Colombie : entre les investissements et la paix

Depuis 2016, la Colombie est en butte à ses premières plaintes au sein des tribunaux internationaux d’arbitrage privé. Ces plaintes exposent le modèle de développement mis en place par l’État colombien, ainsi que les contradictions du processus de paix.

Alors que le processus de paix en Colombie accumule retards, obstacles et frustrations, le pays est, pour la première fois de son histoire, la cible de plaintes au sein des fameux tribunaux internationaux d’arbitrage privé (ISDS, selon leurs initiales en anglais). En effet, depuis 2016, l’État colombien doit affronter cinq plaintes – et trois annonces de nouvelles plaintes. Le montant total des compensations demandées atteindrait 23 milliards de dollars (un peu plus de 18 milliards d’euros), soit plus que les budgets réunis, en 2016, pour l’éducation et pour l’inclusion sociale et réconciliation, en Colombie. La multiplication de ces cas s’inscrit tout à la fois dans le panorama de la mondialisation actuelle et dans les choix stratégiques du développement du gouvernement de Bogota. Elle permet en outre d’éclairer les contours et les contradictions de la paix en Colombie.

PANORAMA INTERNATIONAL ET NATIONAL

Le recours aux ISDS est prévu par les traités d’investissements et les accords de libre-échange (ALE), qui sont entrés en vigueur au cours du dernier quart de siècle. Du fait de la prolifération de ces accords et traités – plus de 3200 ALE dessinent, aujourd’hui, un réseau complexe et confus de par le monde –, et de la dynamique même des multinationales, il existe, fin 2016, 767 cas connus en cours d’arbitrage. Ce mécanisme soulève autant de questionnements que de résistances, tant par rapport à sa procédure – opaque, asymétrique, coûteuse, biaisée par les conflits d’intérêts, etc. – que par sa logique : la privatisation du mode de règlement des différends, la mise en concurrence de droits, en fonction d’une protection exacerbée des investissements [1].

Plus d’une vingtaine de traités bilatéraux d’investissements (TBI) et d’ALE, disposant de chapitres d’investissements, sont actuellement en vigueur en Colombie. Une quinzaine d’autres, déjà signés, le seront dans les prochaines années. Au total, plus des deux tiers ont été signé sous les gouvernements d’Alvaro Uribe (2002-2010) et de Juan Manuel Santos, au pouvoir depuis 2010 [2]. Ces gouvernements se sont caractérisés par une politique très libérale, soucieuse d’attirer les investissements directs étrangers (IED), et une stratégie commune de développement.

Si, avec la baisse des prix des matières premières, les IED – en provenance prioritairement, en 2016, des États-Unis, du Canada et de l’Espagne – ont été fortement réduits dans les secteurs minier et pétrolier, ceux-ci ne comptabilisaient pas moins de 41% des flux financiers entre 1994 et 2016 [3] . Cela tient à la fois de l’orientation de ce type d’investissements, de l’importance des richesses minières en Colombie – cinquième producteur d’or et premier de charbon de la région – et de la stratégie de développement des gouvernements successifs, dont ceux de Santos, qui ont fait du secteur minier-énergétique une des locomotives de la croissance, un moteur du développement.

Sur les cinq plaintes connues, en cours au sein des ISDS, trois concernent le secteur minier, et ont été déposées par des multinationales canadiennes (Eco Oro et Cosigo resources), états-unienne (Tobie Mining) et suisse (Glencore) [4]. Cela correspond à une tendance mondiale puisque les cas d’arbitrage concernent en priorité le secteur du pétrole, du gaz et minier, mais aussi à une dynamique régionale ; les voisins de la Colombie, le Venezuela et l’Équateur, comptabilisant respectivement 59 et 23 recours aux ISDS, en 2016.

Au-delà des particularités propres aux plaintes soulevées contre l’État colombien par les multinationales minières, des constances se dégagent. À chaque fois, ce qui est en cause, est l’interdiction de mettre en œuvre leurs projets, en raison de l’impact environnemental et de l’opposition des populations locales. En conséquence, le gouvernement est accusé d’avoir eu recours à des mesures « disproportionnées », d’avoir opéré une « expropriation indirecte » sans compensation, frustrant de la sorte les « attentes légitimes » de ces compagnies en termes d’investissements ; ce qui est contraire aux engagements inscrits dans les TBI et ALE, auxquels ce même gouvernement a souscrit.

Les sites miniers mis en cause se situent dans un environnement particulièrement sensible. Ainsi, la concession minière accordée à Eco Oro, dans le département de Santander, a été réduite car elle coïncidait partiellement à la délimitation de la région du Paramo de Santurban, comme aire protégée. De même, le projet de Cosigo resources et de Tobie mining consistant à extraire de l’or dans l’Amazonie a été annulé du fait qu’il se situe dans un territoire institué entre temps comme « réserve naturelle » : le parc naturel Yaigojé-Apaporis, emblématique par la richesse de sa biodiversité (faisant coexister 18 écosystèmes différents) et la présence en son sein de 19 communautés indigènes [5] .

