Egypte: un pays, deux sociétés

Le coup d’Etat en Egypte a révélé la situation d’une société scindée en deux sur la question de la légitimité démocratique, mais aussi sur les questions sociétales. C’est par bien des traits la même situation en Tunisie, comme cela s’était révélé auparavant aussi en Algérie.

Le clivage entre ces deux parties de la société est si marqué qu’on peut parler de deux sociétés. Comment caractériser ces deux sociétés? On peut le faire à partir des apparences à travers lesquelles elles se laissent voir, celles de leurs référents culturels: d’un côté une société profonde, où dominent les référents « arabo-islamiques », de l’autre une société où dominent les référents « occidentaux ou « occidentalistes ».

C’est en effet sous cette apparence qu’elles apparaissent spectaculairement aux yeux, sous toutes les formes par lesquelles s’exprime la culture, du mode de vie, des apparences vestimentaires à la langue,  la religion, et les valeurs. Mais c’est aussi sous des formes culturelles qu’elles s’opposent ou  s’affrontent sur le plan idéologique, le plus intensément. On verra cependant que les clivages culturels expriment au fond des clivages sociaux.

J’entends déjà les cris d’orfraie de ceux qui vont s’indigner qu’on divise ainsi nos sociétés. Et pourtant, c’est la réalité, elles sont profondément divisées et l’actualité elle-même le démontre chaque jour. D’ailleurs, si tel n’était pas le cas, nos sociétés ne seraient pas aussi vulnérables. Toute la problématique politique est là. Le mérite sera grand que celui des forces politiques qui sauront les unir.

La dualité

C’est dans l’existence de ces deux sociétés que se trouvent probablement l’explication, le secret  des particularités des conflits dans les pays arabes, notamment de leur violence extrême et notamment de ce paradoxe qui fait que toutes les parties se réclament de la démocratie, qu’il y a semble-t-il unanimité sur la question, mais que celle-ci  a tant de difficulté à  s’imposer.

Cette dualité sociale remonte au système colonial. Il faut en effet revenir au colonialisme, à un conflit historique qui n’a pas été encore résolu, qui traîne, qui rebondit, qui se manifeste sous des formes inédites, pour comprendre cette dualité sociale.

Partout où il a existé, le système colonial a créé cette dualité: deux secteurs économiques, l’un moderne, l’autre traditionnel et rural, deux sociétés, l’une coloniale et l’autre autochtone, etc.. Les guerres de libération ont d’ailleurs été les plus violentes là où la dualité a été la plus intense et où le colonialisme a fortement influencé des  secteurs plus ou moins larges de la population et des élites locales. En cela, la domination  occidentale a été et est aussi interne. C’est ce qui explique que les guerres de libération ont pris aussi dans certains cas des aspects de guerre civile, déchirant souvent des familles, des communautés, des ethnies, ou que les luttes actuelles pour la démocratie basculent brusquement dans des guerres civiles, non seulement dans les pays arabes, mais aussi, disons-le au passage, en Afrique ou de nombreux pays sont actuellement à feu et à sang.

La  dualité sociale n’a pas disparu avec les indépendances. Elle s’est même accrue. D’où le sentiment à la fois  d’échec de l’indépendance et de la voie vers la modernité  portée et proposée par les élites dirigeantes  des mouvements de libération national du siècle passé. Celles-ci, de manière générale, malgré une phraséologie nationaliste ou socialiste, suivant les cas, n’entrevoyaient le développement et le progrès des pays arabes que sous la forme de l’accès à une modernité occidentale, enfin apurée de son péché originel, le colonialisme, et devenue donc, enfin,  universelle, disponible à tous comme « un prêt à porter ». D’où le débat récurrent  « sur les aspects positifs du colonialisme » qui ne pouvaient aller plus loin que celle de la reconnaissance par l’Occident de ses fautes par rapport à ses propres valeurs, et de retrouvailles enfin entre le colonisé et le colonisateur. Voilà comment ces élites voyaient le dépassement de la contradiction coloniale.

