Comment l’Ukraine fait les rois dans la démocratie canadienne

Le gouvernement canadien a annoncé la semaine dernière qu’il va donner à nouveau 200 millions de dollars à Kiev, en plus des 200 millions qui ont été donnés en septembre dernier.

Un porte-parole du ministre des Affaires Étrangères Rob Nicholson admet que la destination de l’argent n’est pas vérifiée comme les accords de prêt annoncés l’exigent.

Nicholson, selon Johanna Quinney à Ottawa, ne sait pas si les premiers 200 millions de dollars ont été dépensés par le budget ukrainien sur les opérations militaires dans la guerre civile dans l’est, ou contre la Russie. En accordant l’argent pour financer la guerre, Nicholson, qui est candidat pour l’élection dans six mois dans la circonscription de Niagara Falls, près de la frontière des États-Unis, pourrait être en train de violer la loi canadienne; disent les sources d’Ottawa

Nicholson (ci-contre, à droite) a signé le crédit public de 200 millions de dollars le 27 mars 2015 lors d’une réunion avec Oleksiy Pavlenko (à gauche), ministre ukrainien de l’Agriculture et de l’Alimentation.

De gauche à droite: Pavlo Klimkin, ministre des Affaires étrangères d’Ukraine; Porochenko; Harper; Oliver.

Le crédit public pour le premier prêt de 200 millions de dollars a été signé par le premier ministre du Canada, Stephen Harper, et le ministre des Finances Joe Oliver lors de la visite du président ukrainien Petro Porochenko à Ottawa le 17 septembre 2014.

Les conditions de prêt sont à échéance de cinq ans à un taux d’intérêt très favorable de seulement 1,43%.

D’après le ministère des Affaires étrangères Nicholson et le ministre des finances Oliver, le prêt a pour but de stabiliser l’économie de l’Ukraine et de soutenir des programmes compatibles avec les priorités de développement du Canada.

En septembre dernier le premier ministre canadien annonçait que «les termes de l’emprunt contiennent également une disposition permettant au Canada de réaliser un audit de l’utilisation des fonds au cours de l’accord, ainsi que l’obligation pour l’Ukraine de fournir régulièrement des rapports à cet effet». La semaine dernière, le ministère des Affaires étrangères a déclaré que les 200 millions supplémentaires sont accordés pour «aider le gouvernement de l’Ukraine à stabiliser son économie et promouvoir le développement social». Il a répété les conditions antérieures, «une disposition permettant au Canada de réaliser un audit des fonds utilisés pendant la durée de l’accord, ainsi que l’obligation pour l’Ukraine de fournir régulièrement des rapports sur l’utilisation des fonds».

Les sources à Kiev et celles proches du Fonds monétaire international (FMI) disent qu’un audit de l’argent canadien est impossible puisqu’il a été versé dans le budget ukrainien, et que de là, son utilisation est intraçable pour le développement et la stabilisation économique, qui sont les buts qu’Ottawa exige dans les accords de prêt. Les sources disent que l’argent canadien peut avoir – et probablement a été – dépensé pour les opérations militaires.

Nicholson a révélé hier par son porte-parole qu’il ne sait pas quels résultats d’audit, s’il y en a, ont été fournis sur l’utilisation du premier prêt à l’Ukraine avant que ne soit accordé le second prêt le 27 mars. A la question de savoir si Nicholson est conscient que l’argent canadien est dépensé par l’Ukraine dans sa guerre à l’est, Quinney a refusé de répondre.

Quant à savoir si le gouvernement ukrainien avait respecté son obligation envers Ottawa de faire régulièrement des rapports sur l’utilisation des fonds, Nicholson refuse également de répondre. «Les réponses viendront du ministère des Finances du Canada», selon Quinney.

 

Quinney a défendu Nicholson, ajoutant que les interprétations de ce qu’il a dit, ou omis de dire, de ce que Kiev peut avoir fait avec 400 millions de dollars «sont fausses et auraient désinformé vos lecteurs». Pour plus de tweets de Quinney défendant son ministre, cliquez ici.