C’est un cas similaire qui a fait scandale récemment et pourrait entraîner une nouvelle plainte auprès des ISDS. Le pétrolier texan Hupecol avait, en effet, obtenu un permis d’exploitation près du « fleuve aux cinq couleurs », dans la chaîne montagneuse de La Macarena, (département de Meta), avant d’être suspendu par le président Santos lui-même. Intensive et à grande échelle, l’extraction de minerais et de pétrole a des effets particulièrement nocifs – utilisation de produits hautement toxiques (cyanure, mercure…) – pour l’environnement, en général, et pour l’eau, en particulier – épuisement des ressources et contamination.

Cosigo resources et Tobie mining réclameraient, en guise de compensation, 16,5 milliards de dollars (un peu plus de 13 milliards d’euros). Cette somme faramineuse est calculée en fonction de l’argent investi à perte, mais surtout en fonction des recettes qu’aurait générées ce projet s’il avait été mené à terme selon les deux multinationales ! Sans compter qu’à tout cela, il faudra ajouter encore plusieurs dizaines de millions de dollars pour payer les frais de défense et d’arbitrage. Comme le reconnaissait l’Alliance internationale contre la mine au Salvador, à propos du cas Pacific Rim/OceanaGold contre l’État salvadorien, qui s’est conclu en 2016 : «  il n’y a pas de gagnants  » [6]. Juste des perdants, à des degrés variables.

Les conflits juridiques que soulèvent ces projets miniers en Colombie mettent au jour la désarticulation institutionnelle entre les divers ministères et niveaux d’autorités publiques (locales, régionales, nationales), en charge de ces questions, ainsi que leur manque de capacités et de cohérence, de contrôle et de suivi, et, enfin, les très fortes pressions exercées. Il est d’ailleurs symptomatique que la gestion de la principale institution colombienne concernée, l’Autorité nationale des permis environnementaux (ANLA), soit négligente et entachée d’irrégularités, qui ne peuvent qu’alimenter la défiance envers les permis environnementaux qu’elle est amenée à octroyer [7]. Or, ces permis et le droit à la consultation sont au cœur des enjeux conflictuels de toute activité extractiviste [8].

LA PAIX OU LA PACIFICATION ?

Mais le problème de fond renvoie moins à une gestion déficiente qu’à la stratégie de l’État colombien. Ainsi, que peut-il rester du droit (inscrit dans la Constitution colombienne et dans la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), que la Colombie a ratifiée) des peuples autochtones – afro-colombiens et indigènes – à la consultation préalable pour tout projet qui affecte leurs territoires ? Que reste-t-il de la logique et du pouvoir des études d’impacts environnementaux ? Ne sont-ils pas reconfigurés en fonction de la priorité donnée à un développement basé sur l’exploitation intensive de ressources naturelles destinées à l’exportation ?

Droit, permis et consultation peuvent certes fixer une partie des conditions et des réparations de ce type d’exploitation, mais jusqu’à quel point admet-on qu’ils puissent la refuser et offrir des alternatives, basées entre autres sur l’agriculture paysanne ? En ce sens, les BTI et ALE, en ayant des intérêts convergents, en misant sur les mêmes secteurs de croissance, et en donnant la priorité aux investissements étrangers, ne font que surdéterminer et renforcer la stratégie de l’État colombien. Et le refus du gouvernement, maintes fois exprimés au cours des négociations de paix avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), de discuter du modèle économique et politique du pays révèle que c’est justement ce modèle qui est au centre du conflit armé en Colombie [9].

La paix ; pour quoi, pour qui ? Pour investir et exploiter des ressources, jusque-là inaccessibles du fait de la guerre interne ? Pour les multinationales, les mégaprojets d’infrastructures et d’agrobusiness, miniers et pétroliers ? Pour l’élite financière, les grands propriétaires et éleveurs, dans un des pays les plus inégalitaires du monde, où le conflit armé a servi au déplacement forcé, à l’accaparement de terres et à la contre-réforme agraire ? En tous cas, pas pour les principales victimes de cette guerre : les paysans, en général, les indigènes et les Afro-colombiens, en particulier, qui semblent toujours apparaître aux yeux de la classe dominante comme autant d’obstacles anachroniques au développement.

Entre le 1er janvier 2016 et le 5 mars 2017, 156 leaders des droits humains ont été assassinés selon la Defensoría del Pueblo. Avec l’assassinat de 37 défenseurs de la terre et de l’environnement, en 2016, la Colombie est devenue le deuxième pays le plus dangereux au monde pour la défense de ces droits selon Global witness [10] . Les chiffres sont à la hausse, l’impunité demeure quasi totale. Et la croissance annoncée (et recherchée) des investissements, alliée à la soif de ressources naturelles, risquent de se traduire en une pression accrue sur les territoires et, par prolongement, sur les défenseurs des droits humains, les dirigeants communautaires et les organisations sociales [11]. Or, les ISDS, par la menace de compensations financières qu’ils font peser sur les États, constituent un catalyseur de cette pression [12].