Mais l’Histoire en a décidé autrement. La dualité sociale mise en place par le colonialisme n’a cessé de s’aggraver, creusant le fossé et les tensions entre une société, apparaissant comme avoir pris la place de la société coloniale, et une autre, la société profonde, laissée pour compte ou marginalisée à des degrés divers suivant les ressources du pays. Ce n’est pas un hasard si les explosions, ou les endroits de plus forte contestation, sont aux alentours des zones modernes de l’économie touristique comme à Ismaïlia en Egypte, ou à Sidi Bouzid en Tunisie, ou à Marrakech au Maroc. Comme ces tensions peuvent exister aussi, autour d’ilots de modernisation économique, qui apparaissent d’autant plus étrangers qu’ils n’ont pas d’intégration  locale, comme c’est le cas des enclaves pétrolières au Sud de l’Algérie et probablement d’autres pays arabes. Dés lors les tensions économiques deviennent aussi des tensions culturelles, comme la critique et la dénonciation de la société dominante s’appuiera sur des valeurs d’identité et rejettera une occidentalisation perçue comme la continuation de la domination coloniale.

En Egypte, comme au Maghreb, la dualité coloniale continue d’exister et s’est développée sous la forme d’abord de la dualité économique entre un secteur moderne utilisant la technologie et un secteur traditionnel peu développé principalement dans les campagnes mais aussi dans des secteurs du commerce. Mais cette dualité  n’est pas seulement économique, elle s’exprime et se prolonge en même temps sur le plan socioculturel: au Maghreb, tout particulièrement, l’utilisation sociale d’une langue étrangère, qui est la langue du colonisateur, est un véritable marqueur social qui traduit l’appartenance à l’une ou l’autre des deux sociétés, qui anticipe sur les idées, la vision du monde,  les valeurs bref la culture  de chacun. Il n’est pas jusqu’à la division du travail qui n’épouse cette dualité linguistique et culturelle, le secteur moderne ( pétrole, informatique, nouvelles technologies, pharmacie etc..) utilisant la langue française, les secteurs traditionnels la langue arabe ou amazigh. Le résultat est une dualité socioculturelle généralisée: 2 élites, l’une en Arabe, l’autre en Français, 2 Universités, l’une en Arabe, dans les sciences sociales et le droit, l’autre en Français dans les sciences exactes, la médecine, deux presses, etc.. Cette dualité  influe jusqu’à l’habitat, les quartiers riches ou aisés étant ceux où on parle Français.

En Egypte aussi, la dualité économique est très forte. Elle a une importance politique d’autant plus grande que c’est  la haute hiérarchie militaire qui dirige une grande partie de l’économie. Quant à la dualité socioculturelle, si elle est plus discrète en Egypte, notamment sur le plan linguistique,  elle n’en est pas moins réelle à travers des canaux particuliers de l’histoire de certaines élites égyptiennes et de ses rapports avec les colonialismes français ou britannique, puis les USA. A Alexandrie, jusqu’il n’y a pas si longtemps, l’état civil se faisait en Français. Le fait d’ailleurs que les télévisions publiques égyptiennes affichent en permanence sur leurs écrans, depuis le coup d’Etat,  la mention en anglais « Egypt fights terrorism », un message qui s’adresse donc à l’Occident avant de s’adresser au peuple égyptien, en dit long sur cette extraversion culturelle. Il n’est donc pas étonnant que les clivages socioéconomiques apparaissent d’abord, ici comme ailleurs dans les sociétés postcoloniales, comme des clivages culturels, dont la religion est une dimension civilisationnelle essentielle. C’est bien moins le cas, dans les sociétés développées, homogènes culturellement, où les conflits apparaissent directement sous leurs formes économiques, comme des conflits de classe, et passent de façon bien moins intense par la médiation de la culture.

L’échec dans la réalisation des aspirations nationales est en résumé l’échec des élites  occidentalistes postcoloniales, qui se sont révélée incapables de supprimer la dualité économique, culturelle et sociale coloniale et les tensions sociales énormes qui en résultent. C’est par contre, dans l’accomplissement de cette tâche, celle de supprimer la dualité sociale sur les plans économique et culturel, et de trouver une voie nationale vers la modernité, que réside très probablement le secret de la réussite des pays émergents, qu’ils se réclament d’une idéologie libérale comme la Corée du Sud  entre autres, de l’islamisme comme la Malaisie, ou d’une idéologie socialiste comme la Chine ou le Vietnam.

