Déroute du Brésil lors de la Coupe du monde dans le contexte de tensions sociales

Photo : Manifestation contre la Coupe du monde un peu plus tôt cette année [photo: Victor Prat]

La défaite cuisante contre l’Allemagne, 7 buts à 1, de la Seleção, l’équipe nationale du Brésil, a déchaîné une vague de récriminations amères dans le pays organisateur de la Coupe du monde et qui a été longtemps considéré comme la capitale mondiale du football. Les Unes des grands quotidiens titraient mercredi « Humiliation », « Honte », « Déshonneur » tandis que l’un d’entre eux ordonnait à l’entraîneur de l’équipe du Brésil d’ « aller au diable. »

Au milieu des critiques et des mea culpa, on ne peut s’empêcher de ressentir une profonde sympathie pour ces joueurs brésiliens qui constituent une des équipes les plus jeunes jamais produite par le pays. Ils sont entrés dans le match de la demi-finale privés de leur attaquant internationalement acclamé, Neymar, dont une vertèbre été brisée durant le match de quart de finale contre la Colombie, et privés aussi de leur capitaine Thiago Silva qui avait été suspendu durant ce même match.

De nombreux commentateurs de sport se sont demandés si la présence de l’un ou l’autre ou même des deux au stade Mineirão de Belo Horizonte mardi aurait changé quelque chose, étant donné l’incessante raclée infligée par l’équipe allemande, qui a marqué quatre buts en l’espace de six minutes. Ils ont aussi fait remarquer que les faiblesses de la performance de l’équipe brésilienne était manifeste lors des précédents matchs.

Mais il y avait d’autres signes troublants. Le psychologue de l’équipe a été appelé pour aider les joueurs brésiliens qui pleuraient sur la ligne de touche, et certains même sanglotaient de façon incontrôlable.

La pression psychologique immense placée sur les membres de l’équipe a très certainement dû jouer un rôle majeur dans leur effondrement devant l’attaque allemande. Il avait été très clairement dit que la victoire était requise par un gouvernement qui avait investi des ressources massives dans cette tentative d’utiliser la Coupe du monde, regardée par 1,6 milliards de personnes dans le monde entier, comme une vitrine de l’ascension du capitalisme brésilien sur la scène internationale.

L’exploitation de la Coupe du monde et d’autres événements sportifs pour de tels objectifs politiques est loin d’être une nouveauté. Parmi les plus tristement célèbres exemples on trouve la Coupe du monde de 1978, en Argentine sous la dictature du général Jorge Videla, où des prisonniers politiques détenus dans des centres de torture pouvaient entendre la foule saluer la victoire de l’Argentine, une victoire qui fut utilisée pour légitimer ce régime ayant du sang jusqu’aux coudes.

Néanmoins, l’importance accordée à cette compétition, ainsi que l’argent investi, par le gouvernement du Parti des travailleurs au Brésil étaient quasiment sans précédent. En 2007, lorsque la FIFA, organisme qui dirige le football international, avait accordé au pays le droit d’organiser la Coupe du monde, le président d’alors Luiz Inacio Lula da Silva avait déclaré: « Essentiellement, ce que nous assumons ici c’est une responsabilité en tant que nation, en tant que gouvernement, pour prouver au monde que nous sommes une économie croissante stable, que nous sommes un des pays qui a conquis la stabilité. »

A cette fin, le gouvernement a distribué plus de 11 milliards de dollars de fonds publics à des compagnies privées pour la construction de stades et une infrastructure qui n’ont rien à voir avec les besoins sociaux criants des 200 millions de personnes vivant au Brésil. Les dépassements de coûts rien que pour les stades sont de 300 pour cent, alors que les investissements d’infrastructure proposés, dont un train à grande vitesse reliant Rio à Sao Paulo, ne se sont jamais concrétisés.

Pour créer la stabilité dont parlait Lula, et exigée par la FIFA, un quart de millions de personnes ont été contraints de se délocaliser et des milliers de familles ont perdu leur domicile. La police militarisée du Brésil a occupé les favelas et une quasi loi martiale a été imposée dans les quartiers entourant les jeux et les manifestations ont été impitoyablement réprimées. Des reportages font état d’enfants des rues et de SDF tués par des escadrons de la mort de la police.

Un autre élément qui a aussi dû troubler les jeunes joueurs brésiliens est le fait que la majorité de leurs concitoyens, malgré l’identification historique de la nation avec le football, étaient opposés à ce que la Coupe du monde se tienne au Brésil. Un sondage fait juste avant les jeux montrait que 61 pour cent de la population pensait que cet événement n’était pas une bonne chose pour le pays.