Le projet de Gran Colombia Gold se situe sur des terres où travaillent quelque 5000 familles de mineurs artisanaux, opposés à la mise en œuvre de cette mine. La multinationale a finalement trouvé un compromis avec l’État. Elle justifiait sa menace de recourir aux ISDS sur base du manque d’efficacité du gouvernement à maintenir l’ordre public, incapable qu’il aurait été d’agir contre les grèves, les manifestations et les actions de sabotage de l’Armée de libération nationale (ELN), l’autre guérilla historique, elle aussi engagée dans des négociations avec l’État.

Ces plaintes sont caractéristiques d’une logique extractiviste, arc-boutée sur les investissements et les ISDS. Elles réduisent l’action publique à assurer un climat favorable et sécurisé aux investissements, en mettant en concurrence les différents droits – ceux des investisseurs et ceux des populations locales, ceux de la croissance et ceux de la santé et de l’environnement –, voire en les subordonnant à la stratégie nationale de développement qui, historiquement en Colombie, s’est imposée par la violence armée.

C’est donc toute la chaîne de ce modèle de développement, depuis les traités et accords internationaux d’investissements jusqu’aux déplacements de familles rurales, en passant par l’extractivisme, qu’il faut démonter, sous peine d’hypothéquer, à plus ou moins court terme, la chance d’une résolution pacifique du conflit armé. Et tant que ne sera pas mis, au cœur de la discussion, le modèle politico-économique colombien, pour les défenseurs des droits humains et de l’environnement, pour les syndicats et les organisations sociales, pour les mouvements afro-colombiens, indigènes, paysans, et de femmes, la paix risque fort de se réduire à la poursuite de la guerre par d’autres moyens.

Frédéric Thomas

Notes

[1Notons qu’en raison de ces critiques, ces dernières années, plusieurs pays – l’Afrique du Sud, l’Indonésie, la Bolivie, l’Équateur, le Venezuela – ont mis fin à des accords disposant d’une telle clause d’arbitrage privé. Une soixantaine d’autres cherchent à réformer cette clause. Thomas F., « La pointe émergée de l’iceberg ? Les tribunaux internationaux d’arbitrage privé », www.cetri.be.

[3Procolombia, Reporte de Inversión Extranjera Directa en Colombia 2016, http://www.procolombia.co/ ; et Rolando Lozano Garzon, « Inversión foránea, aún con voltaje por Isagén », El Tiempo, 20 décembre 2016, http://www.eltiempo.com/.

[4https://www.italaw.com/, et http://investmentpolicyhub.unctad.org/ISDS/CountryCases/45?partyRole=2. Tobie Mining et Cosigo resources ont déposé une seule plainte pour le même cas. Les compagnies mexicaine, América movil (télécommunication) et espagnole, Gas natural Fenosa, avec sa filiale Electricaribe (électricité), constituent les deux autres cas en cours (du moins, les cas connus) au sein des ISDS.

[5Réponse de la République de Colombie à la demande de Cosigo resources et Tobie mining auprès de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7588.pdf.

[6International Allies Against Mining in El Salvador, « There Are No Winners : After Seven Years and Millions of Dollars, Pac Rim Mining Loses Suit Against El Salvador », 14 octobre 2016, https://miningwatch.ca/.

[7José Roberto Acosta, « Viene un holocausto ambiental », El Espectador, 11 août 2017, https://www.elespectador.com/.

[8Par extractivisme, nous reprenons la définition étroite d’Eduardo Gudynas, à savoir un mode d’accumulation basé sur la surexploitation des ressources naturelles, non ou peu transformées, et destinées principalement à l’exportation. Eduardo Gudynas, Extractivismos. Ecologia, economia y politica de un modo de entender el desarrollo y la Naturaleza, Claes/Cedib, Cochabamba, 2015.

[9Esther Rebollo, « Santos : « El modelo económico y político no está en discusión con las FARC » », Semana, 16 novembre 2012, http://www.semana.com/.

[10Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (Cajar), Observatorio para la protección de los Defensores de Derechos Humanos FIDH-OMCT, Defender. El territorio y el ambiente en contextos de actividad de empresas extractivas, 2017, http://www.omct.org/.

[11Idem

[12On parle ainsi d’un « effet de dissuasion » (« chilling effect ») qui freine, voire hypothèque toute remise en cause d’investissements, et qui risque de se retourner contre les États par le biais des ISDS.

 



Articles Par : Frédéric Thomas

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