Que ce soit le « nassérisme » en Egypte, le « boumédiénisme » en Algérie, le « bourguibisme » en Tunisie, « l’istiqlalisme » au Maroc, force est de constater, qu’indépendamment des références idéologiques- socialisme ou capitalisme- le résultat « en gros » a été le même, celui du maintien et du développement de la dualité économique et sociale. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne faut pas s’étonner que ces pays aient en commun, avec d’autres d’ailleurs, de connaître, à travers la vague islamiste, la dénonciation de la voie occidentaliste vers la modernité et la remise en cause des élites qui la représentent. Soixante  ans après, l’échec du Nassérisme s’exprime à travers le retour en force du parti des Frères musulmans, auxquels il s’était opposé, à l’origine, précisément sur la question du  chemin vers le développement et la modernité.  De la même manière, les auteurs du coup d’Etat, ainsi que les élites qui les soutiennent, se réfèrent de nouveau au Nassérisme, alors que la haute hiérarchie militaire, avec Sadate puis Moubarak, a, depuis plus de 30 ans,  progressivement tourné, le dos à la dimension de libération nationale et antisioniste de l’héritage nassérien. Il faut noter aussi que dans bien des pays arabes, c’est l’armée, à travers des coups d’Etat militaires, ou au moins des « révolutions par le haut », qui a présidé à cette tentative de modernisation de la société, et l’échec de cette modernisation  est donc perçu comme le sien.

Mais c’est aussi dans l’existence de ces deux sociétés, et leur antagonisme, qu’il faut chercher les racines de la violence extrême des conflits  actuels dans bien des pays arabes.

La violence terrible de ces conflits recèle bien des traits  de la violence coloniale comme s’ils opposaient deux sociétés étrangères l’une à l’autre, qui se nient mutuellement, qui ne partagent pas la même culture, les mêmes valeurs, la même histoire, c’est-à-dire tous ces éléments qui relient les classes sociales entre elles, adoucissent les conflits  en les transcendant dans une solidarité plus grande qui est le sentiment d’appartenance à la même nation, au même devenir et qui rend précisément nécessaire la démocratie comme moyen de gérer les contradictions sociales, les conflits de classe, et donc de vivre ensemble.

C’est d’ailleurs dans le même moteur  caché, masqué,  qui est  celui de  toute violence historique, l’appétit de propriété et de richesses, qu’il faut chercher le mécanisme intime de cette violence.

Transfert de propriété et violence

Les périodes historiques de transfert de propriété sont les périodes d’extrême violence sociale. Il n’est pas possible d’expliquer ce qui passe actuellement dans bien des pays arabes si on n’a pas en vue cet aspect de la situation, et le sentiment qu’a une  partie des classes possédantes (celle précisément comme on le verra qui a « hérité » de la propriété coloniale ou de la propriété d’Etat) que leurs intérêts sont menacés par la démocratie. Là est la clé de la compréhension de la brutalité sociale des conflits autour de la question de la démocratie. Les conflits sont donc fondamentalement des conflits de classe même s’ils apparaissent d’abord aux yeux sous leur angle socioculturel  et qu’ils doivent leur spécificité au dualisme  postcolonial, c’est-à-dire au fait qu’ils opposent les forces sociales, les classes de deux parties de la société

La période coloniale  fut une période de transfert de propriété  d’une violence extrême. Vues sous cet angle, les guerres de libération nationale doivent aussi leur violence  si caractéristique à la lutte pour la récupération  de  la terre de la patrie,  et donc à un nouveau transfert de propriété au profit, en principe, des populations spoliées. Dans les pays arabes, qui avaient été  colonisés ou dominés, cela s’est fait en général au profit d’une partie de la société, la plus proche le plus souvent de l’ancienne société coloniale, ce qui a prolongé ou maintenu le dualisme de la société.

