F-35: une gestion aveugle

Le gouvernement Harper a sous-estimé les coûts et les risques liés à l'achat des chasseurs, conclut le vérificateur général

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Dès 2006, le ministère de la Défense et les Forces canadiennes étaient décidés à acheter l’avion de combat F-35 de Lockheed Martin, constate le nouveau vérificateur général, Michael Ferguson, dans son premier rapport présenté hier à Ottawa.
Ottawa — Le choix des fameux avions de chasse F-35 était celui de la Défense, et pour s’assurer que son appareil favori vole un jour au sein de l’équipement militaire canadien, le ministère a pris des moyens détournés: coûts sous-estimés, risques camouflés, décisions prises sans documents ni approbations à l’appui.

Le constat du tout premier rapport du nouveau vérificateur général est sévère. Le ministère de la Défense avait choisi dès 2006 le F-35 de Lockheed Martin pour remplacer les CF-18 qui achèvent leur vie utile. Et il s’est organisé pour que son souhait devienne réalité. «La décision d’acheter le F-35 était déjà bien amorcée quatre ans avant toute annonce officielle», a argué Michael Ferguson en point de presse. Ce n’est qu’à l’été 2010 que les conservateurs ont confirmé, publiquement, qu’ils iraient de l’avant en se procurant 65 appareils. Non seulement la hauteur des coûts anticipés a-t-elle été cachée aux parlementaires, mais les risques encourus par l’achat des F-35 ont été dissimulés aux ministres et décideurs tandis que les bénéfices espérés ont été exagérés. Conclusion: «La Défense nationale n’a pas fait preuve de la diligence nécessaire pour un engagement de 25 milliards de dollars.»

Signe que le gouvernement anticipait le dépôt de ce blâme politique, la réponse est venue à peine quelques minutes après le dépôt du rapport. Le processus d’acquisition sera remis à un autre ministère — Travaux publics —, l’enveloppe de financement allouée aux F-35 sera gelée, et les prévisions budgétaires seront annuellement fournies au Parlement dès qu’elles seront mises à jour par le bureau du programme. «Le gouvernement du Canada a agi aujourd’hui pour s’assurer que la diligence requise, la surveillance et la transparence soient fermement enchâssées dans le processus pour remplacer les avions de chasse vieillissants», a plaidé le ministre associé à la Défense, Julian Fantino, responsable des acquisitions militaires. Son bureau n’a pas été en mesure de préciser quel scénario financier serait choisi, alors que le ministère et les ministres ont mis de l’avant des estimations différentes comme l’a noté le vérificateur.

Malgré les promesses des conservateurs, l’opposition n’est pas rassurée. Car les Travaux publics ont rejeté, tout comme la Défense nationale, les conclusions du rapport de M. Ferguson. Et le comité de sous-ministres mis sur pied aux Travaux publics pour superviser dorénavant le processus d’achat des avions de chasse porte un nom — Secrétariat du F-35 — qui ne mène pas à croire que le gouvernement est prêt à mettre de côté sa détermination à acheter chez Lockheed Martin. «C’est du chiqué total. Ils n’ont absolument aucune intention de revoir quoi que ce soit. Leur décision est prise depuis des années», a scandé le chef néodémocrate, Thomas Mulcair, à l’instar du bloquiste Jean-François Fortin, qui s’est dit «aucunement» rassuré par la réponse des conservateurs. «On transfère la responsabilité d’un endroit à l’autre, ce sont les mêmes ministres qui sont impliqués […] et on s’attend à ce que miraculeusement on va mieux faire les choses? J’en doute fortement», a estimé le libéral Marc Garneau.

Le vérificateur général a refusé de montrer du doigt des responsables, hier. Mais de l’avis de l’opposition, les fonctionnaires n’ont pas pu agir seuls. Néodémocrates et libéraux ont rappelé que le système parlementaire prévoyait la «responsabilité ministérielle» et il est impossible, selon eux, que le ministre de la Défense Peter MacKay ait été laissé dans l’ignorance. Le Parti libéral demande la démission du ministre. M. MacKay n’a pas prononcé un mot, pendant la période de questions, et il a quitté la Chambre sans répondre aux journalistes.

