En mémoire d’Howard Zinn

Je viens d’apprendre que mon ami Howard Zinn est mort aujourd’hui. Plus tôt ce matin, j’étais interviewé pour le Boston Phoenix, en liaison avec la sortie en février d’un documentaire dans lequel il est très présent. L’interviewer me demandait qui étaient mes héros, et je n’ai pas hésité à répondre en premier : “Howard Zinn.”

Il y a à peine quelques semaines, après avoir regardé le film, je me suis réveillé en pensant que je ne lui avais jamais dit combien il comptait pour moi.  Pour une fois dans ma vie, j’ai agi dans la foulée de cette pensée. Je lui ai envoyé un e-mail dans lequel je disais, entre autres choses, ce que j’avais souvent dit de lui à d’autres: qu’il était « à mon avis, le meilleur des êtres humains que j’aie jamais connu. Le meilleur exemple  de ce qu’un être humain peut être, et de ce qu’il peut faire de sa vie.»

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Faneuil Hall à Boston début 1971, et nous nous sommes tous les deux indignés contre l’accusation de Eqbal Ahmad et Phil Berrigan de « conspiration pour kidnapper Henry Kissinger.» Nous avons marché avec la foule pour faire des arrestations citoyennes au bureau bostonien du FBI. Plus tard dans le printemps, nous sommes allés avec un groupe d’amis (dont Noam Chomsky, Cindy Fredericks, Marilyn Young, Mark Ptashne, Zelda Gamson, Fred Branfman et Mitch Goodman), aux actions du May Day pour bloquer la circulation à Washington (« S’ils n’arrêtent pas la guerre, nous arrêterons le gouvernement »). Howard relate cette histoire dans le film, et j’en parle plus en détail dans mes mémoires: “Secrets: une mémoire du Vietnam et des Papiers du Pentagone.”  Mais pour des raisons de place, j’ai du couper la section suivante dans laquelle Howard – qui avait été arrêté à Washington D.C. après que la plupart d’entre nous nous soyons dispersés – retourna à Boston pour un rassemblement et pour bloquer le Federal Building. Je n’ai jamais publié cette histoire, donc la voilà, en direct de mon manuscrit.

Un jour plus tard, Howard Zinn était le dernier à prendre la parole lors d’un plus grand meeting au Boston Common. J’étais derrière une foule importante, l’écoutant par les haut-parleurs. Vingt-sept ans plus tard, je peux me rappeler de quelques unes de ses paroles. «  Au May Day à Washington, des milliers d’entre nous furent arrêtés pour avoir troublé la paix. Mais il n’y a pas la paix. Nous avons été arrêtés parce que nous troublions la guerre. »

Il a dit: “Si Thomas Jefferson et Alexander Hamilton avaient marché hier dans les rues de  Georgetown, ils auraient été arrêtés. Arrêtés parce qu’ils étaient jeunes.”

Il dit enfin: “Je veux parler maintenant de certains membres de cette assemblée, les policiers en civil parmi nous, les agents des services secrets chargés de la surveillance. Vous faites partie de la police secrète, espionnant vos frères américains. Vous ne devriez pas faire ce que vous faites. Vous devriez réfléchir et arrêter. Vous ne devriez pas éxécuter des ordres qui vont contre l’essence même de ce que veut dire être américain. ”

Ces dernières phrases n’étaient pas exactement ses derniers mots, mais c’en était la substance. Il a dû payer pour cela le jour suivant, alors que nous étions assis côte à côte dans une manifestation de blocage du Federal Building de Boston. Les manifestants encerclaient le bâtiment, épaule contre épaule, de sorte que personne ne pouvait ni entrer ni sortir sauf en nous passant sur le corps. Il y avait derrière nous une foule avec des panneaux de soutien mais qui ne participaient pas vraiment pour ne pas risquer d’être arrêtés. Il y avait devant nous un cordon de policiers, avec une masse importante de policiers derrière eux. Ils avaient tous des visières en plastique inclinées sur leur tête et ils avaient des matraques noires d’à peu près quatre pieds de long, comme des grandes battes de base-ball. Plus tard les juristes nous ont dit que le règlement de la police municipale interdisait l’usage de bâtons aussi longs.