Dans les pays arabes à « orientation socialiste » ou à capitalisme d’Etat, comme on voudra les nommer, le transfert de propriété postcolonial a d’abord été ajourné au profit de la propriété d’Etat. Mais l’écroulement de l’URSS et du système socialiste européen a déclenché ou accéléré le passage à la propriété privée. Ce tournant historique est aussi une période d’un gigantesque transfert de propriété avec la violence qui peut lui être liée. La coïncidence donc entre ce tournant historique et la crise actuelle dans les pays arabes n’est donc pas fortuite. Cette corrélation entre transfert de propriété et violence peut expliquer aussi que c’est précisément  dans les pays arabes à économie d’Etat, où la propriété d’Etat était la plus étendue et où elle a été privatisée de façon accélérée, que la crise est la plus violente.

A cet égard le cas de l’Algérie est plein d’enseignements. A l’indépendance, le choix en faveur d’une « société socialiste » donne lieu à l’existence de la propriété publique sur un vaste secteur d’Etat dans l’agriculture, l’industrie, les services. L’immobilier lui-même, pour la plus grande part et pour sa part la plus riche,  est propriété d’Etat sous l’appellation « des biens vacants » (biens abandonnés par la colonie française.). L’élément culturel – le capital culturel, le niveau culturel, et sa mesure le diplôme- vont alors jouer un rôle essentiel dans l’accès aux fonctions de l’Etat, aux fonctions administratives   et économiques, et aux privilèges qu’ils assurent, notamment dans l’occupation des « biens vacants » immobiliers.

Dans les toutes premières décennies de l’indépendance, un diplôme, quel qu’il soit,  était la clé d’entrée  aux postes de direction dans les sociétés d’Etat ou la haute administration. Le facteur culturel, déjà important dans la hiérarchisation sociale dans toutes les sociétés, joue un rôle encore plus grand dans les sociétés où domine la propriété d’Etat. Il va être en Algérie survalorisé. De plus, en Algérie, dans les premières années de l’indépendance,  son action va être d’autant plus intense qu’il faut remplacer l’appareil administratif et économique colonial, l’ « algérianiser ».  Le facteur culturel va donc se transformer directement  en facteur de domination économique et social. Et comme l’instruction, pour ceux qui pouvaient y accéder, s’est faite en langue française pendant la période coloniale mais aussi après l’indépendance, ce sont les élites francophones qui vont constituer l’essentiel des élites économiques, administratives et pour une part importante militaires. On comprend donc les raisons sociologiques de la coïncidence qui s’opère entre langue française et statut économique et social. C’est le cas pour les fonctions administratives et  économiques  mais c’est aussi le cas  pour la jouissance de la meilleure partie des biens  immobiliers de l’Etat car c’est à partir de ces fonctions que se fait l’accès à ces biens. Ceci explique que la langue française soit celle aussi des beaux quartiers des grandes villes, et l’existence de ce dualisme culturel et sociétal y compris dans l’espace urbain dont nous avons parlé plus haut.

Lorsque se fait, à la fin des années 80 et au début des années 90 le passage généralisé en Algérie de la propriété d’Etat à la propriété privée, du « capitalisme d’Etat  » au capitalisme privé, ce sont donc les mêmes élites qui en bénéficient. Elles vont s’approprier juridiquement, directement, ce dont elles jouissaient indirectement. La démocratie va alors être d’autant plus tentante, d’autant plus séduisante qu’elle va représenter pour ces élites la possibilité de donner la légitimité de l’Etat de droit à leurs nouveaux droits de propriété et de se libérer enfin du populisme égalitariste nationaliste de la guerre anticoloniale. Mais elle va représenter aussi le danger de donner le pouvoir à la majorité, aux masses de ceux laissés pour compte et qui désormais leur demandent des comptes. D’où leur hésitation permanente entre démocratie et régime autoritaire. Ce  n’est pas un hasard, si les évènements d’Octobre 1988 en Algérie, qui ont annoncé la montée de l’islamisme politique, aient coïncidé avec la vente, bien souvent pour une bouchée de pain, des biens de l’Etat, notamment des biens immobiliers et des réserves foncières. Beaucoup des revendications populaires, dont on ne parle plus aujourd’hui, portaient alors sur l’exigence de révéler l’origine des biens de chacun et avaient créé une grande peur chez les nouveaux possédants.

