Des enfants soldats soudanais envoyés au Yémen pour sauver la monarchie saoudienne

Des forces paramilitaires mais aussi des enfants : depuis 2015, le Soudan permet à la coalition menée par l’Arabie saoudite de prolonger l’effort de guerre au Yémen

Alors qu’à Khartoum, un climat insurrectionnel s’est installé depuis quelques semaines, avec une population survoltée demandant le départ d’Omar el-Béchir, des milliers de Soudanais guerroient au Yémen.

– Depuis 2015, l’armée soudanaise et des milices de « volontaires » participent à la guerre que mène le plus riche des pays arabes, l’Arabie saoudite, contre le plus pauvre.

Le Soudan a ainsi envoyé des milliers de paramilitaires, membres des Forces de soutien rapide (RSF), un corps qui recrutait à l’origine dans les tribus arabes du Darfour, passé en 2016 de la tutelle du renseignement à celle de l’armée soudanaise.

Ce nom sophistiqué cache en réalité le nom originel d’une milice entrée dans l’histoire pour ses atrocités commises : Janjawid. Leur rôle opérationnel n’est pas clair. Selon un expert qui souhaite garder l’anonymat, ils garderaient les bases émiraties au Yémen ou celles des Saoudiens dans les régions frontalières de Jizan et Najran, cibles de harcèlement continu des milices houthies. Ils serviraient occasionnellement comme avant-poste lors des grandes offensives menées pour occuper le terrain, en somme comme chair à canon.

Dans son édition du 29 décembre, le New York Times relate les détails de l’embrigadement de milliers d’enfants soldats dans les rangs des milices et des troupes envoyées par Khartoum pacifier le Yémen.

Ils sont environ 14 000 miliciens payés 10 000 dollars en guise de prime d’enrôlement. Parmi eux, un grand nombre d’enfants âgés de 14 à 17 ans, originaires des tribus du Darfour

Ils sont environ 14 000 miliciens payés 10 000 dollars en guise de prime d’enrôlement. Parmi eux, un grand nombre d’enfants âgés de 14 à 17 ans, originaires des tribus du Darfour, affirme le quotidien américain.

Les familles appauvries par des années de guerre et surtout la volonté de Béchir de liquider le Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM) très implanté au Darfour et dans le Korodofan.

– Des membres soudanais des Forces de soutien rapide, force paramilitaire soutenue par le gouvernement soudanais pour combattre les rebelles, se préparent à recevoir le président Omar el-Béchir, dans la province du Darfour-Sud, le 23 septembre 2017 (AFP)

Presque tous les combattants soudanais semblent d’ailleurs provenir de la région du Darfour, ravagée par la guerre et plongée dans une misère absolue. Une région où quelque 300 000 personnes ont été tuées et 1,2 million, déplacées au cours d’une douzaine d’années de conflit causés par la diminution des terres arables et d’autres ressources rares.

Cette région est aussi très impliquée dans la guerre civile en Libye et dans les conflits larvés du Sahel central (orpaillage au Tchad et au Niger, trafics en tous genres, immigration clandestine…).

Des ordres à distance

Certaines familles étaient tellement impatientes d’obtenir de l’argent qu’elles soudoyaient des officiers de la milice pour qu’ils laissent leurs fils aller se battre. Beaucoup ont entre 14 et 17 ans. Lors des entretiens, cinq combattants rentrés du Yémen et un autre sur le point de partir ont déclaré que les enfants représentaient au moins 20 % de leurs unités. Deux autres ont affirmé au journaliste du New York Times que les enfants représentaient plus de 40 % du contingent de la milice.

Sur le terrain, les Soudanais, peu formés, apprennent la dure réalité du combat face à un ennemi de très haut niveau et avec une démission totale des riches alliés saoudiens ou émiratis.

« Ils ne se sont jamais battus à nos côtés. Sans nous, les Houthis prendraient

toute l’Arabie saoudite, y compris La Mecque »

– Mohamed Suleiman al-Fadil, 28 ans

 « Pour rester éloignés des lignes de combat, leurs surveillants saoudiens ou émiriens commandaient les combattants soudanais presque exclusivement à distance, leur ordonnant d’attaquer ou de se retirer au moyen de casques radio et de systèmes GPS fournis aux officiers soudanais en charge de chaque unité », révèle un combattant.

« Les Saoudiens nous ont dit quoi faire avec les téléphones et les appareils radio », raconte ainsi Mohamed Suleiman al-Fadil, un membre de la tribu des Bani Hussein, âgé de 28 ans, rentré du Yémen à la fin de l’année dernière. « Ils ne se sont jamais battus à nos côtés. Sans nous, les Houthis prendraient toute l’Arabie saoudite, y compris La Mecque », affirme-t-il.

Il est en tout cas incontestable que les forces soudanaises ont permis à la coalition de prolonger l’effort de guerre. Elles ont, par leur présence, isolé les Saoudiens et Émiratis des pertes qui auraient pu faire de très gros dommages au sein de l’opinion publique et mettre à l’épreuve la patience des familles à la maison.

