opérations de déstabilisation.

–         Fakhri Karim qui se présente comme Kurde irakien est en fait originaire du Cachemire. Accusé de malversations financières, il a été exclu du PCI et s’est d’abord rapproché de l’Arabie Saoudite et du régime d’Hafez al-Assad. En 1990, pendant la crise du Golfe, il créé La Voix internationale du Koweïtqui participa à l’opération de désinformation des incubateurs débranchés par les Irakiens, opération montée par la société de communication Hill & Knowlton pour vendre la Première guerre du Golfe à l’opinion publique.

–         La traduction en anglais de la liste Al-Mada a été diffusée à partir de Londres parl’Institut Memri (Institut de recherche des medias du Moyen-Orient), une agence de désinformation fondée en 1998 par le colonel Yigal Carmon, ancien agent des services de renseignement militaire israélien.

Un compte à régler avec la France

La France est prise à partie par Charles Duelfer, chef de l’Iraqi Survey Group, composé de 1 400 personnes choisies par le Pentagone et la CIA pour rechercher les fameuses armes de destruction massive de Saddam Hussein. Dans son rapport final, publié en octobre 2004, qui reconnaît qu’il n’y pas – ou plus – d’armes de ce type, Duelfer met en cause la politique arabe de la France, notamment ses relations avec l’Irak, et reprend la liste des noms cités par Al-Mada, dont ceux de Jacques Chirac et de Charles Pasqua. Curieusement, et sans doute pour faire bonne mesure, Duelfer y accusait aussi Pierre Joxe – ancien ministre de l’Intérieur de François Mitterrand, mais catalogué aux Etats-Unis comme pro-irakien et antisioniste – d’avoir accepté, en 1998, un chèque de un million de dollars remis par l’ambassadeur d’Irak à Paris.

Charles Duelfer laissait entendre que Patrick Maugein, président de la compagnie pétrolièreSoco, un corrézien supposé proche de Jacques Chirac, aurait obtenu des allocations pétrolières en se recommandant du Président de la République française. Il faut se rappeler qu’à l’époque, il était question qu’il se présente à nouveau à l’élection présidentielle. Ce n’est évidemment pas ce que souhaitaient George W. Bush ni les néo-conservateurs qui misaient sur l’élection d’un pro-américain.

J’ai toujours pensé que le nom de Charles Pasqua n’avait rien à voir avec les allocations pétrolières et qu’il n’y était qu’en raison des interventions de son conseiller diplomatique –Bernard Guillet – en Irak. Seulement, les néo-conservateurs américains reprochaient à l’ancien ministre de l’Intérieur d’avoir accordé en 1993 un visa à Tarek Aziz, pour venir se faire soigner à Paris. A cette époque, la France n’était plus représentée diplomatiquement à Bagdad. La visite du vice-Premier ministre irakien avait été suivie d’une rencontre plus formelle au siège de l’ONU avec Alain Juppé – alors ministre français des Affaires étrangères – et avait débouché sur l’échange de chargés d’affaires. Pour George W. Bush et son équipe, c’était impardonnable.

Au procès « Pétrole contre nourriture », Charles Pasqua a révélé que les Américains lui en voulaient aussi pour avoir fait expulser des agents de la CIA qui écoutaient les conversations cryptées intergouvernementales. Jusqu’ici, ce genre de problème se réglait à l’amiable entre « alliés », mais l’information avait fuitée dans les médias et obligé la centrale américaine à mettre à la retraite quelques uns de ses membres.

En octobre 2005, un an après la publication du rapport Duelfer, Paul Volker, président de la commission soi-disant indépendante de l’ONU, remis un nouveau rapport tout aussi virulent lorsqu’il s’agit de la France. Il dénombre en outre plus de 2 000 entreprises – surtout russes et françaises – ayant contourné l’embargo et accuse la BNP (Banque Nationale de Paris) –qui gère le compte séquestre – de l’avoir caché aux Nations unies.

La montagne accouchera-t-elle d’une souris ?

Il n’y a pratiquement qu’en France que l’affaire« Pétrole contre nourriture » a pris de l’ampleur et soit parvenue à son terme, c’est-à-dire à un procès. Mais, elle ne s’est pas transformée en « Affaire d’Etat ». La mort du trader Patrick Maugein, en décembre 2006 –d’un cancer – a mis fin à l’enquête de laBrigade de répression de la délinquance économique (B.R.D.E) lancée contre lui par le juge Courroye. Cela permis à Jacques Chirac d’échapper à des articles désagréables dans les médias, à une convocation humiliante devant la justice à l’issue de son mandat et, probablement, de se retrouver parmi les prévenus jugés à Paris en janvier dernier.

Les accusations portées par le juge Courroye de« corruption d’agent public étranger » et«trafic d’influence », sont passibles d’amendes importantes et de plusieurs années de prison ferme ou avec sursis. Lors du procès qui s’est tenu à Paris, les avocats de la défense ont prouvé qu’elles n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité. Les « surcharges », c’est-à-dire les 10% demandés par les autorités irakiennes aux pétroliers, étaient, certes, versées sur des comptes de particuliers en Jordanie et au Liban, mais il est maintenant prouvé qu’il s’agissait de prêtes-noms de la SOMO, organisme d’Etat.

Comme de bien entendu, la carrière du juge Courroye a progressé sous la mandature du pro-américain Nicolas Sarkozy, et s’est effondrée après sa défaite à la dernière élection présidentielle. Les avocats de Charles Pasqua ont révélé – des dépêches diplomatiques de WikiLeaks à la main – qu’il entretenait pour le moins spéciales avec l’ambassade des Etats-Unis à Paris dans le cadre de l’instruction qui l’a conduit à Bagdad interroger Tarek Aziz et le vice-Président de la République irakienne Taha Yassin Ramadan, dans leur cellule de condamné à mort.

Le verdict du procès « Pétrole contre nourriture » tombera le 8 juillet prochain. Mais, on n’en aura pas encore fini avec cette affaire : le parquet a annoncé l’ouverture prochaine d’ « Oil for food 2 », quatorze entreprises et trois intermédiaires, devraient être bientôt jugés pour « corruption d’agent public étranger ». Au Palais de justice de Paris, Kafka est plus que jamais à la mode !…Ce qui est arrivé aux personnalités de la « liste Al-Mada » n’est qu’un petit « dommage collatérale » au regard de la tragédie du peuple irakien depuis 1990. Les centaines de milliers de morts victimes de l’embargo, de l’agression et de l’occupation de l’Irak demandent justice. Les responsables des massacres et des destructions sont connus. Qui les jugera ?

Gilles Munier

* Intervention à la Conférence de la Société Civile intitulée « Imputabilité et Justice pour l’Irak » (Palais des Nations unies – Genève – 14/15 mars 2013)



Articles Par : Gilles Munier

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