Comment se faire des ennemis au Yémen quand on en a déjà suffisamment…

Le tandem israélo-saoudien essaie d’embarquer les USA et d’autres nations dans la guerre civile yéménite, en avançant que les rebelles Houthis seraient des supplétifs préparant l’incursion iranienne. Mais la réalité est beaucoup plus nuancée, et l’intérêt américain pourrait être ailleurs, affirme l’ex-analyste de la CIA Paul R. Pillar.

La perception du monde extérieur par l’opinion américaine est caractéristique d’une conception fortement manichéenne. Cette grille de lecture implique de voir tout conflit ou forme d’instabilité en terme binomial, avec en filigrane la présomption qu’une des deux parties en présence représente le bien et l’autre le mal et, par la force des choses, elle pousse à urgemment intervenir au profit de bon côté supposé.

L’influence de ces tendances sur la définition de la politique US a pu varier au cours du temps. Son influence fut manifeste, par exemple, durant le mandat de Georges Bush, où l’on était avec nous ou avec les terroristes.

 

Le roi saoudien Salman souhaite un bon retour au président Barack Obama, à l’Hotel Palace Erga, après une visite d’État auprès de l’Arabie saoudite, le 27 janvier 2015 (photo officielle de la Maison Blanche, par Pete Souza).

 

L’administration d’Obama a tenté d’évoluer vers un modèle moins manichéen, et plus réaliste, en particulier dans sa conduite des relations avec l’Iran et, par là même, d’ouvrir une fenêtre d’opportunité porteuse de possibilités diplomatiques multiples pour le Moyen-Orient en général.

Mais l’actuelle administration évolue toujours dans un environnement politique où les vieilles perceptions limitent toujours ce qu’elle peut faire ou, dit autrement, la poussent à agir d’une manière qu’elle aurait préféré tout autre.

Il y a eu de multiples exemples à travers le Moyen-Orient témoignant à quel point la conception manichéenne s’est avérée imprécise et inapplicable. Il y a le cas irakien, où les USA et l’Iran, sa bête noire [en français dans le texte, NdT] se retrouvent du même côté pour contenir le pseudo-État islamique, ISIS.

Il y a aussi le cas plus compliqué encore du désordre meurtrier en Syrie, où le camp représentant ce qui s’apparente le plus aux gentils selon l’Ouest, s’oppose au régime en place qui se trouve également combattu par ISIS et la branche locale d’al-Qaida.

Au moins, une leçon claire, à la fois concernant les sophismes de la conception manichéenne des choses et concernant les erreurs des USA à prendre position systématiquement pour un camp, peut être dégagée du conflit actuel au Yémen. Mais la leçon ne semble pas avoir été apprise, au regard du soutien US à l’intervention militaire saoudienne au Yémen. Trois éléments majeurs sont consubstantiels de cet enseignement.

En premier lieu, ce conflit est aussi compliqué et multidimensionnel que tout autre conflit au Moyen-Orient. Il est impossible de diviser par une ligne tracée au sol ceux qui méritent notre soutien de ceux qui devront subir notre opposition, voire ne serait-ce que s’approcher de cette possibilité.

L’organisation al-Qaida de la péninsule arabique – souvent considérée comme sa branche la plus capable, aujourd’hui – se trouve absolument contrariée par ce groupe, et s’est même déclarée l’ennemie des forces houthies, qui sont devenues les premières cibles de l’intervention saoudienne, soutenue par les USA. Un des alliés les plus importants des Houthis n’est autre qu’Ali Abdullah Saleh, une personnalité qui est depuis trente ans le dirigeant clef des USA au Yémen.

Deuxièmement, cette guerre est, comme l’indique Adam Baron, «de près comme de loin, un conflit politique yéménite interne au pays», et qui «demeure profondément liés à des dissensions locales yéménites». Cette réalité a été tue par ceux qui, désireux de dépeindre l’Iran comme une puissance régionale hostile et dangereusement en expansion, veulent faire passer la rébellion houthi comme faisant partie du plan expansionniste de l’Iran. Ce n’est en rien ce genre de chose.