Aucun fonctionnaire canadien n’est prêt à dire, à ce jour, comment les chèques ont été distribués et quelles agence ukrainiennes ou banques ont reçu l’argent en septembre dernier, ou la semaine dernière. Exportation et développement du Canada (EDC), jusqu’à récemment dirigé par l’ukrainien Stephen Poloz, a été indiqué par le Premier ministre comme l’intermédiaire par lequel l’argent a été livré à Kiev. EDC publie actuellement des avertissements aux exportateurs canadiens pour les mettre en garde contre le risque élevé de perdre leur argent en Ukraine «en raison de la situation actuelle».

Poloz (ci-contre) a quitté EDC pour être promu à la tête de la Banque du Canada en juillet 2013.

Le dernier rapport de risque trimestriel de l’EDC pour l’Ukraine a émis une alerte rouge, avertissant que la probabilité de défaut par le gouvernement ukrainien sur ses obligations de crédit est élevée. «Le profil de risque souverain s’est considérablement détérioré depuis le début de la crise. La hausse rapide de la dette publique couplée avec une faible force institutionnelle et la montée des vulnérabilités externes conduit à des risques accrus. La réticence du gouvernement à réaliser, dans plusieurs domaines,  les réformes indispensables a exacerbé les faiblesses structurelles économiques et a conduit à une fragilisation face aux vulnérabilités externes.»

Au ministère des Finances, un porte-parole du ministre révèle que le gouvernement ukrainien n’a pas fait de rapport à Ottawa sur la façon dont il avait dépensé les 200 millions de dollars attribués en septembre avant de recevoir la semaine dernière 200 millions de dollars de plus. Selon un porte-parole des finances, les dispositions de prêt concernant l’audit prévoient «des rapports annuels sur l’utilisation des fonds. Ces rapports seront préparés par le gouvernement de l’Ukraine et fournis au gouvernement du Canada».

Le ministère des Finances révèle également que les fonctionnaires canadiens ne veulent pas savoir où est passé l’argent. «Le Canada n’a pas encore décidé de procéder à une vérification de l’usage de ces prêts.»

Le ministère des Finances a déjà annoncé sur son site internet que les prêts du Canada à l’Ukraine concernent l’aide financière internationale, et pour des raisons statutaires, ils doivent être vérifiés afin de déterminer «si les décaissements répondent aux critères énoncés dans la Loi d’aide publique au développement. La Loi d’aide publique au développement est entrée en vigueur en 2008. Son but est de veiller à ce que l’aide officielle au développement est fournie d’une manière qui : contribue à la réduction de la pauvreté; prend en compte les intérêts des pauvres ; et se conforme aux normes internationales des droits humains».

En novembre dernier, sept semaines après avoir donné à l’Ukraine 200 millions de dollars, le ministère des Finances a annoncé que «les audits au titre de l’Initiative de transparence de l’aide internationale vont commencer… Nous allons solliciter des commentaires sur les contributions du ministère à… l’aide financière du Canada en Ukraine». Le ministère a reconnu que le processus est rendu nécessaire par la Loi sur la responsabilité et sera ouvert au public. C’était il y a… cinq mois. Cette semaine, le porte-parole du ministère des Finances ne dit toujours pas la façon dont les prêts à l’Ukraine répondent aux objectifs énoncés par le gouvernement ou par les exigences légales.

Quinney refuse de dire si le ministre des Affaires étrangères a obtenu un avis juridique du procureur général pour savoir si lui ou d’autres fonctionnaires distribuant les prêts à l’Ukraine sont en violation de la Loi sur la responsabilité.

Le ministre des Affaires étrangères, Nicholson, sait comment mener des vérifications s’il le veut, ou y est contraint par la loi. Le site internet du ministère peut être scruté sur les audits qui ont été menés concernant les opérations ukrainiennes dans le passé. Il révèle que, en 2005, l’ambassade canadienne à Kiev a été auditée. En 2011, il y a eu une vérification des dépenses du Canada dans l’aide au développement entre 2004 et 2009. Le rapport publié souligne le problème de la corruption et des oligarques. Le ministère a affirmé qu’il finançait l’éducation, la formation et les bourses d’études pour les jeunes Ukrainiens «comme un contrepoids aux intérêts des oligarques qui semblent avoir une mainmise sur la prise de décision en Ukraine […] pour les préparer à des postes d’influence, comme un moyen de bâtir un consensus pour la réforme et assurer une bureaucratie orientée vers la réforme et une vraie société civile dans l’avenir».

