Brésil: «La Coupe du Monde a aggravé le sentiment d’exclusion»

Quatre mois après le début des manifestations au Brésil, la fronde sociale perdure. Les Brésiliens ne s’opposent plus uniquement à la hausse du prix des transports, mais remettent aujourd’hui en cause le système éducatif, de santé, et dénoncent la corruption politique ainsi que les millions dépensés pour l’organisation de la Coupe du monde de football 2014 et des JO 2016. Entre 10 000 et 50 000 enseignants et sympathisants ont encore défilé dans les rues de Rio, lundi 7 octobre. Dans ce climat de contestation sociale, une question s’impose: le Brésil sera-t-il prêt à accueillir ces deux grands événements sportifs? Pour Silvia Capanema, Historienne du Brésil contemporain, Maître de conférence en civilisation brésilienne à l’Université de Paris 13, la réponse est positive, bien qu’il faille s’attendre à de nouvelles manifestations. Car selon elle, la Coupe du Monde « a aggravé le sentiment d’exclusion et a réveillé le traumatisme de la corruption». Interview.

 

Manifestation au Brésil en juin 2013 – Photo DR Semilla Luz/ Flickr

 

JOL Press: Retour sur les nouvelles manifestations au Brésil.  Que réclament les enseignants des écoles publiques qui sont descendus, lundi 7 octobre, dans la rue ?

Silvia Capanema: Les enseignants réclament une augmentation des salaires et une revalorisation des plans de carrière. Mais, contrairement au projet proposé par la mairie de Rio, ils veulent que les nouvelles mesures soient appliquées à tous et critiquent certains aspects de la proposition du maire Eduardo Paes. Ils demandent ainsi une revalorisation des salaires pour les enseignants qui ont fait une formation complémentaire; l’augmentation des salaires pour tous. Enfin, ils critiquent la polyvalence des enseignants prévue dans le projet qui obligerait un professeur d’histoire à donner des cours de langue par exemple.

JOL Press : Quelles sont les conditions de travail des enseignants brésiliens aujourd’hui ? 

Silvia Capanema: Les conditions de travail des enseignants dans les écoles publiques au Brésil sont très mauvaises, et ce depuis longtemps. Les salaires sont très bas: ils doivent souvent exercer plusieurs emplois à la fois pour arriver à joindre les deux bouts, étant donné que leur salaire oscille autour de 500 euros. Les enseignants sont également dévalorisés par les élèves, les familles et plus généralement par la société.

JOL Press: Quels sont les autres problèmes qui fragilisent le système éducatif brésilien ?

Silvia Capanema: Au delà de cette dévalorisation des enseignants, il y a un manque de projet collectif, un vrai projet de société. Les familles aisées ont depuis longtemps déserté le système public pour envoyer leurs enfants étudier dans le privé. Les écoles publiques sont donc réservées aux plus « pauvres». L’école publique est méprisée par une bonne partie de la population. Les élèves ne respectent pas les enseignants ni l’institution scolaire en général. Il y a manque criant de moyens pour renover les salles, approvisionner les bibliothèques… Les familles en difficultés, ne peuvent pas les aider. Au Brésil, l’école n’est pas perçue comme un moyen de transformation sociale et d’amélioration du niveau de vie: la culture n’est pas valorisée. On ne croit plus à l’école publique dans ce pays, les écoles qui s’en sortent sont aujourd’hui devenues des exceptions.

JOL Press:  Qui sont les anarchistes appartenant au groupe « Black bloc » qui ont semé le trouble à la fin de la manifestation lundi 7 octobre ?

Silvia Capanema: Les anarchistes de Black bloc, sont les manifestants masqués et habillés en noir qui renforcent les cortèges des manifestations. Ils sont jeunes, mais cette pratique existe depuis une trentaine d’années en Europe et aux Etats-Unis notamment. Ils ont gagné en visibilité après les manifestations de juin.

Originairement de gauche, ils sont de tendance anarchiste et attaquent les symboles du capitalisme. En détruisant le patrimoine public, ils veulent ainsi manifester leur ras le bol contre tout un système: d’élites, mais aussi un sytème capitaliste, de la mondialisation libérale, des hommes politiques corrompus, des partis politiques inefficaces, etc… Ils ont été très présents lors des mouvements contre le gouverneur de l’État de Rio, Sergio Cabral, et le sont désormais pour soutenir les enseignants.

 JOL Press: La contestation ne concerne plus uniquement la hausse du prix des transports aujourd’hui?