Les Houthis ont été mobilisés depuis des années par un certain nombre de griefs dans le domaine de la redistribution des ressources du pays, ainsi que du pouvoir au Yémen, et leurs plus récentes victoires ne font que refléter la sympathie que d’autres groupes yéménites ressentent vis-à-vis de ces revendications, étant eux-mêmes les victimes désavantagées et déçues par les récentes régimes yéménites successifs.

Troisièmement, les motivations justifiant l’intervention d’acteurs extérieurs ne sont pas celles auxquelles les USA devraient se voir associés. Certaines d’entre elles sont purement sectaires. Il n’y a aucun avantage, et beaucoup d’inconvénients, à ce que les USA soient identifiés avec un courant ou un autre, dans le cadre d’une querelle interne au monde musulman.

D’autres motivations, héritées de décennies de luttes entre saoudiens et yéménites, à l’époque où l’expansion du royaume saoudien l’amena à annexer des provinces traditionnellement yéménites, sans clore le chapitre du tracé des frontières, amènent aujourd’hui les saoudiens à satisfaire leur désir d’exercer la domination sur l’ensemble de la péninsule arabique, en particulier cette sous-région.

Graham Fuller fait d’ailleurs remarquer : «Riyad a toujours exécré l’esprit frondeur des Yéménites, leur indépendance, leurs politiques modernistes, et même leurs expériences de nature démocratique.»

Les Saoudiens ont explicitement agité l’épouvantail iranien, mais ce qu’ils n’aiment vraiment pas chez les Houthis, c’est le fait qu’ils n’ont jamais pu se les payer aussi nettement que les nombreux autres groupes yéménites. L’objectif saoudien de maintenir ce genre de patronage sur ses voisins n’est certainement pas le genre d’intérêt que partagent les USA.

Et cependant, la nécessité de choisir un camp et d’intervenir persiste envers et contre tout, comme le suggèrent les récentes remarques concernant le cause yéménite vue par John MacCain. L’urgence est mauvaise conseillère, que ce soit sur la nature des intérêts US, ou sur la pertinence des actions à entreprendre. McCain affirmait que les Saoudiens ne souhaitaient pas coordonner leur intervention plus avant avec les USA «parce qu’ils croient que nous sommes du côté de l’Iran».

En fait, selon un officier expérimenté du commandement central US, «la raison pour laquelle les Saoudiens ne nous ont pas informés de leurs plans est liée au fait qu’ils savaient que nous leur dirions exactement ce que nous en pensions – que c’était une mauvaise idée».

Nous savons que l’administration d’Obama ressent le besoin d’apparaître comme soutien aux Arabes du Golf, à cause de leurs craintes liées à l’accord qui se dessine lentement sur le nucléaire iranien. Et si rassurer les craintifs est un des prix à payer pour conclure l’accord sur le nucléaire, et ainsi libérer dans un futur proche la diplomatie US au Moyen-Orient de sa dynamique, ô combien rigide, d’interventions partiales, alors cette politique pourrait bien, finalement, en valoir le coup.

Mais le conflit yéménite, en soi, devrait servir de leçon, en démontrant, par l’exemple, que les USA auraient avantage à résister plus souvent à leur besoin de choisir un camp.

Paul R. Pillar

Article original en anglais : Making Unnecessary Enemies in Yemen, Consortium News, 18 avril 2015

Traduit par Geoffrey, relu par jj pour le Saker Francophone

Paul R. Pillar, a servi 28 ans dans la CIA, il est devenu un des meilleurs analystes de l’agence. Il est actuellement conférencier auprès de l’Université de Georgetown dans le domaine des affaires de Sécurité. (Cet article a été d’abord publié sur le blog du site internet « The National Interest », et reproduit avec la permission de son auteur.)



Articles Par : Paul R. Pillar

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