On vérifie donc sous cet autre angle, les interférences culturelles  et sociales signalées plus haut: en effet, dans ces conditions historiques et culturelles particulières de transfert de la propriété, les classes populaires vont  assimiler occidentalisation, élites occidentalistes et discriminations économiques et sociales. Les questions d’identité culturelles, et à travers elles religieuses,  vont alors prendre une signification sociale. Les contradictions de classe vont prendre  le biais des conflits culturels pour s’exprimer. La question sociale va s’exprimer à travers la question nationale, c’est-à-dire à travers l’exigence populaire de parachever l’émancipation nationale, de  réaliser les promesses du mouvement de libération nationale.

Les mêmes causes  produisant les mêmes effets, on retrouve des situations semblables dans les pays du Maghreb. On retrouve aussi en Egypte, probablement avec d’autres variantes,  des interférences culturelles et sociales du même ordre, et en tout cas certainement cette violence diffuse ou directe de l’énorme transfert de propriété  de l’économie d’Etat à la propriété privée.

 

Le reclassement

 

Les périodes historiques de transfert de propriété sont  des périodes de reclassement social et donc de reclassement politique et idéologique.

La période de constitution des empires coloniaux en fut une. Des voix « démocratiques » comme celles, en France, de Lamartine et de Victor Hugo ont défendu le colonialisme qui apportait, selon eux, « la civilisation » aux pays conquis. Les révolutionnaires français des révolutions de 1830 et 1848, et plus tard de la commune de Paris, déportés en Algérie se sont peu à peu transformés en propagandistes de « l’œuvre civilisationnelle française », et en défenseurs de l’ordre colonial. Les avantages de la colonisation et de leur reclassement social les avaient fait changer de camp  mais le discours humaniste et social était resté le même. C’est d’ailleurs par la suite devenu une tradition de la gauche coloniale française, en Algérie et au Maghreb de masquer la défense des intérêts les plus froids derrière une phraséologie humanitaire et de grands discours sur « la liberté, la tolérance, la défense de la civilisation » contre les « masses musulmanes fanatiques » et la « barbarie ».  On retrouve d’ailleurs, sous une forme modernisée mais au fond sans grands changements,  les grands traits de ce discours comme discours dominant  dans les médias occidentaux .Plus prés de nous, le 8 mai 1945, des militants politiques français, mais aussi algériens, se définissant comme progressistes, qualifiaient les nationalistes algériens de « fascistes » pour ne pas vouloir renoncer au mot d’ordre d’indépendance et refuser de le subordonner à la politique des forces de gauche françaises.

L’Histoire se répète. De la même manière, les Frères musulmans sont traités en Egypte, par les partisans du coup d’Etat,  de « fascistes » , et ceux qui soutiennent  le principe de la légitimité démocratique de « traitres à la patrie », parce qu’il refusent de  subordonner la démocratie à tout autre considération. . Un journaliste du journal français « Le Nouvel Observateur » note avec surprise lors  d’un reportage en Tunisie que « la violence vis-à-vis d’Ennahdha, souvent traité de « fascistes » par l’opposition laïque, serait facilement assimilée en France à de l’Islamophobie ! » ( Jean Marcel Bouguereau, « Egypte, Tunisie, le spectre des années noires algériennes » Le Nouvel Observateur « , 28 juillet 2013 ).

Cette référence au « fascisme » est typique de l’arsenal de l’idéologie occidentaliste actuelle. Elle est d’abord hors de propos car le fascisme et le nazisme sont un produit historique, politique et culturel spécifique à l’Occident en tant que mélange complexe de racisme, d’intérêts financiers et impériaux et de concurrence entre puissances occidentales pour la domination mondiale. C’est ensuite une contre vérité historique  car Hitler n’est jamais arrivé au pouvoir par les élections. Bien au contraire, il était minoritaire au parlement, et il n’a été nommé chancelier, avec seulement 3 ministres au gouvernement, que par  la pression de milieux financiers allemands et d’une partie de l’armée sur le président de la République de Weimar : Hindenburg. Il en est de même de Mussolini qui ne prend le pouvoir que par un coup d’Etat, « la marche de Rome » des groupes fascistes, avec le soutien d’officiers supérieurs et des milieux industriels « désireux de rétablir l’ordre dans le pays ». Mais cette contre vérité a une fonction, celle d’étayer l’argument  « que le peuple peut  se tromper », et d’éviter aux faux démocrates leur cauchemar: celui du suffrage populaire.