Silvia Capanema: En effet, les enseignants font partie de ceux qui manifeste le plus dans la société brésilienne, mais cela ne date pas d’hier. Maintenant, leur mobilisation a plus d’ampleur car elle a été renforcée par ce climat de contestation sociale, cette nouvelle culture de la manifestation qui a émergé au Brésil depuis peu. L’insatisfaction due au manque de services publiques de qualité est croissante. Ce mouvement social a lieu dans un pays démocratique certes, mais avec une police violente et des médias qui sont monopolisés par quelques familles. Les nouvelles communications – et les Brésiliens sont un peuple très connecté – ont contribué à une nouvelle organisation de la société. Les gens n’ont plus peur, car ils n’ont plus beaucoup à perdre. Grâce aux nouvelles technologies, ils sont également plus informés, et donc, plus conscients des problèmes que traverse le pays.

JOL Press : Les manifestants pacifiques ont dû faire face à une violente répression des forces de l’ordre. Cette violence policière, dénoncée dans une pétition en ligne, est-il l’un des fléaux du Brésil ? 

Silvia Capanema: Oui, c’est un héritage de la dictature, d’une part, et de l’élitisme, d’autre part. Pendant très longtemps, il n’y avait plus de culture de manifestation au Brésil en raison de la répression de la dictature civile et militaire de 1964 à 1985. D’autre part,  la police brésilienne est violente car elle protège les « plus fort ». Elle est habituée à se rendre dans les favelas pour tuer ou violenter les trafiquants, les jeunes noirs, ou les personnes pauvres… Ceci est souvent ignoré des médias officiels.

 JOL Press : Dans ce climat de violence, le Brésil est-il prêt pour accueillir la coupe du monde en 2014 ?

Silvia Capanema: Oui. Le Brésil est prêt comme tous les autres pays le sont. Les stades sont là, les hôtels aussi…Il faut cependant s’attendre à d’autres mobilisations un peu partout dans le pays: la Coupe du Monde a aggravé le sentiment d’exclusion et a réveillé le traumatisme de la corruption. De plus, au Brésil, les infrastructures sont en mauvais état, comme le transport public, à l’origine de la contestation sociale. Mais les touristes étrangers qui s’y rendront en juin 2014 seront étonnés par l’importance que tient le football au Brésil: c’est une tradition. Tout le pays s’arrête pour regarder laseleção, et ce sera également le cas pour la Coupe du Monde, malgré les insatisfactions et les manifestations.

 JOL Press : Que pensez-vous du traitement médiatique au Brésil du mouvement protestataire ?

Silvia Capanema: Le traitement médiatique actuel est très représentatif de l’état des médias au Brésil aujourd’hui. Les principaux groupes appartiennent à quelques grandes familles. Cependant quelques chaînes de télé, quelques journaux indépendants et surtout l’Internet commencent à changer la donne. Les médias traditionnels sont plutôt conservateurs et se sont positionnés contre les manifestants, au début des manifestations de juin. Les médias alternatifs et les réseaux sociaux ont dénoncé cette position et la violence de la police.

Les médias traditionnels, discrédités, ont donc commencé à soutenir les manifestants. Mais ils étaient déjà trop décrédités pour être pris au sérieux. Face à cela, des groupes de communication alternatifs, comme Midia Ninja ont gagné du terrain: il s’agit de journalistes indépendants qui s’infiltrent dans les manifestations et publient ensuite des textes et vidéos sur Internet, sans but lucratifs.

JOL Press : Quelles sont selon vous les solutions que devraient apporter le gouvernement pour améliorer la situation des enseignants et plus généralement répondre aux attentes de la population ?

Silvia Capanema: Faire un vrai projet durable, avec de gros investissements, dans les services publiques. Il fallait commencer par une réforme politique – pour renforcer la démocratie et combattre la corruption – puis une réforme tributaire en supprimant les niches fiscales et faire en sorte que les plus riches contribuent d’avantage.

Ensuite, il faut également se pencher sur véritable projet d’éducation nationale et de santé publique en refondant ces institutions et réduire le pouvoir du système privé. Il faudrait également améliorer les programmes de distribution de revenus, comme les allocations familiales, et augmenter l’accès au logement et à la terre pour plus de familles. Enfin, les infrastructures doivent être pensées de façon durable. De manière locale: en gérant le système de bus, augmentant les transports avec l’implantation de réseaux de métro ou tram, et au niveau national en proposant des liaisons entre les villes. En somme, nous avons besoin d’un vrai projet d’État basé sur un pacte social qui n’a jamais été réalisé jusque-là.



Articles Par : Silvia Capanema

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