– Un membre des forces progouvernementales yéménites se tient à l’entrée est de la ville portuaire de Hodeida le 29 décembre 2018. Les Houthis ont commencé à se retirer du port en vertu d’un accord conclu en Suède (AFP)

« Les Saoudiens nous téléphonaient puis se retiraient », raconte aussi Ahmed, 25 ans, membre de la tribu des Awlad Zeid, qui s’est battu lors de la féroce bataille pour la prise du port de Hodeida cette année. « Ils traitent les Soudanais comme leur bois de chauffage », décrit-il.

De leur côté, les responsables de la coalition nient toute utilisation d’enfants soldats. Un porte-parole de la coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite a déclaré dans un communiqué que les membres de cette coalition se battaient pour rétablir le gouvernement yéménite, reconnu internationalement, et que les forces de la coalition avaient respecté toutes les lois internationales relatives aux droits humains et humanitaires, y compris « la non-implication d’enfants dans les combats ».

« Les allégations selon lesquelles il y a des enfants dans les rangs des forces soudanaises sont fictives et sans fondement », a déclaré le porte-parole, Turki al-Malki, dans un communiqué.

Pour 418 euros par mois

Envoyés par vols militaires de l’armée de l’air soudanaise à partir de Khartoum ou Nyala, direction un centre de formation de l’infanterie saoudienne, des vétérans se souviennent de leur enrôlement : « On a été jusqu’à 8 000 Soudanais rassemblés » se souvient un ancien combattant.

Sur place les Saoudiens leur remettent des uniformes et des armes américaines. Deux à trois semaines d’instruction de base ont suivi pour apprendre à manier les armes, mais surtout pas de tactique ou de stratégie.

Selon un ancien milicien qui s’est confié au New York Times, ils sont divisés en unités de 500 à 750 combattants avant d’être envoyés au Yémen.

– Des femmes et des enfants soudanais se tiennent à côté d’un âne dans la ville déchirée par la guerre de Golo, au centre du Darfour, le 19 juin 2017 (AFP)

Hager, interrogé à Khartoum par le quotidien, s’est rendu au Yémen à 14 ans. Il en est revenu en novembre 2017 et raconte la violence des combats. Son unité a perdu vingt hommes lors de leur transport terrestre vers un camp près d’Aden, où ils en ont perdu 22 de plus lors d’une première bataille et 35 lors d’une seconde bataille – 180 après six mois.

Hager raconte combien il était terrifié. Les officiers soudanais le laissaient appeler ses parents de temps en temps. Il finira par faire le bonheur de sa famille car en rentrant, il contribuera à la construction de la maison familiale et acheta dix vaches.

Comme lui, la plupart des Soudanais qui sont parti au Yémen se sont battu pour l’argent. Ils ont été payés en riyals saoudiens

Comme lui, la plupart des Soudanais qui sont parti au Yémen se sont battu pour l’argent. Ils ont été payés en riyals saoudiens, l’équivalent d’environ 480 dollars (418 euros) par mois pour un novice de 14 ans jusqu’à 530 dollars (462 euros) par mois pour un officier Janjawid expérimenté. Ils ont reçu entre 185 et 285 dollars (entre 161 et 248 euros) de prime de combat pour les jours de feu. Pour certain ce fut pendant toute la durée de leur service.

Leurs émoluments étaient versés à la Faisal Islamic Bank of Sudan, en partie détenue par des Saoudiens. À la fin d’une rotation de six mois, chaque combattant a également reçu une prime d’incorporation d’au moins 700 000 livres soudanaises, soit environ 10 000 dollars.

Certains officiers soudanais avaient explicitement dit aux soldats : « Ne vous battez pas plus que ce que vaut l’argent, ne vous battez pas plus que ce que vous êtes payé », témoigne Ahmed, membre de la tribu des Awlad Zeid, une tribu influente dans le sud libyen et au Darfour.

Tous les combattants se sont plaints de roquettes et de mines houthies et ont fait état de victimes allant de 135 dans l’unité de Mohamed Suleiman al-Fadil à environ 200 dans celle d’Ahmed. À leur retour, ils ont acheté du bétail, une camionnette de fabrication coréenne ou une petite épicerie.

Babikir Elsiddig Elamin, porte-parole du ministère soudanais des Affaires étrangères a refusé de faire des commentaires sur le nombre de soldats déployés au Yémen ou leurs émoluments. Il a déclaré que le Soudan se battait « dans l’intérêt de la paix et de la stabilité régionales ».

Le ministre soudanais de la Défense a menacé en mai 2018 de se retirer du conflit, annonçant que Khartoum « réévaluait » sa participation à la lumière de la « stabilité et des intérêts du Soudan ». Des diplomates ont qualifié la déclaration de « demande voilée » pour que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis fournissent davantage d’aide financière. Ils ne l’ont pas fait et l’économie soudanaise a basculé.

Akram Kharief

 

Akram Kharief est journaliste indépendant, spécialisé en défense et sécurité. Il anime le site d’informations menadefense.net sur la défense au Moyen-Orient et en Afrique du Nord depuis 2011.



Articles Par : Akram Kharief

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