Au Brésil, le grand perdant est… le néolibéralisme

Caricature de l’hebdomadaire brésilien Veja : Le peuple a répondu à la tentative de coup d’État

 

Soleil, sexe, samba, carnaval, pays du foot (du moins jusqu’à cette défaite à plate couture contre l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du Monde), sans oublier la démocratie dynamique. Le Brésil a beau être l’une des plus grandes puissances discrètes de ce monde, il demeure submergé dans une avalanche de clichés.

La démocratie dynamique a certes fait honneur à sa réputation, lorsque la présidente Dilma Rousseff, candidate du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir, a été réélue, ce dimanche 26 octobre 2014, à l’issue d’un deuxième tour serré contre le candidat de l’opposition, Aecio Neves, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB).

Un autre cliché la qualifierait de victoire des politiques centrées sur l’État contre les réformes structurelles, ou encore de victoire des dépenses sociales élevées contre une approche favorable aux entreprises, laissant ainsi entendre que le milieu des affaires est l’ennemi par excellence de l’égalité sociale.

Ouste les clichés. Laissons place à la devise nationale vénérée : Le Brésil n’est pas pour les débutants.

En effet. Le caractère complexe du Brésil a de quoi donner le tournis. À commencer sans doute par cette superposition de messages clés qu’un pays divisé a transmis à la gagnante des élections, Dilma Rousseff. Nous faisons partie d’une classe moyenne en pleine croissance. Nous sommes fiers de vivre dans un pays, où les inégalités s’aplanissent. Mais nous voulons que les services sociaux continuent de s’améliorer. Nous voulons plus d’investissements dans l’éducation. Nous voulons que l’inflation soit endiguée (elle ne l’est pas encore). Nous appuyons une lutte féroce contre la corruption (sur ce point, le Brésil de Dilma rejoint la Chine de Xi Jinping). Enfin, nous voulons continuer d’améliorer les choses, en nous fondant sur le succès économique de la dernière décennie.

Rousseff semble comprendre le message. Reste à savoir si elle pourra livrer la marchandise dans ce pays grand comme un continent, où les normes en matière d’éducation sont déplorables, où le secteur de la fabrication n’est pas vraiment concurrentiel sur les marchés mondiaux, et où la corruption a pris des proportions incontrôlables.

Des élites ignorantes et arrogantes

La croissance du produit intérieur brut (PIB) du Brésil est rachitique, à peine 0,3 %. En jeter le blâme sur la crise mondiale est une excuse facile. Ses voisins sud-américains gagnent incontestablement du terrain en 2014, avec une croissance de 3,6 % dans le cas du Pérou, et de 4,8 % dans le cas de la Colombie.

Les chiffres ne sont pourtant pas tous aussi déprimants. Plus d’emplois sont créés. Le chômage est à la baisse (seulement 5,4 %). On investit davantage dans l’infrastructure sociale. Le salaire minimum a plus que triplé de 2002 à 2014. Le PIB par habitant a plus ou moins atteint 9 000 $, tandis que le coefficient de Gini, qui mesure l’inégalité sociale, a fléchi (données de 2012).

La production industrielle a retrouvé son niveau d’avant la crise mondiale de 2008. Le Brésil a remboursé toutes ses dettes au FMI. La dette publique en proportion du PIB est à la baisse (elle n’était que de 33,8 % en 2013). Les travailleurs ont plus de pouvoir d’achat, et ce, malgré l’inflation en hausse, signe d’une meilleure répartition des revenus.

Quatorze millions de familles bénéficient de programmes sociaux, soit l’équivalent d’environ 50 millions de Brésiliens. Ces mesures keynésiennes pourraient être sans doute qualifiées de trop peu, trop tard. Mais c’est tout de même un départ, dans un pays exploité depuis des siècles par des élites extrêmement ignorantes, arrogantes et rapaces.

On pourrait aussi reprocher au premier mandat de Rousseff à la présidence d’avoir été marqué par trop de concessions aux grandes banques (extrêmement rentables au Brésil), au puissant secteur de l’agroentreprise et au grand capital. Ce qui s’est produit, pour faire court, c’est que le Parti des travailleurs, de centre-gauche, s’est rapproché du centre et a été contraint de former des alliances oligarchiques peu recommandables. Résultat : une portion significative de sa base sociale, la classe ouvrière métropolitaine, tient maintenant beaucoup à la poursuite de son tout nouveau rêve de consommateur, qui l’a poussée à lorgner la droite comme alternative politique.