Pourtant, au début, les relations avec la police étaient plutôt bon enfant. Nous nous sommes assis de manière téméraire juste au pied des policiers qui gardaient l’entrée, remplissant la ligne qui disparut sur les côtés jusqu’à ce que quelqu’un arrive de l’arrière du building et annonce avec un mégaphone, «  le blocage est achevé , nous avons entouré le building ! » Il y eut une acclamation venant de la foule derrière nous, et plus de gens vinrent s’asseoir avec nous, jusqu’à ce que le cercle soit deux à trois fois plus dense.

On s’attendait à ce qu’ils se commencent à nous arrêter, mais pendant un moment la police ne bougea pas. Ils auraient pu ouvrir à la main un passage à travers la ligne et le garder ouvert pour que les employés puissent aller et venir, mais pour une raison quelconque ils ne le firent pas. Nous pensions que peut-être ils sympathisaient vraiment avec notre manif, et que c’était leur manière de nous le montrer. La matinée avançait, et les gens sortirent de leur poche ou de leur sac qui des pommes, qui des biscuits, qui des bouteilles d’eau et les partagèrent autour d’eux, ils en offraient aussi aux policiers qui se tenaient devant nous. La police refusa toujours, mais ils avaient l’air d’apprécier l’offre.

Alors l’un des officiers s’approcha d’Howard et dit: “vous êtes le professeur Zinn, n’est-ce pas?” Howard acquiesça. Et l’officier s’inclina et lui serra la main avec enthousiasme. Il dit: J’ai assisté à votre conférence à l’Académie de Police. Plusieurs d’entre nous aussi. C’était une conférence merveilleuse.” On avait demandé à Howard de leur parler du rôle des dissidents et de la désobéissance civile dans l’histoire américaine. Plusieurs autres officiers approchèrent pour rendre leurs respects à Howard et le remercier pour sa conférence. L’ambiance n’était pas vraiment la même qu’à Washington.

Puis une file d’employés émergea du bâtiment, vêtus de manteaux et cravates ou de robes. Ils avaient les bras levés et tenaient des cartes dans leurs mains levées. Comme ils nous contournaient, ils tenaient leurs cartes de sorte qu’on puisse les reconnaître: des badges de fonctionnaires fédéraux. De l’autre main ils faisaient le signe de la paix, et ils entouraient le bâtiment pour montrer leur solidarité avec notre action. Leur porte-parole dit au mégaphone : « Nous aussi nous voulons que cette guerre finisse ! merci pour ce que vous faites ! Continuez. » Les photographes, et ceux de la police, les prirent en photo, et certains brandirent leur badge pour qu’il soit sur les photos. Ce fut le point culminant de la journée.

Un peu après que les employés soient rentrés dans le bâtiment, il y eut une volte-face dans l’humeur de la police. Un ordre avait circulé. Le groupe de police au centre du square se mit en formation serrée et ils baissèrent leurs visières en plastique. La police qui se tenait juste devant nous se remit en ordre, ils ajustèrent leurs uniformes et descendirent leurs visières. Apparemment c’était le moment de commencer les arrestations. Les supporters qui ne voulaient pas être arrêtés  s’écartèrent. 

Mais il n’y avait pas eu de sommations. Un coup de sifflet, et la ligne de policiers commença à avancer, les bâtons noirs se levèrent. Ils allaient traverser notre groupe, nous pousser vers l’arrière. L’homme devant nous, celui qui avait parlé un peu plus tôt à Howard de sa conférence, nous grommela « partez ! maintenant ! vite, allez-y. » Il nous avertissait, il ne nous menaçait pas.

