Colombie: Sumapaz militarisé De l’or bleu dans un écrin vert

Dans les Andes orientales, le Paramo de Sumapaz, un foyer de résistance des paysans, compte trois soldats pour un habitant. Une présence militaire d’autant plus forte que la région, riche en eau et en biodiversité, est regardée avec convoitise. Reportage.

Quand la brume s’élève lentement vers les cimes, le Paramo de Sumapaz est magique. Le long des routes sinueuses et tourmentées de ces « steppes » des Andes orientales colombiennes, rares sont les hameaux. Parfois quelques silhouettes se dessinent. Des paysans, revêtus de leur « ruana », le poncho traditionnel des terres froides et humides, attendent le passage du laitier. Les verts de la végétation se superposent puis s’entremêlent. Les lagunes se succèdent. Le « frailejon », plante capteur d’eau, domine ces terres. Ailleurs, le panorama est désertique. Une impression trompeuse car le sol regorge d’or bleu. La sensation de vertige, soutenue par l’altitude des 4 000 mètres engloutis, ensorcelle. Le paysage est lyrique, teinté de tristesse quand le crachin s’éternise.

Au détour d’un virage, un vert d’une autre nature s’impose. Soudainement, il s’assombrit. Des soldats, visages cachés par des passe-montagnes, mitraillettes en évidence, barrent la route. On ne passe pas sans décliner son identité et sa destination finale. La moindre allée et venue est filtrée. Sumapaz est un écrin d’eau et de biodiversité. Il est également militarisé à perte de vue. Au bord des chemins, les traditionnelles cabanes servant à entreposer la récolte des « papas » (pommes de terre) cohabitent avec des installations de fortune de l’armée où campent des soldats affichant des frimousses d’adolescents. Depuis plusieurs années, trois bataillons de l’armée quadrillent ces terres. « Il est difficile d’avancer un chiffre mais nous estimons qu’il y a environ huit à neuf mille militaires, nous dit Magnolia Agudelo, maire de Sumapaz. Ce qui revient à trois soldats pour un habitant ». Selon l’élue, la militarisation du territoire est étroitement liée à ses ressources naturelles et à son histoire. « Pendant de nombreuses années, cette zone rurale a été l’objet de discrimination. C’était une manière de lui faire payer sa tradition de lutte ».

Dans les années trente, deux familles dominaient ce joyau. Les paysans, privés de tout et principalement de terres, se sont révoltés contre ce féodalisme. Plus tard, en 1953, près de 10 000 paysans en armes trouvèrent refuge dans cette cordillère, avec à leur tête Juan de la Cruz Varela, qui allait plus tard devenir député communiste. C’était dix ans avant la création des Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), mouvement de guérilla toujours en activité. Foyer de révoltes et de résistance face aux gouvernements autoritaires, affameurs et violents, Sumapaz est depuis en ligne de mire. La « guerre sale » y a pris ses quartiers.

Les natifs du Paramo ne s’accoutument pas à cette présence militaire, étrangère. Mais ils évitent de s’épancher. Empreints de la solitude de leur vallon, parfois de la rudesse du climat, ils craignent surtout pour leur vie. Quand la lumière du jour s’amenuise, il n’y a plus âme qui vive. Chacun rentre chez soi en toute hâte, comme doña Martha (*) : « Je ne veux pas leur donner la possibilité… »

À quatre heures d’une mauvaise route de Bogota, dans le bourg de San Juan de Sumapaz, un petit groupe d’hommes parlementent autour d’une voiture. Des chiens rôdent. Une femme sort sur le pas de sa porte pour s’enquérir des mouvements puis regagne aussitôt sa maison. Il se dégage un sentiment de désolation. « Ça va mieux depuis que des ONG de défense des droits humains sont venues, nous assure une habitante. Maintenant, les militaires ne sont plus dans le village. » Mais ils restent postés aux alentours pour « des raisons d’ordre public ».

