Des scientifiques appellent à un moratoire sur les modifications du génome humain

Dans la dernière édition de la revue Nature, un groupe de 18 scientifiques et éthiciens de sept pays réclame l’instauration d’un moratoire international sur toute modification génétique effectuée sur des cellules reproductrices humaines et des embryons précoces à des fins cliniques, et qui aboutirait à la naissance de bébés génétiquement modifiés. Ce moratoire ne serait toutefois pas permanent, mais devrait rester en vigueur tant et aussi longtemps que la technologie d’édition du génome n’aura pas atteint des niveaux de sécurité et d’efficacité suffisants.

Cet appel à un moratoire et à l’adoption d’un cadre de gouvernance international est lancé quelques mois à peine après que le biophysicien chinois He Jiankui a annoncé la naissance des deux premiers bébés génétiquement modifiés. Chercheur à la Southern University of Science and Technology, de Shenzhen, He Jiankui a expliqué avoir modifié le génome d’embryons venant tout juste d’être formés par fécondation in vitro. Plus précisément, il aurait altéré le gène CCR5 — qui est responsable de la production d’un récepteur que le VIH utilise pour entrer dans les cellules — afin de rendre les individus porteurs de cette modification moins à risque de développer le sida.

Dans un commentaire publié dans Nature, les dix-huit signataires, dont certains ont été impliqués dans la découverte et la mise au point de la technologie Crispr-Cas9, permettant l’édition du génome (Emmanuelle Charpentier et Feng Zhang), son utilisation ainsi que dans l’étude des questions éthiques qu’elle soulève (la Canadienne Françoise Baylis), précisent que le moratoire ne viserait pas les modifications du génome des cellules germinales humaines (ou reproductrices : ovules et spermatozoïdes) effectuées dans le cadre de recherches qui n’impliquent pas le transfert des embryons formés dans l’utérus d’une personne. Le moratoire ne s’appliquerait pas non plus aux modifications du génome des cellules somatiques (non reproductrices) humaines, qui visent à traiter une maladie et qui ne sont pas transmissibles à la descendance contrairement à celles qui sont faites dans les cellules germinales ou dans les cellules des embryons précoces.

Les signataires soulignent également le fait que même si les techniques ont progressé au cours des dernières années, l’édition génomique des cellules germinales n’est pas encore assez sûre et efficace pour autoriser son utilisation en clinique. « Un large consensus prévaut au sein de la communauté scientifique quant au fait que le risque d’échouer à effectuer la modification génétique désirée ou d’introduire des mutations inattendues à l’extérieur de la cible est encore trop élevé pour que l’édition des cellules germinales soit employée en clinique. Beaucoup de recherche doit encore être menée pour résoudre ces problèmes. Aucune application clinique ne devrait être envisagée avant que les conséquences biologiques à long terme pour les individus et l’espèce humaine soient suffisamment comprises », écrivent les auteurs du commentaire.

Quand toutes ces conditions seront remplies, il faudra débattre du possible recours à l’édition génomique des lignées germinales pour certaines applications cliniques particulières. Selon les auteurs, chaque pays pourrait alors décider de la limite à ne pas franchir en matière de modifications génétiques. « Mais ces décisions ne devront pas être prises que par des scientifiques et des médecins, elles devront prévoir la participation de personnes handicapées, de patients et leur famille, de personnes socio-économiquement défavorisées, de membres de groupes marginalisés, de groupes religieux et de la société civile en général ».

Scepticisme

Un éditorial publié dans la même édition de la revue Nature montre un certain scepticisme quant à l’efficacité d’un moratoire, compte tenu du fait que la Chine possède une réglementation qui équivaut à un moratoire national, laquelle n’a visiblement pas fonctionné. L’éditorial insiste néanmoins sur l’urgence d’établir des règles permettant de mieux surveiller l’utilisation de cette technologie sur des cellules germinales humaines, et sur l’importance de procéder à un débat quant à son application en clinique, lequel débat devra inclure la participation de la société dans son ensemble, particulièrement les familles touchées par des maladies génétiques.

Selon Yann Joly, directeur de la recherche au Centre de génomique et politiques (CGP) de l’Université McGill, ce que proposent les auteurs du commentaire de Nature sera extrêmement complexe à mettre en oeuvre. « Je doute que cela puisse se faire rapidement », dit-il.

« L’adoption d’un moratoire mondial par chaque pays sera un processus trop long et qui viendra trop tard compte tenu de la rapidité avec laquelle la technologie progresse », ajoute Bartha Maria Knoppers, directrice du CGP.

Selon Mme Knoppers, « un moratoire crée l’illusion de sécurité, ce qui risque de clore le débat plutôt que de le nourrir ».

Elle préfère l’initiative de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui annonçait en décembre dernier la création d’un comité d’experts chargés de mettre en oeuvre des normes internationales de gouvernance et de surveillance de l’édition du génome humain.

Pour l’instant, ce comité ne comprend essentiellement que des scientifiques et des bioéthiciens, font remarquer les deux juristes. « Il faudrait qu’il intègre des patients atteints de maladies héréditaires, des personnes ayant des handicaps qui pourraient être affectés par les décisions que devra prendre ce comité », affirme M. Joly.

Mme Knoppers croit que l’OMS pourrait ainsi guider les pays dans ce domaine particulier de l’édition génétique. « Les pays pourraient adhérer à un encadrement international provenant d’une instance liée à la santé, comme l’OMS, qui est assez neutre et qui a une bonne crédibilité », suggère-t-elle.

« Il faut absolument que la technologie soit sécuritaire avant qu’on puisse l’utiliser en clinique. Mais la technologie pourrait se raffiner beaucoup plus rapidement que semblent le croire les auteurs. Et s’il en est ainsi, il faudrait disposer d’un processus qui sera simple à mettre en oeuvre et qui permettra de répondre rapidement aux questions sociales et éthiques », fait valoir M. Joly.

CE QUE DIT LA LOI CANADIENNE

Au Canada, l’édition du génome est illégale, et ce, tant pour des applications cliniques que pour la recherche. La Loi sur la procréation assistée interdit toute modification génétique de la lignée germinale. Selon cette loi fédérale promulguée en 2004, « nul ne peut, sciemment : […] modifier le génome d’une cellule d’un être humain ou d’un embryon in vitro de manière à rendre la modification transmissible aux descendants ». La violation de cette loi peut entraîner une peine pouvant aller d’une amende (jusqu’à 500 000 $) à un emprisonnement (jusqu’à dix ans).

Pauline Gravel

pour Le Devoir

 

 



Articles Par : Pauline Gravel

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