À cela s’ajoutent les capacités de gestion du PT qui ne sont pas des plus brillantes. La lutte contre la pauvreté est certes un idéal noble. Mais dans un pays marqué par l’inégalité, il ne faut pas s’attendre à des résultats tangibles avant 2030. Dans l’intervalle, une sérieuse planification s’impose, notamment en ce qui a trait à la construction d’un train à grande vitesse entre les deux mégalopoles que sont Rio et Sao Paulo (en Chine, ce serait chose faite en quelques mois). Il faut sérieusement s’occuper aussi des oligopoles brésiliens formés par les banques, les entreprises médiatiques, les conglomérats dans le secteur de la construction et de l’immobilier, et le lobby de l’industrie de l’automobile.

 

 

Lors du débat final entre les deux candidat : Dilma frappe la balle avec Aécio
Lors du débat final entre les deux candidats : Dilma frappe le ballon avec Aécio (les « bate-bolas » sont des jeunes des bidonvilles de Rio qui participent au Carnaval dans des tenues délirantes mais bolas signifie aussi « boules », donc Dilma donne un coup de pied dans les parties d’Aécio)
-Aécio : « Vous avez fait main basse sur l’État ! Il faut en finir avec la réélection ! »
-Dilma : « Intéressant ! Vous avez acheté des votes au Congrès pour faire approuver la réélection de Fernando Henrique Cardoso et maintenant vous êtes contre ! »

 

Et le perdant est… le néolibéralisme

Contrairement aux USA et à l’Europe, le néolibéralisme est constamment rejeté dans les boîtes de scrutin au Brésil depuis 2002, lorsque Lula a été élu président pour la première fois. L’opposition sociale démocrate n’a rien de social et n’a pas grand-chose de démocrate à proposer. Le projet chouchou du PSDB, c’est le turbo-néolibéralisme pur et simple.

L’équipe Neves avait tout pour elle. Elle misait sur les 60 millions de contribuables brésiliens en colère pour la plupart, dont 80 % vivent et travaillent le long de la côte au sud-est du pays, qui est plus prospère. La vie n’est pas facile pour un professionnel salarié brésilien ou le propriétaire d’une petite ou moyenne entreprise. Le fardeau fiscal est le même que dans le monde industrialisé, mais avec pratiquement rien en retour.

Ces contribuables courroucés veulent désespérément des routes pavées décentes, des villes plus sûres, des meilleurs hôpitaux publics et un réseau d’écoles publiques où envoyer leurs enfants, en plus d’en avoir assez des lourdeurs administratives et de la bureaucratie, qui contribuent à l’infâme et universellement connu coût brésilien (ne rien avoir pour son argent). Ces gens ne votent pas pour le Parti des travailleurs, bien que certains l’ont fait. Ce qu’ils souhaitent se situe à des années-lumière des tribulations quotidiennes de l’imposante nouvelle classe moyenne inférieure issue des programmes sociaux mis en place au départ par Lula.

Mais avec un candidat médiocre comme Neves (il a même perdu dans l’État où il vit, dont il a été le gouverneur), le néolibéralisme n’a pas besoin d’ennemis.

Sans surprise, Neves s’est qualifié de dragon terrassant le statisme dont se moque Wall Street, en coupant dans les dépenses publiques et en libéralisant le commerce, autrement dit, en privilégiant les intérêts des USA. Neves n’est jamais arrivé non plus à s’attirer le vote des femmes noires, qui en ont plein les bras dans les favelas.

Si Neves l’avait emporté, le nouveau ministre des Finances aurait été Arminio Fraga, un gestionnaire adroit qui, entre autres choses, a déjà été responsable de fonds de placements financiers à haut risque dans les marchés émergents pour George Soros, et gouverneur de la Banque centrale du Brésil. Une partie de ses combines sont décrites en détail dans More Money than God: Hedge Funds and the Making of a New Elite, par Sebastian Mallaby. Fraga aurait été la cheville ouvrière d’un gouvernement inspiré par Soros.

Fraga est le prédateur de Wall Street par excellence. Avec lui comme ministre des Finances, c’est la banque J.P. Morgan qui prenait le contrôle de la politique macroéconomique du Brésil. Le chemin était déjà tracé par l’éminence grise du PSDB, l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, qui a rencontré de grands investisseurs mondiaux à New York le mois dernier, par l’entremise de J.P. Morgan.

Fraga tenait à mettre fin au pari sur la demande hyper-keynésien des administrations Lula et Rousseff, pour le remplacer par l’offre d’un nouveau traitement-choc capitaliste. Sans surprise, sa proposition a trouvé écho dans l’énorme caisse de résonnance que constituent les médias conservateurs brésiliens, assourdissant tout le reste.

Comme la perception est la réalité, la contamination s’est répandue et a eu pour conséquence d’orienter les dépenses publiques à la baisse, de semer la confusion parmi les investisseurs privés et d’amener les agences de notation occidentales à confirmer le supposé manque de crédibilité de l’économie brésilienne.

