Démocratie en Tunisie : Vote de coeur et non vote de peur

La Tunisie a connu ce dimanche 26 octobre ses premières élections libres. Une grande victoire pour le pays qui semble avoir choisi à la tête de son futur gouvernement le parti séculier Nidaa Tounès, arrivé en tête du scrutin, selon des sondages sortis des urnes. Que représente ce parti et comment va-t-il gouverner le pays? Le parti séculier Nidaa Tounès est en tête (avec 36 à 37% des voix) devant le parti islamiste Ennahda (26 à 24%). Ces élections étant seulement les secondes élections libres du pays. Pour le politologue Jérôme Heurtaux, chercheur à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain à Tunis.(1)

Qui est Nidaa Tounès?

Accusé par certains de ses détracteurs d’être le parti refuge d’anciens du parti de Ben Ali, Nidaa Tounès est, en fait, un parti composite qui a, certes, admis dans ses rangs certains membres du RCD. On trouve dans ce parti des membres de la gauche tunisienne, dont certains étaient des opposants au régime de Ben Ali. Les têtes de liste de Nidaa Tounès ne sont pas en majorité d’anciens benalistes», explique le chercheur. «Il y a même d’anciens destouriens qui considèrent que Nidaa Tounès ne les représentent pas.» Quant à son leader Béji Caïd Essebsi, certes, il avait eu des responsabilités sous Ben Ali. C’est un ancien proche de Bourguiba. Trop tôt pour tirer des conclusions sur la dynamique de vote pour Nidaa Tounès. Mais on peut souligner quelques-unes de ces caractéristiques. Pour Jérôme Heurtaux ll y a eu une trajectoire collective d’un vote dit moderniste Ettakatol en 2011 vers un vote Nidaa Tounès en 2014. C’est un vote de raison, un vote utile dans une situation d’éclatement de l’opposition. Autrement dit, Nidaa Tounès semble être apparu à beaucoup d’électeurs, soit comme celui qui allait mettre fin aux divisions, soit comme l’alternative la plus à même de l’emporter face à Ennahda. Le vote utile a d’ailleurs été un slogan de campagne de Nidaa Tounès qui s’est répandu dans la société. Et parler d’un vote utile, d’un vote refuge, ce n’est pas parler d’un vote de conviction», souligne Jérôme Heurtaux. «Tout laisse penser que ce vote est plutôt un vote de peur qu’un vote de coeur.» (1)

Les Occidentaux voient dans la Tunisie le bel exemple de ce que devrait être un pays musulman où l’islam serait sans épaisseur, à la limite tolérée pour faire bien et pour être présentable. Ils continueront aussi à dépecer la Tunisie comme le fait le FMI, malgré toutes les sollicitudes du monde occidental l’ardoise sera salée pour les Tunisiens. Il y aura des réveils douloureux.

La Tunisie connaît justement des difficultés économiques, sociales et budgétaires. Elle a sollicité de l’aide du Parlement européen: «L’Union lui versera 300 millions d’euros, sous la forme d’un prêt et à des conditions qui font de cette «aide» un véritable prêt toxique. Qu’on en juge. Si la Tunisie veut toucher l’intégralité de la somme, elle devra entre autres, mettre fin aux subventions aux produits de base pour les plus démunis, privatiser ses banques publiques, flexibiliser son Code du travail… Le remboursement de cette dette représente chaque année six fois le budget de la santé et trois fois celui de l’éducation; la Tunisie a déjà remboursé à ses créanciers 2,5 milliards d’euros de plus que le capital prêté; et 85% des emprunts contractés par la Tunisie depuis la Révolution ont servi au remboursement de la dette. (2)

La récupération de la lutte des Tunisiens

Si on devait donner la médaille à quelqu’un qui n’a qu’un lointain rapport avec le combat des Tunisiens mais qui fait de la récupération, nous devons citer l’écrivain  Français  en France Abdelwahab Meddeb et à l’occasion Tunisien en Tunisie . Alain Gresh décrit l’ambivalence du discours que décrit  l’ouvrage pondu à l’occasion des évènements qu’a connu la Tunisie en 2011. : «Ce qui est frappant dans l’ouvrage, c’est sa «pudeur» concernant ses positions sur le régime de Ben Ali. Evoquant la manifestation de Paris, le 15 janvier, après la chute du dictateur, il écrit: «Cela fait longtemps que je n’ai pas participé à une manifestation.» Et la question qui se pose est simple: pourquoi n’a-t-il jamais participé à des manifestations contre la dictature à Paris durant ces dernières décennies? Pourquoi n’a-t-il jamais élevé la voix contre la torture de milliers de prisonniers politiques? (…) »(3)