Ces jeux sont devenus la cible de manifestations massives dans tout le pays, faisant descendre des millions de personnes dans la rue l’année dernière, la première fois sur la question de l’augmentation du prix des transports en commun. Des slogans étaient apparus exigeant que l’argent soit dépensé pour l’éducation, la santé, et le logement plutôt que pour les stades de la FIFA.

Bien que ces manifestations se soient essoufflées, en grande partie du fait de leur caractère de classe diffus et du manque de toute direction ou programme clair, mais aussi du fait de la répression violente, l’hostilité envers la Coupe du monde a continué à s’intensifier, pour s’exprimer le plus clairement au sein de la classe ouvrière.

Quelques semaines seulement avant le début du tournoi, l’autocar de l’équipe brésilienne s’était trouvé bloqué sur la route le conduisant vers leur lieu d’entraînement. Des centaines de professeurs en grève occupaient la route et cognaient sur les côtés du véhicule, scandant des slogans dénonçant les dépenses pour la Coupe du monde et exigeant plutôt de l’argent pour les enseignants mal payés du pays et les écoles insuffisamment financées.

Derrière cette montée du mécontentement, il y a l’économie brésilienne qui est au point mort avec une croissance anticipée à tout juste 1,0 pour cent cette année, alors même que l’inflation augmente régulièrement. Et tandis que le gouvernement PT se vante de sortir de la pauvreté 20 millions de personnes avec des programmes d’aide sociale minimes tels « Bolsa Familia » et « Brasil sem Miseria, » le gouffre d’inégalité entre les masses de travailleurs et la mince couche qui monopolise le pouvoir économique et politique est plus profond que jamais. Et bien des millions de ceux que les médias appellent à présent avec optimisme « la classe moyenne » sont à deux doigts de retomber dans la pauvreté extrême.

Les implications politiques de la défaite de la Coupe du monde sont très attentivement considérées par Brasilia et Wall Street. Tous les principaux candidats à la présidentielle, y compris la présidente sortante du Parti des travailleurs (PT), ont publié des déclarations de condoléances au peuple brésilien et la droite politique du pays salive sur les possibilités d’exploiter cette défaite pour mettre fin à la décennie au pouvoir du PT après les élections nationales du mois d’octobre.

De larges contingents de la police militaire en équipement anti-émeutes sont descendus dans les rues de Belo Horizonte, Sao Paulo, Rio de Janeiro et d’autres villes du Brésil après la défaite et une escorte policière massive a été accordée à l’équipe allemande victorieuse pour quitter le stade.

Mais il n’y a pas eu beaucoup de manifestations. Dans le stade même, des fans nantis chantaient des refrains obscènes visant la présidente Roussef, tout comme ils l’avaient fait à l’ouverture de la Coupe du monde le mois dernier. C’est une préoccupation politique pour le PT; c’est l’expression que les classes privilégiées dont il sert réellement les intérêts le répudient, alors même qu’il est confronté à l’opposition croissante venue d’en bas, parmi ceux qu’il prétend représenter.

A Sao Paulo, un certain nombre de bus ont été brûlés et il y a eu des pillages dans un magasin d’électronique, ainsi que des bagarres à coups de poings dans des bars où des fans s’étaient réunis pour regarder le match.

L’absence de soulèvement populaire immédiat en réaction à la défaite lors de la Coupe du monde n’est pas surprenante, étant donné que la dernière manifestation de masse avait été organisée sur le mot d’ordre de la répudiation du tournoi. Néanmoins il y a un sentiment de colère grandissant enveloppant toute cette expérience. La Coupe du monde va finalement s’achever dimanche mais ses répercussions seront certainement ressenties dans l’évolution sociale et politique du plus grand pays d’Amérique latine pendant encore un bon moment.

Dans une déclaration pleine d’émotion devant les médias, suite à la défaite cuisante, le capitaine de l’équipe brésilienne pour le match de mardi, David Luis s’est excusé auprès de « tous les Brésiliens » en disant, « Tout ce que je voulais c’était de voir tout le monde sourire. Dieu sait combien je voulais que tout le Brésil soit heureux pour le football. »

Il a ajouté, « J’espère que les fans, les Brésiliens, utilisent l’équipe nationale et notre proximité pour chercher à atteindre d’autres choses dans la vie, et pas juste des choses liées au football. »

Même si le footballer de 27 ans n’a pas expliqué ce qu’il voulait dire, il ne fait pas de doute que les masses de travailleurs brésiliens vont entrer dans la lutte dans la période à venir pour ces « autres choses dans la vie » qui leur sont refusées par le système de profit capitaliste et l’establishment politique existant qui le défend.

Bill Van Auken

Article original, WSWS,  paru le 10 juillet 2014



Articles Par : Bill Van Auken

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