Ce n’est pas en falsifiant l’histoire qu’on trouvera la paix
Réponse à David Berger, ancien ambassadeur du Canada en Israël
Dans ces pages (7 novembre), David Berger a voulu commémorer le rôle de M. Itzhak Rabin dans la recherche de la paix au Proche-Orient. L’objectif de la paix est primordial, et l’analyse des échecs précédents est importante pour la réussite future. Le problème avec l’analyse de M. Berger est qu’elle falsifie l’histoire sur plusieurs points majeurs.
Tout d’abord, dans un texte de plus de 1000 mots qui parle du conflit entre Israël et les Palestiniens et des Accords d’Oslo de 1993, le mot « occupation » n’apparaît aucune fois. Pas une. Pour un conflit dans lequel l’enjeu principal est le contrôle de la terre, et où l’ensemble de la communauté internationale (Canada compris) reconnaît explicitement qu’il s’agit d’une occupation militaire qui est régie par la IVe convention de Genève de 1949, c’est très éloquent.
La métaphore utilisée par M. Berger est la suivante : « On commence à se séparer politiquement en habitant différents étages de la même maison. » Or ce qu’il ne dit pas, c’est non seulement que les Palestiniens ont été chassés des étages où ils habitaient, mais que, depuis les Accords d’Oslo, Israël n’a pas cessé d’étendre ses colonies, c’est-à-dire d’empiéter constamment, et toujours plus, sur les étages restant aux Palestiniens (22 % seulement du territoire de la Palestine).
La politique de tous les gouvernements israéliens depuis Oslo, y compris celle des travaillistes, a été d’étendre les colonies et d’augmenter le nombre de colons installés dans les territoires occupés. M. Berger ne peut pas prétendre qu’il ne le sait pas. Il doit certainement savoir que ces colonies sont illégales en vertu du droit international, et que le Canada (même sous le gouvernement Harper !) les considère comme illégales formellement — même s’il appuie leur construction dans les faits. Ignorer le rôle de l’occupation des territoires palestiniens dans le blocage du processus de paix ne permet pas de comprendre les raisons profondes du blocage.
Annexer le territoire, mais pas le peuple
La deuxième falsification concerne le compromis dont il est question. La deuxième partie des Accords d’Oslo (1995) divise le territoire de la Cisjordanie occupée en trois zones : A (pouvoirs civils et sécurité intérieure sous le contrôle de l’Autorité palestinienne), B (sécurité sous un contrôle mixte) et C (aucun contrôle palestinien : Israël contrôle tout). Or la zone C constitue 60 % du territoire de la Cisjordanie ! Les Palestiniens sont concentrés dans la Zone A. Donc, quand M. Berger parle du retrait de l’armée israélienne de toutes les grandes et petites villes, il ne dit pas qu’Israël garde tout de même le contrôle de la majorité du territoire occupé de la Cisjordanie !
En cela, il exprime la vision politique de Menachem Begin, ancien leader du parti Likoud (extrême droite), qui avait formulé ses objectifs dès la conquête de la Cisjordanie en 1967 : annexons le territoire sans annexer le peuple. Il faut regarder les cartes de la Cisjordanie et la fragmentation du territoire palestinien prévue par les Accords d’Oslo pour comprendre l’étendue de la dépossession que subissent les Palestiniens et l’ampleur de la tragédie, occultées par M. Berger.
Le « généreux compromis » que les Israéliens ont voulu faire consiste à ne pas accaparer tous les territoires palestiniens, mais à en laisser des miettes aux habitants d’origine. Les représentants officiels palestiniens (Autorité palestinienne et OLP) avaient déjà fait un énorme compromis en reconnaissant la légitimité de l’État d’Israël sur le territoire dont ils ont été chassés (78 % de la Palestine), abandonnant du coup leurs revendications sur ce territoire, et acceptant de se contenter des 22 % restants. Et là, il leur est demandé de faire un nouveau compromis et d’abandonner l’essentiel du peu qui leur restait, y compris la partie arabe de Jérusalem. Dans le contexte de ces fausses représentations, les offres faites par Éhoud Barak en 2000, qui laissaient à Israël les parties centrales de la Cisjordanie autour de Jérusalem et des grandes colonies, apparaissent du coup comme une offre super généreuse !
La cécité sélective quant à la violence
La troisième falsification concerne la violence. M. Berger évoque les attentats divers qui avaient tué un total de 30 Israéliens entre 1993 et 1995, sans mentionner les 29 Palestiniens tués par un colon israélien, Baruch Goldstein, dans une mosquée de Hébron à l’aube du 25 février 1994. Ce petit « oubli » révèle une attitude plus générale. La violence envers les Palestiniens, qui se poursuit quotidiennement depuis les Accords d’Oslo, est complètement absente du récit de l’ancien ambassadeur. La violence quotidienne exercée par les colons, les oliviers déracinés, les récoltes brûlées, les maisons détruites, les jeunes emprisonnés (y compris les enfants), l’humiliation quotidienne et persistante (nous ne parlons que de la Cisjordanie, pas de Gaza), tout cela est absent de l’analyse. Seule la violence contre les Israéliens compte comme facteur de blocage du processus de paix.
Ce texte résume à lui tout seul le parti pris et la médiocrité de la politique canadienne officielle au Proche-Orient qui, même dans sa version libérale, considère qu’Israël est menacé et doit se défendre et que les Palestiniens sont les agresseurs. Le récit israélien est repris tel quel par une partie de l’élite politique canadienne, avec quelques nuances quand le spectacle de la violence devient insoutenable, et quelques exhortations à Israël de ne pas trop dépasser les bornes.
Le nouveau gouvernement Trudeau, certes moins agressif que son prédécesseur conservateur, n’a donné durant la campagne électorale aucun signe de changement sérieux sur ce point.
Rachad Antonius
Rachad Antonius : Professeur, Université du Québec à Montréal | Actualités internationales