Howard et moi nous nous regardâmes. On s’attendait à se faire arrêter. Cà ne semblait pas bien de se lever et de partir parce que quelqu’un nous l’avait dit, sans nous arrêter. Nous restions  où nous étions. D’ailleurs personne d’autre ne partit. Les bottes touchaient nos pieds. Les voix au dessus de nos têtes disaient intensément “Partez! S’il vous plaît. Pour la grâce de Dieu, partez. » Les genoux en uniforme poussaient nos genoux. Je vis une matraque voltiger. J’ai mis les mains sur ma tête, les poings serrés, et je pris sur le poignet un bâton de quatre pieds. Un autre me frappa à l’épaule.

Je roulai par terre en gardant les mains sur la tête, me relevai et reculai de quelques mètres. Howard était traîné par plusieurs policiers. L’un bloquait les bras d’Howard derrière lui, un autre lui tirait la tête par les cheveux. Quelqu’un avait déchiré sa chemise en deux, il avait du sang sur son torse nu. Juste auparavant il était assis à mes côtés, et je m’attendais à subir le même traitement, mais personne ne le fît. Je ne vis personne d’autre se faire arrêter. Mais il n’y avait plus personne d’assis, la ligne avait été rompue, désintégrée. Ceux qui étaient assis tout-à-l’heure étaient partis au loin, ils se tenaient comme moi à des mêtres vers l’arrière, regardant autour d’eux, se tenant à distance des matraques. La police ne bougeait plus. Ils étaient alignés, les visières toujours baissées, faisant claquer les bâtons sur leurs mains.  L’adrénaline était encore là, mais ils restaient sur place.

Ma main saignait, le sang coulait sur l’arrière de ma main. Je portais une montre assez lourde, elle avait accusé le coup. La matraque avait fait éclater le verre, et enfoncé des éclats dans mon poignet. Le sang dégoulinait de mes doigts. Quelqu’un me donna un mouchoir pour bander mon poignet et me dit de lever le bras. Le mouchoir fut rapidement trempé et le sang coulait le long de mon bras, je cherchai alors un poste de premiers secours qui devait se trouver derrière la foule, à un coin du square. Je finis par le trouver, et quelqu’un retira les éclats de verre de mon poignet et y fit un bandage sérieux.

Je retournai à la manifestation. Mon épaule me tiraillait. Les policiers étaient toujours plantés là, et le blocage avait repris ses positions, les gens formaient un sitting 10 mètres en arrière de là où ils étaient auparavant. Apparemment avec plus de monde, pas moins. Beaucoup de supporters nous avaient rejoints.  Mais tout était calme. Personne ne parlait fort, ni ne riait. Les gens s’attendaient à ce que la police charge à nouveau. Ils ne s’attendaient plus à être arrêtés.

Seules trois ou quatre personnes avaient été sorties de la ligne pour être arrêtés. Il s’avéra que la police avait pris la décision de n’arrêter que les « meneurs », afin d’éviter la publicité des arrestations et des procès. Howard n’était pas un organisateur de cette action, il participait comme nous tous, mais vu la manière dont ils l’avaient traité quand ils l’ont trainé hors de la ligne, ses commentaires à la police durant le rassemblement du jour précédent ont dû frotter quelqu’un à rebrousse-poil.

  

Je rencontrai Roz Zinn, la femme d’Howard, assise dans la ligne du côté à angle droit  de là où Howard et moi étions auparavant. Je m’assis entre elle et leur colocataire, une femme de son âge. Elles étaient là en renfort jusqu’à ce qu’elles voient ce qui était arrivé à Howard.

En regardant la police en formation, avec leurs uniformes et leurs matraques, fusils sur les hanches, j’ai eu l’impression d’être nu. Je savais qu’ au combat c’était une illusion de penser que vous étiez protégé parce que vous portiez une arme, mais cette illusion était efficace. Pour la première fois, j’étais vraiment conscient d’être désarmé. Au moins, dans mon propre pays,

je compris ce qu’un villageois vietnamien avait dû ressentir au sujet de ce que les Marines appelaient « county fair» – la fête au village – ,  quand les marines encerclaient tous ceux qu’ils pouvaient trouver dans un village  – toutes les femmes, enfants et personnes âgées non incorporées – ou les jeunes hommes en âge d’être du Vietcong – pour les questionner un par un dans une tente, tout en distribuant des bonbons aux enfants et en faisant des vaccinations. En gagnant les cœurs et les esprits, ils essayaient de recruter des informateurs. Aucun des villageois ne savait ce que les soldats en tenue de combat allaient faire ensuite, et qui d’entre eux serait détenu.

