Al- Assabiya, ou la résistance des tribus irakiennes

A la différence des Britanniques, les Américains ont longtemps considéré les tribus irakiennes comme quantité négligeable dans la guerre qu’ils préparaient pour renverser le Président Saddam Hussein. Ils s’en mordent les doigts. La résistance ne serait pas ce qu’elle est rapidement devenue si lui avait fait défaut la participation des tribus. 

Les opposants anti-baasistes se sont bien gardé de conseiller à leurs tuteurs de prendre contact avec des cheikhs dissidents, soit parce qu’ils les percevaient comme d’éventuels concurrents, ou parce qu’ils préféraient se partager les fonds du Congrès américain. Ils savaient aussi que la grande majorité des cheikhs avaient prêté serment d’allégeance à Saddam Hussein et ce que cela signifiait. 

« Cash squads »

Ce n’est qu’en 2000 que le Département d’Etat prit contact avec des cheikhs réfugiés à Londres, sans doute sur l’insistance de Sharif Ali, cousin du dernier roi d’Irak et prétendant au trône. Il leur aurait dit : « Saddam a acheté les chefs de tribus. Pourquoi n’en faites-vous pas autant ? » 

En 2002, selon l’Observer (1), la CIA constitua une douzaine de commando spéciaux au nom évocateur de « Cash squads ». Ils se seraient infiltrés en Irak avec des sacs de dollars. L’argent a bien été distribué, mais vu la suite des événements, les résultats n’ont guère été probants.  

En 1991, Bush père avait enregistré le même échec avec l’opération « laundry », c’est-à-dire « blanchiment ». Des caisses de faux dinars irakiens – à l’époque le dinar valait trois dollars – avaient été parachutées dans le sud du pays. Ils avaient enrichi quelques gangsters et dirigeants des Brigade Badr, mais n’avaient pas empêché des tribus – sunnites ou chiites, comme on dit aujourd’hui – d’aider Saddam Hussein à reprendre le contrôle des provinces soulevées par les milices pro-iraniennes (2). 

Le prix du sang

En Irak, il y a environ 1 500 tribus, dans la mesure où on appelle communément tribu un clan ou un khams, une maison élargie (3). Les tribus sont réparties sur l’ensemble du territoire (4) et représentent les ¾ de la population. Certaines ont leur propre quartier dans les grandes villes, à l’image de ce qu’était Koufa du temps de la conquête musulmane.

Dans une tribu – dont la taille oscille entre quelques milliers et plus 100 000 membres – chacun doit allégeance au cheikh et exécuter ses ordres sans discussion. Chaque membre a un devoir de solidarité envers son prochain, y compris lorsqu’il s’agit de venger un assassinat. Heureusement, un compromis peut résoudre ce genre de conflit par le versement aux parents de la victime d’une somme dont le montant – la diya, le prix du sang – est décidé d’un commun accord. 

En Irak, les coutumes et les valeurs tribales ne sont plus ce qu’elles étaient il y a un siècle ou deux, mais elles ont repris vigueur depuis la guerre Iran-Irak. Dans les années 1960-70, le tribalisme était considéré comme rétrograde par le parti Baas, un frein au développement du pays et à l’expansion du nationalisme arabe. Les noms de tribus étaient interdits, empêchant toute identification sectaire. On était untel, fils de untel… Tout au plus pouvait-on déduire qu’une personne portant le prénom d’un des trois premiers califes ou de compagnons opposés à l’Imam Ali, n’étaient évidement pas chiite… 

La guerre Iran-Irak et surtout deux guerres du Golfe et l’embargo, ont contraint les dirigeants irakiens à faire marche arrière et à reporter à des jours meilleurs la rénovation des structures sociales. La Muruwwah, l’idéal arabe de vertus chevaleresques associant courage, loyauté et générosité (5), et la Assabiya – fraternité tribale et esprit de résistance – qui caractérisent la vie en tribu, furent modernisées en solidarité nationale et combat patriotique. Le retour en grâce de ces idéaux explique en partie l’incroyable endurance et la cohésion de la société irakienne ces 20 dernières années. A partir de 1992 et en caricaturant un peu, le parti Baas était devenu pour certains « la tribu de toutes les tribus » et Saddam Hussein le « Cheikh des Cheikhs ».  