Coûts et risques minimisés

Parmi les conclusions du rapport, M. Ferguson indique que la Défense nationale a sous-estimé le prix d’acquisition des F-35, n’ayant d’ailleurs aucun document ou évaluation à l’appui. L’étude révèle que dès 2010, la Défense nationale évaluait que l’achat de 65 avions de chasse coûterait 9 milliards, plus 16 milliards en frais de maintenance. Or le ministère a fait ses prévisions budgétaires sur 20 ans, et la durée de vie des appareils serait plutôt de 36 ans, ce qui veut dire que, selon sa propre expérience passée, la Défense peut s’attendre à devoir remplacer 14 avions au fil de ses opérations. Le ministère n’a pas non plus pris en compte les frais de mise à niveau des logiciels et du matériel, ni les armes dont ils seront équipés.

Si M. Ferguson a découvert que la Défense anticipait des frais de 25 milliards, le gouvernement, lui, plaidait depuis des mois qu’il n’en coûterait que 16 milliards aux contribuables pour acquérir les F-35. Quand le directeur parlementaire du budget, Kevin Page, a publié sa propre analyse il y a un an, prévoyant des coûts d’ensemble de 29 milliards, les conservateurs avaient répliqué que ce n’était que 15 milliards qu’il faudrait prévoir au budget de la Défense. «Nous avons de sérieuses réserves quant à l’exhaustivité des renseignements sur les coûts fournis aux parlementaires», note le rapport. Le bureau de M. MacKay n’a pas précisé hier si le ministre savait, au moment de discréditer M. Page, que son propre ministère anticipait un prix excédant de 10 milliards celui qu’il a communiqué au Parlement.

Le ministère s’est aussi abstenu de préciser, dans les documents d’information fournis aux décideurs et au ministre, les risques associés à l’acquisition des F-35; les retards de production, les problèmes technologiques encourus lors du développement de l’appareil et l’augmentation de coûts qui y était liée. La Défense a de plus accordé une cote de risque «moyen» au choix du F-35, ce qui «ne reflétait pas, à notre avis, les problèmes que connaissait le programme de JSF».

Autre critique, les retombées pour l’industrie canadienne, si nombreuses puissent-elles s’avérer, ne sont pas garanties. Les ministres de la Défense et de l’Industrie en avaient été informés, pourtant les conservateurs vantent sans relâche ces dollars qui pourraient être amassés par les entreprises du pays. Ces sommes miroitées ont justement servi d’argument pour justifier l’acquisition des F-35. Il ne s’agit que de projections qui «n’ont fait l’objet d’aucune validation indépendante».

Dès 2006, la Défense et les Forces canadiennes avaient fait leur choix. «Il était évident qu’il s’agissait de leur avion de combat préféré, et à notre point de vue, un certain nombre de décisions ont été prises et plusieurs activités ont été mises en marche en vue de son acquisition ultérieure», note le rapport. Des conclusions mises de l’avant par le ministère, pour plaider que le F-35 présentait le meilleur rapport qualité-prix, n’étaient soutenues par aucune analyse. Et après avoir signé en 2006 le protocole d’entente prévoyant l’achat du modèle F-35, la Défense s’est bien gardée d’en aviser Travaux publics pendant trois ans. Ce ministère était responsable d’approuver l’attribution de contrats sans appel d’offres, et il a donné son accord sans avoir reçu de «document justificatif». Résultat, quand le gouvernement a officiellement annoncé son intention d’acheter ses avions de chasse à Lockheed Martin en 2010, «le Canada était trop engagé dans programme JSF et le développement du F-35 pour lancer un processus concurrentiel équitable», conclut le vérificateur général.



Articles Par : Marie Vastel

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