 « Il n’est toutefois pas resté totalement silencieux. Dans son ouvrage Contre-prêches (2006), il consacre une chronique à la Tunisie: «Lorsqu’on se promène à Tunis dans cette atmosphère d’amitié entre les sexes, on se dit que la solution est simple, que le remède à la maladie [de l’islam] est à portée de main, qu’il ne représente pas un secret et une énigme exigeant de recourir au devin ou au sorcier. On se dit aussi que cette maladie n’est pas incurable. Mais on se demande aussi pourquoi l’exemple tunisien n’est pas davantage connu, pourquoi il ne constitue pas une référence (sic), pourquoi il ne s’érige pas lui-même en modèle (re-sic). Il est sûr que le déficit démocratique n’aide pas à l’émergence d’un tel modèle. Mais nous avons cependant à réfléchir sur le passage, à doses homéopathiques, par l’Etat autoritaire comme recours éclairé pour les sociétés héritant de consciences « obscures ».»(3)

« Ce sont ces consciences «obscures»  écrit Alain Gresh que le colonisateur voulait aussi «éclairer», et l’on ne s’étonnera pas que Meddeb fasse l’apologie de cette période, comme le souligne Vincent Geisser dans un texte du 4 février 2005 («Islam light: un produit qui se vend bien»), publié par Oumma.com: «Dans son best-seller, La Maladie de l’islam, Abdelwahab Meddeb se livre ainsi à un véritable hymne à la Tunisie sous le Protectorat français. «Il faut le reconnaître, le modèle européen dans lequel j’ai grandi, celui qui émane des Lumières françaises et qui m’a formé, à travers un enseignement franco-arabe, n’est plus attractif. […] J’ai assisté dans mon enfance (dans les années 1950), dans cette citadelle de l’islam qu’est la médina de Tunis, au dévoilement des femmes au nom de l’occidentalisation et de la modernité; cela a concerné les femmes, les filles et les soeurs des docteurs de la Loi qui tenaient chaire dans la millénaire Université théologique de la Zitouna (une des trois plus importantes de l’islam sunnite…)» (A. Meddeb, La Maladie de l’islam, p. 43). (3)

«Abdelwahab Meddeb poursuit Alain Gresh n’hésite pas à se réclamer ouvertement du penseur nationaliste Ernest Renan, lui pardonnant au passage son racisme antisémite»: «[…] Qu’est-ce qu’une nation? Elle l’est sur le seul désir d’être ensemble. C’est ce désir qui m’a fait choisir la communauté française, où mon nom étranger se décline dans l’amputation sonore, où je continue d’entretenir ma généalogie islamique et de la croiser avec mon autre généalogie européenne. Ainsi l’hérité et le choisi se combinent à l’intérieur d’un seul et même être…» (La Maladie de l’islam, p. 220-221). On ne peut donc s’étonner que le discours de Meddeb non seulement n’ait pas dérangé Ben Ali, mais que celui-ci l’ait célébré, comme nous l’apprend le site Oumma.com. Le 24 janvier 2011, ce site publiait «en exclusivité, ce document de l’ambassade de Tunisie à Paris, rendant compte d’une réception officielle organisée en l’honneur de l’écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb, en mars 2004. A l’époque, le discours d’hommage avait été prononcé par Mezri Haddad, ancien ambassadeur de Tunisie à l’Unesco, bien connu de la presse française pour avoir justifié la répression sanglante des récentes protestations qui ont fait plus de 70 morts et des milliers de blessés. Ce document prouve qu’A. Meddeb ne s’est pas contenté de rester silencieux mais a clairement soutenu la dictature du général Ben Ali.»(3)

On le voit Abdelwahab Meddeb a des problèmes identitaires. Il veut s’accrocher en vain à une sphère civilisationnelle qui n’est pas celle de son génie propre. Au besoin il abdique toute référence à son passé culturel et surtout  cultuel faisant de l’Islam un produit dérivé soft sans épaisseur sans aspérité, bref un Islam mondain bien vu sur les palteax de télé et compatible aves l’esprit de la république

