Bombardements américains en Syrie et droit international

Depuis au moins l’intervention en Afghanistan en 2001, il existe un débat parmi les différents intervenants du champ du droit international concernant l’usage de la force entre les États. Rappelons que la Charte des Nations unies prévoit que ses membres doivent s’abstenir, « dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, […] contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État […] ». Cet article, qui est probablement la pierre angulaire du droit international de la période contemporaine, ne souffre que de deux exceptions : celle d’un recours à la force autorisée par le Conseil de sécurité ; celle d’un État exerçant son « droit naturel de légitime défense » lorsqu’il est victime « d’une agression armée ».

Le débat mentionné concerne l’interprétation à donner aux termes utilisés dans la Charte sur ce sujet. D’un côté, certains des États les plus lourdement militarisés (les États-Unis, Israël et quelques autres) et les internationalistes qui leur sont favorables cherchent à élargir les possibilités d’une intervention militaire conforme au droit international. Ceux-ci plaident notamment pour une extension du droit à la légitime défense préventive (pouvant justifier l’agression contre l’Irak en 2003) ou contre des groupes se trouvant sur le territoire d’un État, mais sans avoir de lien organique avec celui-ci (pour légitimer la guerre contre l’Afghanistan en 2001). Ironiquement, se sont joints à eux des « humanitaristes » qui proposent, notamment par la doctrine de la « responsabilité de protéger », de permettre l’usage de la force lorsque sont commis certains crimes graves, argument qui n’a été formellement utilisé que lors de l’intervention en Libye en 2011.

Face à ce groupe se dressent des États (ayant souvent été victimes d’agressions impérialistes ou néocoloniales) et des juristes défendant une version « restrictive » du droit au recours à la force et qui estiment, par exemple, que le droit à la légitime défense ne peut s’exercer que lorsque l’agression a déjà commencé (contre la légitime défense préventive) et est le fait d’un État. Ils sont aussi sceptiques quant à la responsabilité de protéger.

Légalité des bombardements

Au regard du droit international, les bombardements effectués la semaine dernière ne peuvent se justifier d’aucune des deux façons susmentionnées. En effet, aucune résolution n’a été adoptée par le Conseil et les bombardements ne s’inscrivent pas dans les paramètres qui leur permettraient d’être justifiés par le droit à la légitime défense. En bref, ces bombardements sont incontestablement contraires au droit international, chose que très peu ont jusqu’à maintenant fait remarquer.

Pour plusieurs (et il semble que ce soit la position du gouvernement du Canada et de plusieurs États occidentaux), les allégations d’attaques au gaz sarin contre la population civile justifiaient les frappes, quoi qu’en dise le droit international. Or une telle position peut, à notre avis, avoir des effets malheureux à long terme sur le droit international.

Rappelons d’abord qu’un aspect important du droit international est ce que l’on appelle le droit coutumier, qui non seulement constitue le fondement de plusieurs de ses règles, mais qui permet aussi d’interpréter certaines de ses dispositions (par exemple, ce que l’on entend précisément par « droit à la légitime défense »). Ce droit coutumier se repère et évolue par la jonction de deux éléments, à savoir la pratique des États et leur opinio juris, c’est-à-dire la conscience d’adopter une pratique parce qu’on a l’obligation juridique de le faire. Les réactions qu’ont les États devant des situations telles que les bombardements de la semaine dernière sont grandement significatives de leur opinio juris et peuvent avoir un impact significatif dans l’évolution du droit international.

En affirmant qu’ils appuyaient les bombardements, le Canada et plusieurs États européens ont, d’une certaine façon, donné leur avis sur l’état du droit international et ont possiblement, du fait même, créé un précédent qui risque d’avoir un impact réel sur l’état de celui-ci. Leur position, inspirée de l’approche extensive elle-même défendue par les États faucons, va dans le sens d’une plus grande permissibilité des interventions armées dans le cas de certaines violations du droit humanitaire.

Le monde s’en trouvera-t-il plus sécuritaire ? Rien n’est moins sûr. On a vu à plusieurs reprises (notamment en Irak et en Libye) au cours des dernières années que des interventions ayant des motifs strictement politiques ou économiques ont régulièrement été légitimées par des justifications humanitaires. Dès lors que les interventions militaires fondées sur de telles justifications seront considérées comme étant conformes au droit international, il sera possible d’inventer des faits (l’Irak en 2003), de mentir sur ceux-ci (il sera impossible de savoir si tel n’est pas le cas des bombardements tant que toute la lumière ne sera pas faite sur l’origine du gaz sarin ayant tué les civils la semaine dernière), voire d’encourager des rébellions de manière à provoquer la répression lorsque l’on voudra se débarrasser d’un gouvernement que l’on désapprouve.

Pour conclure, si l’on analyse la question strictement à partir du 6 avril 2017 en Syrie, il est possible de dire que, bien qu’illégaux, les bombardements étaient légitimes. Toutefois, si l’on prend un peu de recul et que l’on cherche à comprendre les impacts de ceux-ci sur le monde dans sa globalité, et ce, pour les cinquante ou cent prochaines années, il est plus probable qu’on en arrive avec un constat différent.

Rémi Bachand

 

Rémi Bachand : Professeur de droit international, membre du Centre d’études sur le droit international et la mondialisation



Articles Par : Rémi Bachand

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]