Désaccord à Sotchi : que mijotent la Russie et la Turquie à propos de la Syrie?

La réunion de trois présidents (Russie, Turquie et Iran) le 14 février à Sotchi ne devrait pas aboutir à des solutions favorables pour les trois parties relativement aux deux principaux problèmes qui subsistent en Syrie : le nord-est syrien (Manbij à Qamishli/Hassaké), actuellement sous occupation des USA, et la ville d’Idlib et sa région rurale, qu’occupent des groupes djihadistes favorables à la Turquie.

Les points de vue sont fondamentalement différents. En tête de liste de la réunion, les discussions devraient se poursuivre au sujet d’un retrait possible des USA dans les prochaines semaines (avril semble plausible), comme l’ont annoncé des responsables à Washington.

Toutes les parties conviennent toutefois que le retrait des USA est une priorité et que ce sera un soulagement pour le Levant. Mais toute mesure permettant d’atteindre cet objectif sans heurts devrait être prise. Les principales différences sont suscitées par le désir et l’intention des Russes de conclure un « accord temporaire » avec la Turquie concernant le statut du nord-est de la Syrie après le retrait des USA. Ces différences sont liées au prix que devrait payer la Syrie pour voir les forces US sortir du pays.

Des sources parmi les preneurs de décisions à Damas disent que « la Russie cherche à trouver une excuse pour permettre à la Turquie d’entrer au nord-est de la Syrie, à l’intérieur d’une “zone tampon” de 12 000 km2sur les 42 000 km2que représente la zone à l’est de l’Euphrate sous occupation des USA, en mettant à nouveau de l’avant l’Accord d’Adana conclu entre Ankara et Damas en 1998 ».

Le 23 janvier, le président Poutine a déclaré que l’accord vieux de 20 ans tenait toujours. Selon une source syrienne, « le président russe cherche à ouvrir la voie pour que la Turquie rétablisse des relations directes avec la Syrie à un niveau plus élevé. La Russie croit qu’une présence temporaire de la Turquie est acceptable, tant que l’unité de la Syrie n’est pas négociable. Mais nous à Damas croyons que si la Turquie s’amène, il sera difficile de déloger ses forces à tout jamais ».

La Russie n’a jamais abandonné l’idée de l’unité syrienne et juge important que tout le territoire géographique revienne sous le contrôle du gouvernement central. Moscou croit que le danger représenté par les USA est plus grand, et que ce serait bien que la Turquie remplace les forces US temporairement si c’est ce que souhaite Washington.

Par ailleurs, les présidents syrien et iranien s’opposent à la stratégie de Poutine, parce qu’ils sont convaincus que la Turquie n’abandonnera jamais sa mainmise sur les richesses agricoles et les ressources énergétiques du nord-est de la Syrie, sous le prétexte de combattre ses ennemis jurés que sont les militants kurdes.

Selon des responsables syriens, l’Arabie saoudite a abandonné ses mandataires en Syrie, contrairement au Qatar. « Riyad comptait retourner à Damas et rouvrir son ambassade sous peu, jusqu’à ce que le secrétaire d’État des USA Mike Pompeo fasse pression sur les Arabes pour qu’ils arrêtent le processus et empêchent le retour de la Syrie dans la Ligue arabe, en leur mettant des bâtons dans les roues en fin de course. Le Qatar est toutefois toujours actif, en soutenant al-Qaeda à Idlib et la présence turque au nord-ouest de la Syrie. Ainsi, les USA, la Russie, la Turquie et le Qatar semblent s’entendre sur une présence turque dans une « zone tampon » s’étendant de Manbij à Ayn al-Arab, Tal Abyad, Hassaké et Qamishli. »

Le sort des Kurdes et de leurs familles, qui sont peu enclins à vivre sous occupation turque, n’intéresse de toute évidence plus les USA. En outre, la Russie, la Turquie et le Qatar croient que le seul espoir qui reste aux Kurdes c’est de se diriger vers les forces du gouvernement syrien qui traverseront l’Euphrate après le retrait des USA. « L’accord d’Adana révisé » dont Moscou et Ankara font la promotion affectera la démographie syrienne au détriment des Kurdes, qui croyaient que les USA leur aurait procuré un État indépendant et qui n’avaient jamais envisagé un départ soudain des USA.