Voilà donc des Maghrébins dont nous avons l’équivalent en Algérie et au Maroc, installés confortablement et qui marchandent leur visibilité en démonétisant l’islam Cela n’est pas nouveau.  Une intellectuelle tunisienne de passage à Alger et dans une communication a comparé la Révolution tunisienne à la révolution française comme si la révolution française était un horizon indépassable. Mimétisme quand tu nous tient !  Ben Ali a été comparé au roi Louis XVI s’enfuyant à Varenne. Le ridicule ne tue plus et là encore, le logiciel de la post-colonisation attend pour certains le temps d’être déprogrammé.

Le rôle discret de l’Algérie

Dans une contribution lucide et objective Samy Ghorbal nous explique en creux le rôle positif et désintéressé de l’Algérie dans l’aide au dialogue entre les leaders tunisiens. Pour lui, les destins de l’Algérie et de la Tunisie sont globalement liés: «Une déstabilisation de la Tunisie affectera nécessairement la sécurité intérieure d’une Algérie, aux prises, depuis de longues années, avec la subversion terroriste islamiste. (…) La solution de la crise tunisienne passerat-elle par Alger? (…)En mars 2011, fraîchement nommé à la tête du second gouvernement de transition, Béji Caïd Essebsi part à Alger pour rassurer Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia. Les fils du dialogue sont renoués. (4)

Samy Ghorbal nous parle de la maladresse de Moncef Marzouki: «En choisissant de se rendre à Tripoli pour sa première visite à l’étranger, le 2 janvier 2012, Moncef Marzouki a indisposé Alger. Il a aggravé son cas en déclarant, alors qu’il se trouvait à Tripoli, que les Algériens auraient pu éviter le bain de sang des années 1990 en respectant le résultat des urnes et en laissant les islamistes accéder au pouvoir.» (4)

 «Les événements de l’été 2013, sont pour Samy Ghorbal un tournant: «Avec l’assassinat du député Mohamed Brahmi et le massacre de huit militaires tunisiens, dans le djebel Chaâmbi, marquent un tournant dans la relation entre les deux pays. Très vite, l’Algérie prend la mesure de la crise et son armée vole au secours du gouvernement tunisien. 8000 hommes sont déployés pour sécuriser le flanc arrière de la frontière et prendre dans une nasse le groupe djihadiste responsable de la mort des soldats tunisiens. L’impact est immédiat. En quelques semaines, la situation sécuritaire, qui paraissait compromise, est rétablie.»(4)(5)

«Parallèlement, nous dit Samy Ghorbal, les ingrédients de la spectaculaire médiation du chef de l’Etat algérien se mettent en place. Le 25 août, Ghannouchi accorde une interview à la chaîne Nessma et rend un hommage appuyé au grand voisin (…) Le 10 septembre, Abdelaziz Bouteflika interrompt sa convalescence pour recevoir séparément – et «à leur demande» – les deux principaux protagonistes de la crise tunisienne, Ghannouchi et Caïd Essebsi. Moncef Marzouki, le président tunisien, est totalement court-circuité. (4)(5)

«Samy Ghorbal parle  enfin, d’un avantage décisif de l’Algérie sur les grandes puissances qui ne peuvent agir que par le soft power – la diplomatie -. «Les Algériens, conclut Samy Ghorbal, sont des diplomates rugueux mais chevronnés. (…) L’image ombrageuse dégagée par l’Algérie sur la scène internationale, constitue un aspect qui rebute fréquemment ses partenaires européens et occidentaux. Mais c’est peut-être justement ce trait de caractère qui séduit aujourd’hui des Tunisiens en mal de prestige, d’autorité et de certitudes. (…) l’Algérie leur apparaît comme un repère, un pôle de puissance et de stabilité dans un univers régional et arabe chaotique, tourmenté, en proie à l’anarchie et la violence». (5)