Le rapport du ministère révèle aussi combien ses dépenses d’assistance ont été guidées par les Canadiens d’origine ukrainienne. Ceci, affirme le rapport, a donné «un avantage comparatif vis-à-vis des autres bailleurs de fonds avec la participation des membres de la diaspora possédant une expertise pertinente. Elle a développé une niche dans des domaines tels que la formulation des politiques au niveau du gouvernement central, le développement des coopératives de crédit et de la technologie agricole».

En 2012, une autre vérification a admis que l’Ukraine était une zone à haut risque, où les fonctionnaires canadiens étaient moins préparés qu’ils auraient dû l’être. Que les Canadiens d’origine ukrainienne avaient profité de leur connaissance pratique est resté ignoré. «Bien que les gestionnaires des programmes évalués aient été bien conscients des risques spécifiques au pays, au programme et aux bénéficiaires, et aux mesures utilisées pour gérer et atténuer ces risques, il n’est pas évident que ces facteurs de risque aient été pris en compte pour prendre les décisions de programmation et établir les règles administrative exigées par la situation.»

Le Vérificateur général du Canada, un organe gouvernemental indépendant, signale qu’il n’a entrepris aucun audit des dépenses du gouvernement, des remboursements de prêts, ou programmes de subventions à l’Ukraine.

Les cadeaux et les dépenses dans la guerre ukrainienne accordés par le gouvernement du Parti conservateur, auquel Harper, Nicholson et Oliver appartiennent, se produisent au moment où ils doivent affronter une élection parlementaire nationale le 19 octobre. À l’heure actuelle, les sondages canadiens signalent que les deux tiers des électeurs canadiens sont particulièrement sensibles aux réductions des dépenses et à la perte des prestations sociales; ils croient que le pays évolue entre une récession et une dépression.

«Le Premier ministre a le pire taux d’approbation de tous les dirigeants», a noté un rapport d’EKOS à propos des résultats d’un récent sondage. Malgré tout, avec les prévisions actuelles, il sort vainqueur du scrutin. «Nous nous sommes gratté la tête en nous demandant pourquoi le cumul d’une économie à la dérive, d’une direction politique faible, d’approbations plutôt minces, ajoutées à la fatigue du régime (ce qui augure presque toujours très mal pour les perspectives de succès historique) ne semblent pas emporter de conséquences pour le sort de M. Harper.» Le rapport suggère que Harper maintient sa légère avance sur les autres parties en faisant appel à des groupes d’intérêts spéciaux, en particulier chez les Canadiens les plus âgés.

Parler de guerre et d’argent pour lutter contre la Russie, selon les sondages, attire les votes des Canadiens dont les familles sont originaires d’Ukraine.

Harper et Nicholson sont attrayants pour les électeurs ukrainiens avec des listes comme celle-ci récapitulant tout ce qu’ils font pour la patrie – et contre les Russes détestés.

Christopher Alexander, une autre figure du Parti conservateur œuvrant pour sa réélection et actuellement Ministre de l’immigration, a déclaré à des réunions d’Ukrainiens à Toronto en février et mars qu’il est favorable au financement par le Canada de la guerre contre la Russie. Comme le parti de la guerre à Washington, qui est dirigé par Victoria Nuland (Nudelman) et Natalie Jaresko, le parti de la guerre au Canada est dirigé par des émigrés qui haïssent la Russie comme Christia Freeland (Chomiak) (ci-dessous à gauche) et la partenaire de la société d’investissement de Jaresko à Kiev, Jenna Koszarny (à droite).

Les analystes à Moscou ont noté que, même avec une petite minorité ethnique de 1,3 million de personnes dans la population totale de 35,2 millions au Canada, la diaspora ukrainienne est supérieure (en proportion) à celle des États-Unis ou du Brésil, et la deuxième après la Russie. Une interprétation russe largement rapportée pour expliquer la russophobie du gouvernement canadien est qu’il sert l’intérêt des entreprises canadiennes dans l’exploitation des ressources de l’Arctique revendiquées par la Russie, mais explorées par le Canada.

John Helmer

Article original en anglais : http://johnhelmer.net/?p=13095

Traduit par jj, relu par Diane pour la Saker Francophone



Articles Par : John Helmer

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