Nous nous sommes assis et avons parlé, en attendant la prochaine intervention de la police. Ils baissèrent leurs visières et se mirent en position. Les deux femmes que j’accompagnais étaient toutes les deux plus âgées que moi. Je me mis devant elles pour prendre les premiers coups. Je sentis une main sur mon coude. « Excusez-moi, j’étais assise là, » me dit la femme qui partageait le logement des Zinn, me regardant d’un air froid. Elle n’était pas venue ce jour-là pour que je la protège, me dit-elle plus tard. Je m’excusai et retournai à l’arrière, derrière elles.

Personne ne bougea. La police ne bougea pas non plus. Ils restèrent en formation face à nous, visières baissées, encore un bon moment. Mais ils n’avancèrent plus. Ils avaient conservé un passage pour que les employés à l’intérieur du bâtiment puissent sortir après 5 heures, puis la police se dispersa, et nous aussi.

Il y a eu un épisode plus plaisant, environ un mois plus tard. Samedi soir, le 12 juin 1971, nous avions rendez-vous avec Howard et Roz pour voir “Butch Cassidy et le Kid” à Harvard Square. Mais ce matin-là j’ai appris de quelqu’un du New York Times que, sans m’avoir prévenu, le Times était sur le point de publier les documents top secret que je leur avais remis ce soir-là. Autrement dit je risquais une visite du FBI d’un moment à l’autre. Et pour une fois, j’avais des copies des documents dans mon appartement, parce que j’avais prévu de les envoyer au Sénateur  Mike Gravel pour qu’il puisse faire de l’obstruction à ce sujet.

Extrait de “Secrets” (p. 386):

“Il fallait que j’emporte les documents hors de l’appartement. J’ai appelé les Zinn, qui avaient prévu de passer nous rejoindre chez nous pour aller au cinéma, et demandai si pouvions plutôt les rejoindre chez eux à  Newton [Mass.] . Je mis les documents dans une boîte dans le coffre de notre voiture. Ils n’étaient pas les mieux placés pour éviter d’attirer l’attention du FBI. Howard avait été clandestinement chargé de piloter le militant antiguerre Daniel Berrigan  quand il devait éviter le FBI pendant des mois (donc en pratique c’était la personne idéale pour leur cacher quelque chose) et on pouvait supposer que son téléphone était sur écoute, même s’il n’était pas surveillé sans arrêt. De toutes façons, je ne savais pas vers qui d’autre me tourner ce samedi après-midi. En tout cas, j’avais déjà remis à Howard une bonne partie de l’étude, pour la lire en tant qu’historien; il l’avait laissée à son bureau à la Boston University. Comme je m’en doutais, ils ont dit oui tout de suite. Howard m’a aidé à apporter la boîte depuis la voiture.

“Nous sommes redescendus à Harvard Square pour le film. Les Zinn n’avaient encore jamais vu de ‘Butch Cassidy’. Cà nous a remis les idées en place. Ensuite on a acheté des glaces chez  Brigham’s et on est rentrés dans notre appartement. Howard et Roz sont rentrés avant l’heure de la première édition du Sunday New York Times, pour arriver au kiosque du métro sous le square. Vers minuit, Patricia et moi sommes allés au square et avons acheté deux exemplaires. Nous avons remonté les escaliers vers Harvard Square en lisant la une, avec sur trois colonnes l’article sur l’archive secrète, et c’était bien bon..” 

Article original en anglais : A Memory of Howard Zinn, publié le 27 janvier.

Traduction : Madelaine Chevassus.

Daniel Ellsberg est un conférencier, écrivain et militant, auparavant analyste de la défense  américaine, employé par la RAND Corporation qui a fourni en 1971 les Papiers du Pentagone au New York Times. 



Articles Par : Daniel Ellsberg

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