Ce que l’armée dissimule à l’opinion publique

Une mère palestinienne et sa fille traversent une piste boueuse sous le regard des chars d’occupation. 

Vendredi dernier, un autobus s’est embourbé quelque part entre Morag, une colonie de la bande de Gaza, et Rafah, sur une mauvaise route qui court entre champs et vergers, serres et maisons en pierres disséminées parmi les terres cultivées. En fait, il s’agit plutôt d’une piste que d’une route, empruntée par les voyageurs après que la route principale entre Khan Younis et Rafah ait été bloquée la veille par les Forces de Défense Israéliennes (FDI).

Une longue file de voitures s’est retrouvée enlisée derrière l’autobus. Progressivement, les conducteurs et les passagers sont sortis des voitures pour aider à pousser l’autobus. Deux jeunes commencèrent à discuter avec la seule femme qui était sortie de l’un des véhicules. Tous deux racontèrent qu’ils étaient de Tufah, dans les environs du camp de réfugiés de Khan Younis (où les FDI ont démoli des dizaines de maisons l’an dernier), et qu’ils appartenaient à la marine palestinienne. Puis vint la question inévitable, parle-t-elle hébreu? Et tout naturellement, avant même que son identité professionnelle soit connue, ils continuèrent à bavarder avec la femme israélienne, répondant à ses questions à propos de leur vie, et lui posant eux-mêmes d’autres questions. La conversation ne prit fin que parce que, finalement, l’autobus avait pu être dégagé de la boue.

Des centaines d’Israéliens qui, certainement, aimeraient faire l’expérience de tels bavardages, en auraient l’occasion si seulement l’armée israélienne n’interdisait pas aux Israéliens de pénétrer dans les territoires autonomes palestiniens (Zones ‘A’). Les impératifs sécuritaires, et le besoin d’épargner des vies humaines, paraissent être des arguments très convaincants. Des Palestiniens ont assassiné plusieurs Israéliens qui avaient pénétré en Zone ‘A’ pour faire des achats ou aller manger dans une ville palestinienne. D’autres Israéliens ont été kidnappés au cours d’innocentes excursions, et leur libération a nécessité interventions et pressions. Malheureusement, un autre Israélien a été assassiné hier dans le secteur de Beit Sahour.

Mais ces arguments soi-disant raisonnables appellent trois commentaires :

1. Près de 200.000 Israéliens risquent quotidiennement leur vie lorsqu’ils parcourent les routes de Cisjordanie et de Gaza pour regagner leurs maisons dans les colonies. Les FDI ne leur interdisent pas de risquer leur vie et celles de leurs enfants. Bien au contraire – de jeunes soldats sont envoyés risquer leur propre vie pour assurer la protection des colons. Pendant ce temps, 3 millions de Palestiniens sont soumis à un régime de bouclage, couvre-feu et siège, incarcérés en somme pour prévenir toute possibilité de brèche dans la défense des colons.

2. Des dizaines de milliers de jeunes Israéliens risquent leur vie chaque année en partant voyager dans des contrées exotiques et dangereuses un peu partout dans le monde. Ils escaladent des montagnes enneigées, font des randonnées dans la jungle, visitent des îles ravagées par la drogue. Aucune autorité gouvernementale n’oserait leur interdire de tenter le sort dans ce genre d’aventures.

3. L’interdiction généralisée de pénétrer en Zone ‘A’ n’empêche pas vraiment ceux qui veulent acheter un canapé bon marché ou un peu de haschisch de le faire. Mais elle restreint des centaines, si pas des milliers, d’Israéliens qui en ont assez du filtre condescendant à sens unique par lequel les FDI font parvenir à la presse israélienne leurs déclarations cent fois rabâchées. Il y a des Israéliens qui sont convaincus que leur responsabilité morale et civique les engage à surveiller ce que manigancent leur gouvernement et leur armée.

Si ces gens pouvaient pénétrer en Zone ‘A’ et à Gaza, ils viendraient élargir le cercle des Israéliens qui sont prêts à entendre autre chose que l’interprétation de la réalité donnée par les FDI. Ils verraient – et expliqueraient ensuite – le véritable équilibre des forces en présence, qui est menacé, et qui exerce les menaces.

Ils verraient les dizaines de chars (chacun pesant plus de 50 tonnes) juchés au sommet des collines surplombant les quartiers habités. Ils verraient les gens forcés de franchir des fossés pour se rendre au travail ou à la maison. Ils verraient les avant-postes blindés d’où les canons de mitrailleuses dépassent de chaque meurtrière, et ils verraient les innombrables tours d’observation qui entourent les villes et les villages palestiniens.

Ils verraient de leurs propres yeux les champs et les vergers incendiés jusqu’au sol par les FDI après leur départ. Ils se rendraient là où des dizaines d’enfants palestiniens ont été tués, et ils se rendraient compte qu’aucun enfant lançant des pierres ou même un cocktail Molotov n’aurait pu menacer les soldats depuis ces endroits.

Ils entendraient, peut-être même observeraient-ils, des soldats ouvrant le feu sur des habitants, des tirs dont les porte-parole des FDI ne font jamais mention dans leurs rapports. Ils verraient comment la Cisjordanie et Gaza se sont transformées en immenses champs de forteresses et d’avant-postes, dont le seul but est de protéger les colonies.

Ces Israéliens se rendraient là pacifiquement, et ils s’en iraient pacifiquement, et ils en ramèneraient la preuve que la crainte mythique à l’égard de tous les Palestiniens est non seulement sans fondement, mais qu’elle n’est répandue qu’à des fins de pure propagande.

Plus que tout, l’interdiction de pénétrer dans les zones sous contrôle palestinien permet aux FDI de contrôler de façon absolue la perspective de la réalité qui parvient aux Israéliens. Elle permet au gouvernement de reporter indéfiniment le point au delà duquel de plus en plus de gens rejetteront inévitablement la logique de ces politiques gouvernementales.

Malheureusement, la semaine passée, la Haute Cour de Justice a coopéré avec l’armée et l’exécutif, en rejetant une pétition déposée par trois députés du Hadash, qui demandaient à la Cour de forcer les FDI à les autoriser à se rendre à Gaza. Il n’était pas question d’un quelconque danger pour leur sécurité mais, comme l’ont écrit les juges, l’«ordre public» aurait pu être perturbé.

En d’autres termes, tel est l’écran confortable derrière lequel l’armée et le gouvernement assènent à l’opinion publique une vision déformée de la réalité.

[ Traduction de l’article « What the army hides from the public » publié le 16 janvier 2002 dans Haretz. Traduit de l’anglais par Giorgio Basile,  Email: [email protected] , 2002]

Copyright ©  Ha’aretz,  et Solidarité Palestine, 2002.  Pour usage équitable seulement. 



Articles Par : Amira Hass

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