Guerre au terrorisme : Réflexions sur un jour violent à Ottawa

J’ai pas mal de difficulté à ressentir quelque empathie avec le Premier ministre Harper. Mais quand j’ai vu hier sa déprimante image au téléphone, au sortir de son confinement dans un endroit sous clé de la Chambre des Communes, j’ai senti en lui une vulnérabilité qu’il ne montre que rarement. Harper, comme ses camarades députés, comme les employés parlementaires, les médias, les visiteurs et les enfants dans la garderie du sous-sol, s’était en effet barricadé derrière des portes closes, sans aucun doute traumatisé par l’entrée d’un tireur au Parlement. Chacun, cible potentielle, ne savait après qui il en avait. Pour une demi-journée, tout ce monde enfermé a ressenti peur, désespoir, tristesse et fragile sens de mortalité, sentiments que la population en Irak et en Syrie ont expérimentés tous les jours pendant au moins une décennie et qu’ils expérimenteront avec un degré supplémentaire sous les bombes des CF-18 canadiens.

C’est le genre de traumatisme qu’on ne souhaite à personne, et j’espère que tous ceux qui en ont été affectés recevront des conseils pour affronter le Trouble de Stress Post-Traumatique ainsi que sa cure thérapeutique nécessaire, du genre dont nos vétérans militaires se voient trop souvent privés quand ils reviennent de mission. Du genre dont la population afghane a souffert pendant 13 ans de bombardements canadiens (un milliard de balles canadiennes!), de raids nocturnes, de transferts vers la torture sans compter des quotidiens traitements indignes que procure une occupation militaire. Bref ces Parlementaires avec le pouvoir de déclarer la guerre – et d’envoyer quelqu’un d’autre la faire à leur place – ont ressenti, d’une façon relativement restreinte, ce que des millions ressentent, dans les peuples soumis à une guerre quotidienne. L’image de John Baird ou de Jason Kenney recroquevillés dans un bureau barricadé a dû présenter un contraste saisissant avec la manière crâneuse et macho avec laquelle ces hommes ont incité à déclarer la guerre à l’Armée Islamique et à raviver les flammes de la peur et de la haine face aux musulmans.

Une violence inopinée?

Rendons grâces que la plupart des otages de la violence d’hier au Parlement aient pu retourner à leur chaude maison avec douches, accès ininterrompu à l’électricité, réfrigérateur plein et la conscience que l’horreur vécue avait peu de chances de se répéter demain, ni quatre ou cinq fois dans le mois suivant, ni périodiquement pour le reste de leurs vies. Mais si c’était arrivé en Iraq, cette sécurité relative ne serait nullement garantie, en partie à cause du rôle du Canada qui a contribué à détruire l’économie, l’électricité et l’accès à l’eau potable et à un système de santé de cette nation, d’abord par un bombardement intensif en 1991, par une mise en place de sanctions brutales qui ont tué un million d’Iraquiens et par la participation canadienne à l’invasion de 2003 à l’aide (!) d’armes, d’équipements électroniques et techniques, de personnel de marine, de troupes alliées et de militaires de haut-rang. N’est-ce pas des prisonniers torturés en Iraq qu’ont émergé plusieurs chefs de l’Armée Islamique?

Le meurtre tragique d’un jeune réserviste canadien et la fusillade au Parlement en ont choqué plusieurs comme un événement soudain et inattendu. De même, sur une base quotidienne dans les zones tribales du Pakistan et d’Afghanistan, au Yémen et en Somalie, des enfants à l’école, des célébrants de mariages et d’autres individus et familles ont été soudainement tués, victimes d’un missile Hellfire expédié d’un drone opéré à distance et équipé probablement d’une caméra ciblante construite au Canada, gracieuseté de Wescam L-3 à Burlington en Ontario.

Ce que les médias décrivent comme le 9/11 du Canada rappelle les commentaires d’il y a un demi-siècle par le grand Malcolm X, selon qui l’assassinat du président Kennedy était un cas de « poulets revenant à la maison pour être rôtis », le résultat d’un « climat de haine» nourri par l’establishment corporatif renversant régulièrement des gouvernements et assassinant (ou complotant en vue d’assassiner) un assortiment de chefs d’état, de Patrice Lumumba à Fidel Castro. À l’époque, on a diffamé Malcolm X pour avoir dit la vérité, une vérité que les Américains n’étaient pas préparés à accepter, tout comme beaucoup de Canadiens aujourd’hui.

En effet, combien de Canadiens à la lecture de ce dernier paragraphe reculeront en se disant « ce sont eux, pas nous »? Et pourtant le son horrible des détonations au Parlement a dû sembler une pâle copie des premiers moments du renversement (appuyé par le Canada) du gouvernement chilien élu de Salvador Allende en 1973, un des nombreux renversements auxquels le Canada a prêté main forte (dont ceux plus récents au Honduras, en Égypte et en Haïti, etc.). Une journaliste canadienne s’est étouffée devant l’incongruité de devoir être escortée par un commando SWAT dans les couloirs du parlement où elle travaille, alors que ses collègues de tant de pays y sont obligés chaque jour par nos politiques étrangères canadiennes.