Le mérite des Tunisiens

Le mérite des Tunisiens, c’est d’être soudés quelles que soient leurs tendances. On peut être islamiste, RCDiste, voire merzoukiste mais avant tout, on est et on reste tunisien avec une forte assurance quant à la singularité de la Tunisie. Les Tunisiens ont capitalisé par procuration les expériences d’autres pays arabes vus comme des repoussoirs L’émergence de Daesh a été un puissant stimulant par défaut de Nidaa Tounès. De plus, l’expérience algérienne et la sollicitude directe et indirecte au nom de l’Histoire notamment forgée par  l’èpreuve commune à Sakiet Sidi Youssef, de la langue, voire de la religion, ont été des voies suivies par les Tunisiens dans la lutte contre le terrorisme. L’aile occidentale de la Tunisie étant sécurisée par l’Algérie. Il faut ajouter aussi la présence pesante des Occidentaux qui par leurs conseils que la Tunisie ne peut pas refuser, a dû certainement peser dans la balance du choix, notamment les Américains et les Français.

Il faut surtout rendre hommage à Rached Ghannouchi qui a sauvé la Tunisie du chaos contrairement aux jusqu’aux-boutistes que nous avons connus en Algérie. Il faut tout de même signaler qu’il a vécu dans la patrie de l’Habéas Corpus (Royaume-Uni) pendant près d’une vingtaine d’années et lui-même a déclaré qu’il préférait mieux être dans un pays démocrate non musulman que dans un pays musulman.

Cela ne veut pas dire que l’islam est passé de mode en Tunisie; Nous l’avons vu comment le vote de la Constitution qui exclut la Chari’a est plébiscité d’une façon hystérique par les médias occidentaux, notamment français. Il n’a pas été fait crédit aux Tunisiens de toutes les avancées arrachées pour la liberté, tout au long des 145 articles de la Constitution. Ce qui les intéresse est que la chari’a soit bannie. Les Tunisiens ne sont pas devenus des mécréants, leur islam maghrébin comme le nôtre fait de tolérance et d’empathie fait partie de leurs gènes, notamment pour les plus anciens. La religion peut être vécue d’une façon apaisée sans en faire un fonds de commerce. Ghannouchi a sauvé l’avenir de la Tunisie et l’avenir de l’islam en s’en tenant aux fondamentaux, un islam apaisé dans une Tunisie prospère fascinée par l’avenir.

Ce qui est frappant c’est la proximité, voire la sollicitude suspecte des médias et des dirigeants occidentaux vantant le miracle tunisien; en fait, pour eux, la défaite de l’Islam. La Tunisie et les Tunisiens sauront désormais ce que valent les belles paroles et les grandes déclarations.

Nous – en Algérie – qui vivons sur un lit de braises mal éteintes savons ce que c’est la recherche d’un projet de société oecuménique du fait justement des donneurs de leçons occidentaux.

Nous avons de l’affection pour la Tunisie, sa recherche désespérée d’un vivre-ensemble où chaque Tunisienne et chaque Tunisien pourront donner la pleine mesure de leur talent à l’ombre des lois d’une République qui ne renie rien de son histoire, de sa culture celle d’un islam apaisé millénaire qui ne fait pas dans le m’as-tu-vu, qui n’est pas instrumentable et surtout qui n’est pas un chemin pour arriver au pouvoir autrement que par le savoir et la compétence. La Tunisie s’en sortira grâce au génie de son peuple et sa société civile qui veut changer les choses pacifiquement. Assurément le vote tunisien est un vote de cœur pour l’amour de la Tunisie, ce n’est certainement pas un vote dicté par la peur des islamistes.

 

Professeur Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

1.Céline Lussato: Nidaa Tounes en tête ou la victoire du vote utile Nouvel Obs 27-10-2014

2.Prêt toxique à la Tunisie: le bal des Tartuffes Oulala.info Le 27 avril 2014

3. Alain Gresh http://blog.mondediplo. net/2011-07-27-La-maladie-d-Abdelwahab-Meddeb-et-la-revolution

4.Chems Eddine Chitour: La Tunisie selon l’Occident Mondialisation.ca, 21 janvier 2014

5. Samy Ghorbal: Une ingérence plébiscitée? L’Algérie rêvée des Tunisienshttp://www. leaders.com.tn/ 4 janvier 2014

 

Article de référence http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_ chitour/204642-vote-de-coeur-et-non-vote-de-peur.html



Articles Par : Chems Eddine Chitour

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