Les USA contre le BRICS

Lentement mais sûrement, le Brésil quitte la semi-périphérie pour se rapprocher du centre de l’action en matière de relations internationales, d’une part par sa pertinence dans l’échiquier géopolitique régional, mais surtout en raison de son rôle de premier plan dans le BRICS. C’est une réalité malgré l’indifférence totale de Washington vis-à-vis le Brésil, qui s’étend en fait à l’ensemble de l’Amérique latine. Soit dit en passant, dans le royaume du baratin ou règnent les groupes de réflexion américains, le BRICS est détesté.

Sur le plan politique, une victoire des néolibéraux Cardoso et Neves (qui ne sont plus que l’ombre des sociaux-démocrates qu’ils ont déjà été) aurait mis la politique étrangère brésilienne sans dessus dessous, non seulement à contre-courant des vents historiques, mais aussi en opposition avec les intérêts nationaux du Brésil.

Comme le soutenait Rousseff à l’ONU le mois dernier, le Brésil mène une lutte contre une crise mondiale marquée par une inégalité croissante sans créer de chômage et sans sacrifier les emplois et les salaires des travailleurs. Puis comme le souligne l’économiste de renom Theotonio dos Santos [1], la décadence occidentale exerce encore une influence substantielle dans le Grand Sud avec son vaste réseau de collaborateurs. Il va même plus loin en disant que la lutte principale, selon lui, vise le contrôle du pétrole brésilien.

Dos Santos fait référence à la plus grande société du Brésil, Petrobras, actuellement embourbée dans un scandale de corruption (une enquête approfondie s’impose) qui jette un voile sur le Saint Graal : les revenus potentiels tirés des gisements présalifères, l’équivalent de milliards de barils de pétrole recouverts d’une couche de sel faisant plusieurs kilomètres d’épaisseur sous le fond marin de l’Atlantique Sud. Petrobras compte investir 221 milliards de dollars d’ici 2018 pour déverrouiller ce coffre au trésor et s’attend à faire un profit même si le pétrole se transige autour de 45 $ à 50 $ le baril.

Bref, sur le plan politique, la courte victoire de Rousseff est cruciale pour l’intégration progressive de l’Amérique du Sud. Elle va revigorer le Mercosur, le marché commun du Sud, ainsi que l’Unasur, l’Union des nations sud-américaines. Ce dont il est question, c’est bien plus que du libre échange. C’est une intégration régionale plus étroite qui se fait parallèlement à celle en cours en Eurasie.

Dès 2015, le Brésil pourrait de nouveau connaître une croissance économique, propulsée en grande partie par les retombées des gisements présalifères, et accentuée par la construction effrénée de routes, ports et aéroports. Un effet d’entraînement est à prévoir du côté des voisins du Brésil.

 

Photo souvenir : le 21 mars 2011, Barak Obama embrasse Dilma Rousseff après un discours au Palais présidentiel brésilien, Dilma a un air pincé, c'est le moins qu'on puisse dire
Photo souvenir : le 21 mars 2011, Barak Obama embrasse Dilma Rousseff après un discours au Palais présidentiel brésilien, Dilma a un air pincé, c’est le moins qu’on puisse dire

 

Du côté de l’Empire du Chaos, tant à Washington qu’à Wall Street, c’est la grogne, surtout après avoir misé sur le mauvais cheval [2], Marina Silva, une sorte de personnification féminine du changement auquel nous pouvons croire, à la Obama, sortie tout droit de la forêt amazonienne. La réalité, c’est qu’à l’instar du modèle brésilien de répartition des revenus, qui va à l’encontre des intérêts des grandes sociétés, la politique étrangère brésilienne est maintenant diamétralement opposée à celle de Washington.

Sur une note plus légère, certaines choses vont rester pareilles. C’est le cas du journal de Dilma, ces écrits apocryphes et satiriques d’un auteur fantôme portant sur l’horaire chargé de la présidente, que publie le principal mensuel brésilien Piaui (en quelque sorte l’équivalent local du magazine The New Yorker). En voici un extrait représentatif : « J’ai visionné une copie pirate de Homeland. Super ! Nous avons veillé tard, moi et Patriota [l’ancien ministre des Affaires étrangères]. Il a trouvé l’ensemble de l’œuvre extrêmement crédible ! »

Avec la démocratie dynamique, il n’y a pas de quoi s’ennuyer !

Pepe Escobar

 

Traduit par Daniel pour Vineyardsaker.fr

Notes

[1] Para frente ou para tràs, Carta Maior, 16-10-2014

[2] This is What a Leader Looks Like, Foreign Policy, 19-09-2014

Source : And the loser in Brazil is – neoliberalism, Asia Times Online, 28-10-2014

 Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), de Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007) et de Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009).



Articles Par : Pepe Escobar

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