Les tribus, fer de lance de la Révolution de 1920

 

La participation des tribus à la résistance nationale remonte au moins à la conquête de la Mésopotamie par les Anglais. Les conseils d’agents secrets aussi talentueux que Thomas Lawrence, St John Philby, ou Gertrude Bell, n’ont pas empêché l’humiliation infligée à la couronne britannique en 1916 à Kut Al-Amara lorsque les troupes ottomanes, soutenues par les tribus locales, obligèrent le corps expéditionnaire du Général Charles Townshend à se rendre sans condition (6). Plus tard, bien que maîtres de Bagdad, les Anglais en étaient réduits à bombarder par avion les campements bédouins pour percevoir les taxes qu’ils avaient instituées (7). 

Les Occidentaux n’ont tiré aucune leçon du soulèvement des tribus lors de la Révolution irakienne de 1920. Ils continuent de le réduire à une révolte confessionnelle purement chiite, version donnée à l’époque par l’Intelligence Service pour sauver la face de leurs collaborateurs locaux, une interprétation semblable à celle donnée à la résistance aujourd’hui. 

Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut prendre en compte les événements qui l’ont annoncée – qui n’avaient rien de religieux – et lui ont permis de s’étendre à l’ensemble du pays. Six mois plus tôt, Ramadhan Shlash avait pris Deir Ez-Zor et Abou Kamal, à la frontière irako-syrienne, avec l’appui des tribus Dulaym, Shammar et Jubour. Le roi Fayçal, alors à Damas, l’avait démis de ses fonctions. Mawloud Mukhlis, un officier tikriti qui lui avait succédé, s’était également révolté, à la colère des Anglais qui s’inquiètaient de la tournure prise par les événements. Ils avaient raison : un autre officier, Jamil Al-Madjfa’i marcha sur Mossoul et prit Tell Afar avec l’aide d’Ajil Al-Yawar, Cheikh des cheikhs des Shammar. Les Britanniques écrasèrent ses troupes de justesse. Pour la majorité des Irakiens, la preuve était faite que l’armée d’occupation n’était pas invincible.  

Aujourd’hui, les Chiites pro-iraniens se réfèrent au rôle joué par les ayatollahs en 1920 pour légitimer l’accaparement du pouvoir à Bagdad. Ils oublient de dire que le Grand Ayatollah Yazdi était pro-britannique et qu’il a fallu attendre sa mort pour que son successeur Muhammad Taqi Shirazi lance sa fatwa appelant au Djihad. Le soulèvement des tribus, auquel les Munafiq et les Tamim prirent une part importante, n’a été déclenché qu’après l’expulsion de son fils en Iran.  

Après avoir placé Fayçal 1er sur le trône d’Irak, les Britanniques entreprirent de sédentariser les tribus pour mieux le contrôler. Ils attribuèrent d’immenses territoires à quelques chefs de tribus pour les amadouer. Ils transformèrent du même coup les membres des tribus concernées en serf (8). Plus tard, sous le Général Kassem (1958-1963) et après la Révolution baasiste de 1968, les lois de réforme agraire, la confiscation de terres et la création d’un syndicat paysans, réduirent l’autorité des cheikhs. Elles eurent pour conséquence perverse l’émigration massive vers les villes d’ouvriers agricoles et de leurs familles, trop contents de se libérer de la tutelle de leurs chefs. A Bagdad, le quartier d’Al-Thawra (La Révolution) baptisé ensuite Saddam City – et appelé aujourd’hui Sadr City – est peuplé de plus d’un million d’entre eux, venus pour la plupart du sud chiite.

  

Tribalisme, patriotisme et résistance

Le soin méticuleux pris par Saddam Hussein pour organiser les réseaux autour desquels se développe depuis 2003 la résistance anti-américaine – ou même anti-iranienne – passait par la mobilisation des chefs de tribus. On ne compte pas les réunions – au palais présidentiel ou lors de fêtes tribales – où le Président irakien expliquait le rôle qui serait le leur en cas d’invasion.  

Une des images qui symbolise, et symbolisera encore longtemps, l’esprit de résistance des Irakiens est celle du Président irakien saluant un défilé de volontaires de l’Armée Al-Qods – pépinière de futurs résistants – par des coups de fusil. Elle faisait s’esclaffer les Américains et les médias, mais pas les Irakiens qui savaient ce que cela signifiait, et que l’arme utilisée était… un fusil britannique Enfield pris à l’ennemi en 1920.  

