Détroit nucléaire

Depuis l’Antiquité on le connaît comme un des couloirs maritimes les plus dangereux pour la navigation. Le Détroit de Messine possède un triste record d’accidents et collisions, et pourtant plus de quinze mille embarcations continuent à le traverser chaque année. Superpétroliers, navettes, bateaux de croisière et de pêche, unités de containers avec à bord des déchets radioactifs, toxiques et nocifs, embarcations de guerre des Etats-Unis d’Amérique et des alliés Otan. Mais aussi les porte-avions géants et les sous-marins à capacité et propulsion nucléaire.

Le 5 avril dernier, ultime transit atomique. Tandis que quelques curieux assistaient à l’amarrage dans le port de Messine du bateau de croisière Splendida, est soudain apparue à quelques mètres de la côte la silhouette inquiétante d’un sous-marin étasunien. La photo du hunter killer atomique en ballade dans le Détroit a été publiée en première page de la Gazzetta del Sud.

« Selon les informations enregistrées par le registre du système Vts de Forte Ogliastri, des garde-côtes, il s’est agi d’un sous-marin nucléaire présumé de la classe Virginia, dernière née de la plus moderne technologie étasunienne, qui a remplacé les sous-marins obsolètes de la classe Los Angeles », rapporte le quotidien. Construits depuis 2005 dans les chantiers de Newport par les colosses General Dynamics et Northrom Grumman, les sous-marins Virginia ont un coût de 2 milliards de dollars pièce, sont longs de 115 mètres pour une largeur de 10 mètres et pèsent 7.900 tonnes. Mais ils embarquent surtout un réacteur atomique modèle 9SG (de neuvième génération) et les tristement célèbres missiles de croisière BGM-109 Tomahawk à double capacité, conventionnelle et nucléaire. Les très hasardeuses manœuvres du sous-marin, dans un plan d’eau assez fréquenté, auraient pu avoir des conséquences pour le moins catastrophiques. Une éventuelle collision avec une autre unité de navigation, un incendie qui se déclare à bord, un échouage sur la plage comme celui qui s’est produit il y a deux mois à Ganzirri pour le Rubina (quasiment un Concordia bis), auraient pu transformer le Détroit en Fukushima de la Méditerranée.

« En Italie nous avons déjà frôlé le désastre nucléaire en septembre 2003, quand le sous-marin nucléaire Hatford fût lourdement endommagé après avoir heurté le fonds marin, dans la zone proche de la base de la Maddalena, en Sardaigne », rappelle le professeur Massimo Zucchetti, titulaire de la chaire Sites nucléaires au Politecnico de Turin. «La Maddalena a ensuite été abandonnée, mais les mesures de radioactivité livrèrent des données alarmantes. Nous réussîmes à déterminer la présence de matériau radioactif, et en particulier de plutonium, dans certaines algues de la zone de l’archipel. Cela nous permit de démontrer, contrairement à ce que soutinrent les autorités militaires, qu’une émission -même limitée- de polluants s’était produite dans nos eaux territoriales ».

Les données statistiques sur le nombre d’accidents survenus aux réacteurs nucléaires navals sont inquiétantes. Dans les quarante dernières années se sont produites bien plus qu’une centaine d’urgences nucléaires ou radiologiques à des unités appartenant aux Usa, à la Russie, à la Grande-Bretagne et à la France.

« Malheureusement, la sécurité des réacteurs nucléaires sur des navires à propulsion nucléaire est secondaire par rapport à d’autres raisons, stratégiques, de production et de présence de la flotte », ajoute M. Zucchetti. « Alors qu’il existe dans le domaine nucléaire civil des systèmes de sécurité qui sont obligatoirement présents et sans lesquels le site n’obtient pas le permis de fonctionnement de la part des autorités, sur un sous-marin, la présence de ces systèmes de sécurité est limitée, pour des raisons de place, de poids et de fonctionnalité. Les vaisseaux étant militaires, ils sont sujets à l’approbation et sous la responsabilité exclusive des autorités militaires. Nous nous retrouvons ainsi avec le paradoxe de réacteurs nucléaires qui n’obtiendraient la licence d’exercice civil en aucun pays, et qui circulent par contre librement dans nos mers ».

La possibilité d’une surchauffe du noyau du réacteur, et jusque sa fusion partielle ou totale, est loin d’être évacuée à cause de l’absence de circuit de refroidissement. « La fusion du noyau est un événement dont l’hypothèse a été envisagée par les plans d’urgence de Taranto et La Spezia, deux des ports italiens utilisés pour les escales de navires militaires nucléaires », relève le physicien Antonino Drago de l’Université de Naples. « Cela pourrait provoquer un cataclysme type raz de marée, dû au défoncement du bâtiment par le noyau qui fond ou, aussi, évapore, en fondant à des millions de degrés, tout ce qui se trouve autour de lui ; se lèverait alors un nuage radioactif qui balaierait de larges zones en semant la mort, en provoquant une pollution de la mer en des proportions inimaginables, et jusque, à travers les pluies, de l’eau potable et des produits agricoles ».