C’est semble-t-il une tradition politique, héritée de la culture coloniale française, dans les pays du Maghreb mais aussi en Egypte à travers la forte influence culturelle et historique française, que de badigeonner d’un discours « de gauche » des intérêts particuliers.

Mais la raison fondamentale de telles positions est là aussi le transfert de propriété, le reclassement et le changement de statut social qui en ont résulté. Devenues propriétaires, les élites qui ont dirigé le pays pendant le socialisme d’Etat ont  gardé de leur jeunesse politique le vocabulaire, et probablement la nostalgie sincère de cette période. La forme reste, mais le fond a changé. L’idéologie « de gauche » est recyclée au service de nouveaux intérêts sociaux. Il en a toujours été ainsi. Les patriciens romains gardaient, dans leurs discours,  les accents égalitaristes et plébéiens  des fondateurs de la République romaine, bien après s’être constitués en aristocratie.

Cet énorme  reclassement social  touche  aussi et reconfigure les relations politiques, non seulement à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle internationale. Les tournants historiques sont à l’origine de changements dans les alliances, dans les rapports entre Etats, dans les relations diplomatiques. Mais il faut du temps à chaque force pour évaluer la nouvelle situation, prendre la mesure des changements,  prendre ses marques, avoir de nouveaux repères. A la faveur de la crise actuelle qui secoue le monde arabe, des alliances étonnantes se forment, qui semblent contradictoires, voire  contrenature; elles se nouent, se dénouent au gré de l’évolution de la situation, aussi bien au niveau local qu’international. En Egypte, les USA hésitent entre le soutien et la critique du coup d’Etat, entre le vieil allié sûr que représente la hiérarchie militaire égyptienne depuis 30 ans, et un processus démocratique qui pourrait s’avérer aventureux pour leurs  intérêts. Ils avaient déjà beaucoup hésité à abandonner Moubarak. L’Arabie saoudite est avec les Frères musulmans en Syrie mais soutient le coup d’Etat militaire  en Egypte. Le Qatar et l’Arabie saoudite divergent fortement  sur l’Egypte mais sont alliés sur la Syrie. Le parti des Frères musulmans  dénonce le silence, voire la complicité occidentale concernant le coup d’Etat et la répression en Egypte. On se souvient cependant que c’est  Mohamed Morsi, président de l’Egypte, qui avait aux côtés des pays du Golfe, rompu  les relations diplomatiques avec la Syrie. En Lybie, les puissances occidentales se sont alliées avec des courants islamistes pour abattre à tout prix Maamar Gueddafi, puis ont agi de même contre le gouvernement syrien.  Mais après les récentes attaques antioccidentales à Benghazi, elles ne sont plus du tout sûr de leur intérêt à une alliance avec les islamistes en Syrie, et craignent qu’elle ne se retourne contre eux.  Un Bernard Henri Levy, partisan acharné d’Israël et des interventions militaires occidentales, pourra tout autant célébrer la « révolution démocratique » en Lybie, comme le font des courants islamistes, que s’enflammer devant ce qu’il appelle « le coup d’Etat démocratique » en Egypte, comme le font des courants arabes « laïques de gauche » . Le nouveau pouvoir tunisien pourra, tout autant, organiser à Tunis, avec les puissances occidentales, une conférence « des amis de la  Syrie » que  s’opposer aujourd’hui à une intervention militaire en Syrie  etc…

Les tournants historiques sont des périodes  d’hésitations, de grande confusion. C’est dans les bouleversements historiques actuels que se trouve, en profondeur, l’explication du désordre, du chaos qui semble régner dans le monde arabe, et non dans une main invisible et toute puissante qui l’aurait organisé.

Djamel Labidi

 

paru dans « le Quotidien d’Oran » du 10 Octobre 2013



Articles Par : Djamel Labidi

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