Mais plutôt que de considérer les tragiques événements d’hier comme un signal de réveil nous forçant à réexaminer le rôle négatif du Canada sur la scène mondiale et l’inévitable « climat de haine » auquel nous contribuons, nous voilà embarqués sur l’Express Platitude, enclenché dès les premières minutes après le sifflement des premières balles.

L’Express Platitude

Les incessantes références à la « perte d’innocence » ou les répétitions que « les choses ne seront plus jamais les mêmes » (spécialement dans « les halls sacro-saints » du Parlement), on assiste à la valorisation mythique d’une machine d’amour-propre en plein délire. Ce climat n’augure rien de bon. Les événements d’hier seront utilisés comme tremplins vers une plus grande militarisation de la culture nationale et une justification de guerres sans fin contre l’AI ou l’ASIL ou tout autre ennemi-du-jour adéquat. Cela nous mènera à de continuelles augmentations du budget militaire, en dépit du fait que le Département de la Guerre devait faire face à 2 milliards de $ de coupures. Les guerres en Ukraine et en Irak – dont les coûts sont gardés secrets sans trop de protestations – vont aisément en représenter le double. Les événements d’hier vont être utilisés pour attaquer quiconque questionne le rôle du Canada en des guerres présentes et passées.

De nouvelles lois répressives 

Les événements d’hier auront probablement un impact réfrigérant sur des Parlementaires ayant vécu un traumatisme commun. Mercredi était censé représenter l’opportunité pour le gouvernement Harper de déclencher une nouvelle ronde de mesures législatives pour donner au SCRS et à la Gendarmerie Royale du Canada la “liberté” d’échanger des informations avec des bourreaux, de téléguider des surveillants à l’étranger, de participer à des programmes suspicieux et d’échapper à toute poursuite et questionnement par des cours martiales ou publiques, vu la création d’une classe privilégiée d’agents et informateurs. Car après une telle journée, quel chef d’opposition voudra présenter une image premièreministrable qui refuserait un tel agenda? Les Conservateurs vont sans aucun doute entonner le refrain familier « soit vous êtes avec, soit vous êtes contre les terroristes! »

Les impacts immédiats les plus sévères seront ressentis dans certaines communautés ciblées par le profilage racial ou religieux. Tandis que les soldats canadiens ont reçu l’ordre de rester à l’intérieur ou de ne pas se présenter en uniforme en public, des individus de communautés sud-asiatiques ou moyen-orientales, et toute personne musulmane ou perçue musulmane, y penseront à deux fois avant de se montrer en public. Ces communautés vont faire l’objet d’exigences, de la part des médias et de « leaders de ces communautés », à expulser de leurs rangs les personnes radicalisées, à signaler les comportements « suspicieux » (non-définis) et à dénoncer leurs voisins au SCRS et à la police montée. Ces gens vont avoir davantage de difficulté à voyager et expérimenteront au premier chef le Programme de Protection des Passagers (avec des listes secrètes d’interdiction de vol). Notamment parce qu’avant de savoir grand-chose à propos du tireur, les médias ont vite affirmé que même s’il était canadien, il était d’héritage maghrébin et récemment converti à l’Islam. Ces facteurs, sans doute sans grand rapport avec sa souffrance personnelle, font partie du discours quotidien anti-terreur qui ne réfléchit jamais aux conséquences.

Interrogations légitimes à venir

Mon collègue Glenn Greenwald a résumé les faits (voirici.) en posant la question pourquoi le Canada, une nation en guerre depuis treize ans et plus, ressent un tel état de choc à l’idée que quelqu’un puisse (même de façon injustifiée) réagir agressivement. Mais tels des citoyens d’un pays capable d’infliger des guerres sans jamais en avoir souffert au même titre que la Russie, la France et surtout la Syrie et l’Irak, nous nous sommes crus à l’abri des conséquences de nos actions, émoustillés par une mythologie nous faisant porter fièrement le drapeau canadien sur nos packsacs lors de nos voyages en Europe.

À la fin de la journée d’hier, Harper s’est adressé à la nation, son discours inchangé du ton belliqueux emprunté la semaine précédente pour entrer dans la gorge des Parlementaires un vote pour endosser les bombardements en Irak et en Syrie : « le Canada ne sera jamais intimidé… redoubler nos efforts… sauvagerie… terroristes… pas de port de salut ».

Après cette longue journée concentrée de douloureux événements dans la capitale nationale, je m’interroge si cette expérience directe de peur et de traumatisme nous forcera à réexaminer notre propension à la violence comme prétendue solution aux conflits. Hier ne devrait-il pas donner l’occasion de réfléchir à nos propres contributions insidieuses au climat de haine et à nous désengager de notre culture de plus en plus militarisée?

Matthew Behrens

23 octobre 2014, publié sur Rabble.ca et traduit par Pierre Jasmin

Version française : http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5582



Articles Par : Matthew Behrens

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]