Le 17 mars 2005, Heriberto Delgado et les frères Wilder et Javier Cubillos, fils de dirigeants du syndicat des travailleurs agricoles de Sumapaz, Sintrapaz, ont quitté leur foyer pour surveiller le bétail paissant en amont des montagnes. Leurs familles sont restées sans nouvelle pendant dix jours, jusqu’à ce qu’un communiqué de l’armée annonce la mort, au cours de « violents combats », de trois guérilleros. Torturés et criblés de balles, ces jeunes, le plus âgé avait vingt-quatre ans, étaient connus pour être des militants communistes. Ils ont été enregistrés à la morgue dans la catégorie des « rebelles ».

« Ce terrorisme d’État a soulevé une grande indignation, souligne Edgar (*) d’une voix calme et posée, tant il symbolise l’intimidation et la persécution » dont sont victimes les paysans du Paramo. Autrefois « même si les conditions de vie étaient limitées, la communauté s’aidait, se souvient le paysan. Il n’y avait pas toute cette pression psychologique. Les gens ont peur de parler car la répression peut toucher tout le monde ». Les défenseurs des droits de l’homme sont placés sous haute surveillance. Les syndicalistes agraires et les militants communistes sont en permanence poursuivis, traqués. En 2004, trente-huit personnes ont été arrêtées, dont Climaco Rubiano. Ce dernier, présenté par l’armée comme le chef des miliciens, est surtout « connu pour être le plus grand semeur de papas », lâche Pablo (*) avec l’ironie du désespoir. Les arrestations et les détentions arbitraires s’enchaînent ; la quasi-totalité des détenus sont relâchés faute de preuve mais non sans avoir passé plusieurs mois dans les prisons colombiennes. « La plupart des militants ont été contraints de se déplacer à Usme », explique la maire Magnolia Agudelo. Cette localité, coincée entre Bogota et Sumapaz, sert de refuge. Car l’isolement du Paramo, son cachet, ouvre également la voie à toutes sortes de représailles et d’exactions.

En dépit de cet exil forcé, la chasse aux sorcières perdure. Le 1er juin, le président de Sintrapaz, Eliberto Poveda Vasquez, a été arrêté par l’armée, une heure après que nous l’avons rencontré à Usme. Officiellement, le bataillon de haute montagne n’a fait que suivre un ordre de détention émis par la « fiscalia », organe de justice représentant le ministère public (voir ci-contre), selon la déclaration d’un sergent interpellé à ce sujet lors d’une rencontre préparatoire à un forum sur les droits humains de la région de Sumapaz, à laquelle l’Humanité a assisté. Mais rien n’est moins sûr. Preuve en est : Eliberto Poveda Vasquez a été relâché cinq jours plus tard car son profil ne correspondait en rien au descriptif du prétendu « délinquant » recherché par la « fiscalia »…ou l’armée. À dire vrai, dans ce harcèlement des militants, les deux corps institutionnels ne font qu’un. « Nous savons que l’armée possède des listes de « détentions préventives » où figurent des personnalités de Sumapaz, déclare Magnolia Agudelo. Elles sont signalées comme étant des narco-trafiquants, des auxiliaires de la guérilla ». Mais, précise l’élue, indignée, « ce sont des leaders paysans, estimés et reconnus dans leur communauté (…). On leur fait payer le fait d’être né sur une terre riche où les FARC ont été puissantes ».

Si on perçoit les affinités idéologiques, la guérilla a néanmoins cédé du terrain sous les assauts de l’armée. Il faut dire que Sumapaz est hautement stratégique pour les acteurs du conflit. Situé aux portes de Bogota, le lieu offre des avantages pour mener des actions sur la capitale mais sert aussi de point passage en direction de la Cordillère centrale. Et sur un tout autre front, financier celui-là, le Paramo aiguise bien des appétits.