A Bagdad, les Américains se sont vite aperçus que les cheikhs dont ils avaient acheté la collaboration étaient des escrocs ou pire qu’ils les trahissaient. Ils nommèrent alors le colonel Alan King, qui avait fait ses preuves lors de l’« Opération Juste Cause » au Panana, au service d’action psychologique chargé des affaires tribales. On lui donna un guide des tribus publié par le Colonial Office anglais et la mission de convaincre les quelques 3500 cheikhs et chefs religieux répertoriés par les services secrets irakiens, de soutenir les Etats-Unis! A part la défection de quelques cheikhs plus ou moins représentatifs, notamment dans la région d’Al-Anbar (9), le « nouveau Lawrence d’Arabie » – comme l’ont appelé les médias américains – n’a pas enregistré beaucoup de succès. L’appel à la résistance des tribus, lancé par Saddam Hussein en 2003, a bien été entendu. 

25 avril 2007

Notes :

(1) US cash squads « buy » iraqi tribes, par Jason Burke (Observer – 15-12-02).

(2) Washington Times, cité par Bagdad Observer (28/3/92) – Opération « laundry » : La CIA et la bataille du dinar irakien, par Gilles Munier, La 5ème Colonne à la Une, novembre 1992.

(3) En fait, il y a en Irak environ 150 grandes tribus et 2000 clans et tribus plus petites. Elles ce représentent les ¾ des Irakiens. Une tribu – ashira – comprend plusieurs clans ou fakhdh. Ses membres se réclament d’un ancêtre commun. Un clan se détache naturellement de la tribu pour en former une nouvelle lorsqu’il devient trop grand. Les clans sont divisés en maison – bayt – correspondant à une famille, ou encore en maison élargie pouvant atteindre un millier de membres. Des tribus sont réunies en confédérations, ou qabila. Les plus importantes, comprenant parfois aussi bien des tribus sunnites, chiites ou kurdes. Les Abu Nassir – la tribu de Saddam Hussein – comprend une branche chiite dirigée par Hussein Sayyid Ali.

Les principales qabila sont : les Chammar, les Munafiq, les Zubayd, les Dulaym, les Jubour, les Ubayd, les Khaza’il, les Rubai’a, les Bani Lam, les Zafir, les Al Bu Muhammad, les Anaza, les Ka’ab, les et les Bani Tamim. Des confédérations portent le nom des villes autour desquelles elles vivent : Tikrit, Fallujah, Dour, Rawa… etc…

(4) Major tribes and clans in Irak (carte) – http://healingiraq.blogspot.com  

(5) La Muruwwah a inspirée la création de la chevalerie occidentale pendant les Croisades.

(6) La majorité des 10 000 soldats – Anglais et Indiens – faits prisonniers, ne revint jamais.

(7) The « Daily Mail » inquiry at Baghdad, par Sir Perceval Philipps – Carmelite House, London (sans date, mais probablement octobre 1922, selon une lette de Gertrude Bell).

(8) Ce qui est encore le cas au Kurdistan irakien, notamment sur les terres de Barzani ou du « socialiste » Talabani.

(9) Comme le Cheikh Abdel Sattar Al-Rishawi qui aurait convaincu une vingtaine de petites tribus et clans de la région d’Al-Anbar de combattre la résistance. Il menace de poursuivre Al_Qaïda « jusqu’en Afghanistan », si les Américains lui en donnent les moyens. Il a pour allié objectif sur le terrain « Al-Qaïda en Mésopotamie» – ex groupe d’Abu Musab Al-Zarqaoui – qui assassine des chefs de tribus et dernièrement un dirigeant des Brigades de la Révolution de 1920, une des principales organisations de la résistance irakienne.

Al-Rishawi a été traité de « voleur et de bandit » par Cheikh Hareth Al-Dhari, chef de l’Association des Oulémas musulmans. Ce dernier est le petit fils du Cheikh Al-Dhari, héros de la résistance irakienne des années 20, connu pour avoir tué le colonel Gérard Leachman, un des principaux espions britanniques de l’époque.



Articles Par : Gilles Munier

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]