Un cas d’avarie au système de refroidissement, avec perte consécutive du réfrigérant, est arrivé le 12 mai 2000 au sous-marin britannique Hms Tireless, tandis qu’il était en transit au large de la Sicile. Après avoir éteint le moteur, le commandant demanda de pouvoir entrer dans un port italien, mais l’autorisation lui fût refusée par les autorités compétentes pour des raisons de sécurité. Le sous-marin se dirigea alors dans le port de Gibraltar ; l’étendue des  dégâts subis obligea l’unité au mouillage pendant plusieurs années, générant les protestations de la population et une querelle diplomatique entre la Grande-Bretagne et l’Espagne.

Il y a une quinzaine d’années, le Comité messinois pour la paix et le désarmement unilatéral publia un rapport sur les plus graves accidents qui ont impliqué des navires militaires de passage dans le Détroit.  « A l’aube du 1er novembre 1971 eut lieu une collision entre le navire des FS (Chemins de fer de l’Etat) Villa et le submersible étasunien Uss Hardead à propulseurs deseal », rapportent les pacifistes. « Le 29 novembre 1975, à environ 25 miles nautiques du Détroit de Messine, en Mer Ionienne, le croiseur étasunien Belknap subit une notable fuite de naphte pendant les opérations d’approvisionnement avec un navire citerne. A l’époque le Belknap abritait les systèmes de missiles Asroc et Terrier, pouvant être équipés de têtes nucléaires de type W44 et W45 d’un kiloton ». Trois accidents se sont produits en 1977. Le premier, le 11 janvier, à deux miles au nord de Cap Peloro, vit le porte-avions étasunien à propulsion nucléaire Theodore Roosevelt éperonner un navire de commerce libérien. « L’unité de guerre continua jusqu’au port de Naples, bien qu’ayant enregistré une fente de 5-6 mètres sur la proue à tribord », écrivait le Comité pour la paix. « Le Roosevelt utilisait comme générateurs deux réacteurs et embarquait une centaine de têtes nucléaires de type B43, B57 et B61, d’une puissance variant d’un demi kiloton à une mégatonne ». Le second accident survint le 23 août suivant : le porte-avions Uss Saratoga, lui aussi avec une centaine de têtes nucléaires à bord, subit un incendie dans les environs du hangar des chasseurs bombardiers, à la suite de l’explosion d’un fût d’aérosol. « La vitesse et la réaction professionnelle de l’équipage et la décision d’appeler à distance le quartier général ont permis de redimensionner le désastre potentiel », fût le commentaire laconique de la US Navy. Le 6 octobre, alors qu’il était de nouveau en transit dans le Détroit, le Saratoga fût éperonné sur le flanc droit par un navire de commerce autrichien. « Le choc fut tellement violent que par une voie d’eau s’échappa une grosse quantité de naphte, mais dans ce cas-là aussi le Saratoga continua sa route sans répondre aux messages radio du navire marchand et de la Capitainerie du port ».

Le soir du 3 janvier 1983 ce fut au tour du croiseur à propulsion nucléaire USS Arkansas d’entrer en collision avec le navire marchand italien Megara Iblea devant Punta Pezzo. Dommages notables enregistrés par les deux unités. L’Arkansas, classe Virginia, était doté à l’époque de deux réacteurs atomiques et armé de missiles anti-sous-marins Asroc (avec têtes nucléaires W44 d’un kiloton) et de croisière Tomahawk (avec têtes W80 à potentiel explosif variant de 5 à 150 kilotons).

Mais ce qui arriva en fin de soirée du 15 octobre 1985 fut par contre singulier. «  Dans les environs de Capo Peloro fut évitée in extremis la collision entre un navire militaire étasunien et le navire de croisière Achille Lauro, en transit dans le Détroit pour embarquer plusieurs magistrats responsables de l’enquête sur la prise en otage de l’unité par un commando palestinien », signale le rapport du Comité. « L’embarcation étasunienne s’était approchée dangereusement de l’Achille Lauro pour espionner l’arrivée des juges ». Le frôlement de l’incident fut dénoncé par le Commandant Giuseppe Floridia, responsable du Bureau navigation dans le Détroit, qui était arrivé à diriger l’Achille Lauro, par radio, vers une nouvelle route en évitant ainsi la collision. Le commandant Floridia arriva à identifier le sigle du navire étasunien, F96, présumé correspondant à la frégate Valdez, classe Knox, dotée à l’époque de trois missiles Asroc armés de têtes nucléaires W44 d’un kiloton ».

Antonio Mazzeo

Edition de mardi 17 avril 2012 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20120418/manip2pg/16/manip2pz/321372/

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

NdT : Selon le site du Sénat français   » les actes commis dans les eaux territoriales d’un Etat ne peuvent être qualifiés de piraterie, dans la mesure où ils se produisent dans une zone placée sous la souveraineté d’un Etat, seul compétent pour les réprimer. Ils sont qualifiés de « brigandage ».  »  (Surlignage de la traductrice). http://www.senat.fr/rap/l09-369/l09-3692.html



Articles Par : Antonio Mazzeo

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