« Nous vivons dans un absolu contraste : nous habitons une merveille, pourrie par un conflit dont l’expression la plus flagrante revient à l’armée », estime Alfredo Dias. Responsable de la direction éducative de l’école de San Juan de Sumapaz, « le Professeur », comme on le nomme ici, est persuadé que la militarisation de la région est étroitement liée à ses ressources naturelles. « Depuis cinquante ans, l’histoire consiste à poursuivre la guérilla, dit-il, mais je suis certain qu’il s’agit de contrôler les importantes ressources de notre fragile écosystème. » Des plans « vieux de quinze ans » ont pour but, selon lui, de privatiser les ressources hydrauliques et en biodiversité.

De son côté Jaime (*) assure qu’« il va y avoir un changement de la matrice énergétique mondiale ». Pour ce chargé de mission de la municipalité, la géopolitique mondiale, aujourd’hui focalisée sur le contrôle et la propriété des hydrocarbures, devrait changer de stratégie, durant les prochaines années, en cherchant à faire main basse sur les réserves d’eau. L’Amérique du Sud concentre à elle seule 43 % d’eau active. Et « qui dit eau, dit offre énergétique et offre en biodiversité », poursuit-il. Sumapaz n’est certes pas la plus grande réserve mondiale d’or bleu mais c’est sans nul doute la plus importante des Paramos. Les terres comptent 40 à 50 espèces de bois rares et plus de 600 espèces en faune et en flore. Son climat humide pourrait en accueillir davantage encore, selon les spécialistes. « Aujourd’hui le maître est celui qui, à travers la recherche, possède la propriété intellectuelle des ressources », considère Jaime.

C’est justement l’une des questions clés du traité de libre commerce signé en févier dernier entre les États-Unis et la Colombie. Mettant à profit une directive des pays andins autorisant le brevetage de micro-organismes, Washington a fait pression pour l’étendre à tous les organismes vivants. Et dans la foulée, une progressive privatisation de l’accès à l’eau a été intégrée au texte. Sous couvert de conflit armé, il « se dessine un projet géopolitique de recolonisation de la Colombie et de l’Amérique latine », affirme encore Jaime. Carrefour commercial et énergétique de toute l’Amérique du Sud, la Colombie « est surtout la porte d’entrée stratégique du territoire de la grande Amazonie » et de ses infinies ressources naturelles, précise le chargé de mission. On comprend mieux dès lors pourquoi les bases militaires parmi les plus fournies, mais également les paramilitaires toujours en activité, bordent le pourtour amazonien.

Pendant de nombreuses années, Jaime n’a eu de cesse de faire la lumière sur les violations des droits humains. « Aujourd’hui, je ne veux plus entendre parler d’un mort, d’une culture de violence par nature sans avoir sous les yeux une carte du monde. » La repartie est cinglante, déroutante. Pourtant, face aux richesses que recèle le Paramo, elle ne laisse guère place au doute. Et que l’on se replonge au coeur des origines de l’insurrection des guérillas ou que l’on essaie de comprendre la surmilitarisation ambiante, il y a toujours un Alfredo Dias pour vous dire avec simplicité : « La vie du paysan a toujours été honorable parce qu’il a toujours fallu se battre pour la terre, l’éducation, la santé. L’objectif reste la souveraineté de notre territoire. » En dépit des « menaces imminentes », le Professeur refuse de baisser les bras et de tourner les talons. Accroché à sa terre aussi solidement que les arbres qui y poussent, il ne quittera Sumapaz que « sous la force ». C’est toute une vie en condensé : « Le Paramo m’appartient parce que je lui appartiens… » Alfredo, lui, refuse que la guerre sale vienne à bout de sa « merveille de pays ». Avec « ses » enfants, il met en scène des pièces de théâtre et compose des « joropos llaneros » et des « vallenatos », autant de mélodies qui ont valeur de « résistance ». « Les paysans de Sumapaz ont une conception qui leur est propre : bien que la vie soit dure nous tentons la joie. Car, dit-il de sa voix rauque et forte, là où finit l’espoir commence la terreur ».

(*) À la demande de nos interlocuteurs, pour des raisons évidentes de sécurité, les prénoms ont été changés.



Articles Par : Cathy Ceïbe

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