Les ambitions turques en Syrie ne se limitent pas au nord-est de la Syrie. Ankara n’a pas l’intention de quitter Idlib et demande aux groupes locaux de régler leurs différends, principalement ceux qui opposent le groupe « Hurras ad-Din » (lié à al-Qaeda) et le groupe djihadiste Hay’at Tahrir al-Sham.

Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) n’est plus lié au groupe d’al-Qaeda dirigé par Ayman al-Zawaheri. Son chef, Abou Mohamed al-Joulani, savoure son indépendance. Joulani s’est réclamé de la même idéologie et des mêmes dogmes que Daech et al-Qaeda quand il était lié à ces groupes, mais il était en désaccord avec certaines de leurs pratiques et leur manque d’adaptation à l’environnement. En fait, Joulani n’a pas à suivre Daech ou al-Qaeda et rien ne l’empêche de devenir un djihadiste syrien indépendant aux objectifs et priorités quelque peu différents. Des combattants étrangers de partout dans le monde sont placés sous son commandement et il est basé au Levant, qui est pour chaque djihadiste la « terre promise » pour l’établissement d’un « émirat islamique ». En effet, Joulani est le chef d’un « groupe djihadiste qui suit le chemin de la sounna et de la dawah en cherchant à imposer la sharia islamique par le djihad et la dawah », comme il décrit lui-même l’objectif de son groupe dans son communiqué.

Joulani dirige un groupe qui mène un « djihad al-Tamqin », ou « djihad de force », qui évoque une lutte religieuse patiente et opportuniste, en cherchant à éviter de brûler les points et à s’adapter à son environnement et aux nouveaux développements sans changer son idéologie ou ses dogmes. Le groupe accepte les compromis temporaires dans ses alliances et ses pratiques jusqu’à ce qu’il devienne assez fort pour abandonner certaines politiques pragmatiques qui l’ont aidé à survivre, à acquérir de la force et à recruter. La politique pragmatique de Joulani convient très bien à la Turquie. La Turquie est le pays islamique le plus puissant à avoir une présence à Idlib, suffisamment grande pour empêcher la Russie et les forces de Damas d’attaquer son bastion. La Turquie est bien heureuse d’avoir affaire à un « djihadiste caméléon », tant qu’il sert les intérêts des deux parties (Turquie et HTS).

Cependant, Ankara ne s’opposerait pas à abandonner le groupe « Hurras ad-Din » aux bombardements de la Russie, en laissant Joulani changer de peau pour devenir un djihadiste doux comme un agneau. Joulani peut aider la Turquie à résoudre une situation délicate, s’il se montre pragmatique. Mais son manque d’engagement envers l’accord signé avec la Russie en septembre dernier a mis la Turquie dans l’embarras, en ne mettant pas fin à la présence d’al-Qaeda à Idlib et ses environs. Un Joulani métamorphosé est très utile aussi bien pour Ankara que pour Moscou.

La situation au Levant demeure compliquée et non résolue en raison du scepticisme qui prévaut à l’égard d’un retrait complet des USA du pays, et du manque de confiance entre les partenaires. La Russie semble prête à tolérer temporairement la présence turque. L’Iran, un proche partenaire de la Turquie, souhaiterait que les forces syriennes prennent le contrôle de l’ensemble du territoire, mais il accorde sa priorité au départ définitif du « grand Satan ». Damas et Téhéran partagent la même crainte de voir les troupes turques s’attarder en Syrie pendant très longtemps. Ces différences pourraient empêcher le succès du sommet de Sotchi, car le sort d’Idlib et du nord-est de la Syrie reste encore inconnu et il n’a pas encore fait l’objet d’un accord entre les alliés jusqu’à maintenant.

Il ne faut s’attendre à aucune solution parfaite, car il est clair que la confiance manque, principalement en ce qui concerne le rôle et la présence de la Turquie en Syrie. Indépendamment de cette constatation, les Kurdes sont, toujours et encore, les plus grands perdants.

Elijah J. Magnier

 

Traduit par Daniel G.



Articles Par : Elijah J. Magnier

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