Guerres hybrides: La Corne de l’Afrique, la curée en Somalie, en Érythrée, en Éthiopie. Révolutions de couleurs?

La première partie de la recherche sur la Corne de l’Afrique a décrit la dynamique politique régionale d’État à État et il est maintenant temps d’approfondir les positions stratégiques de chaque pays.

Cela permettra de mettre l’accent dans la dernière section sur les vulnérabilités de la guerre hybride dans la région et d’être plus compréhensible pour le lecteur, étant donné que quelques-uns des scénarios exigent certainement des informations de base détaillées afin de bien comprendre la manière dont les États-Unis entendent les appliquer efficacement.

SOMALIE

Aperçu

Ce pays déchiré par la guerre civile semble avoir dépassé le pic de sa crise après plus de deux décennies et il est finalement sur la voie de la reprise, même si elle sera probablement prolongée et musclée et qu’elle pourrait prendre quelques dizaines d’années pour s’exprimer pleinement. À ce stade, Mogadiscio lutte pour faire valoir son autorité dans tout le reste du pays, et c’est là que se pose le principal obstacle à tout effort de reconstruction efficace. La Somalie a été démembrée, dans le sang, en une poignée de territoires dirigés par des seigneurs de la guerre, dont aucun ne veut vraiment céder à d’autres sa souveraineté durement acquise, et encore moins à une autorité centrale responsable pour tous. Pour tenter de s’adapter à cette réalité, la Somalie a mis en place un système fédéral en 2012, même si elle avait des plans transitoires depuis 2004.

Malgré le fait que les États-Unis ont officiellement reconnu les autorités de Mogadiscio en 2013, il est pratiquement impossible de parler d’un gouvernement national et cela restera ainsi probablement dans un avenir indéfini. Les militaires officiels n’ont ni la capacité ni le soutien international pour combattre simultanément les terroristes d’Al Shabaab (qui se sont révélés être une menace formidable et déstabilisante sur le plan international) et les « seigneurs de la guerre fédéraux ». Plus que probablement, la Somalie ne retrouvera jamais l’unité politique cohérente qu’elle avait autrefois, avant 1991, et c’est une réalité géopolitique que le gouvernement fédéral, ses diverses principautés de seigneurs de la guerre et la communauté internationale semblent prêts à accepter et à gérer. Avec tous les défis que cela promet, il y a aussi quelques occasions à exploiter pour des acteurs intéressés et ambitieux.

somalia-01-jpg

Institutionnalisation des seigneurs de la guerre

Le principal facteur intérieur qui définit l’avenir géopolitique de la Somalie est la mise en œuvre du fédéralisme qui, dans son contexte particulier, se traduit par une institutionnalisation des seigneurs de la guerre dans tout le pays. Il n’était pas possible pour le gouvernement de Mogadiscio de réaffirmer le contrôle sur le reste du pays, et la montée en puissance de l’Union des tribunaux islamiques (UTI) a prouvé à quel point les acteurs non étatiques radicaux pouvaient devenir plus forts que leurs gouvernements d’accueil. À bien des égards, la montée de l’UTI a précédé la montée de Daesh, et il est certainement approprié de considérer les deux comme stratégiquement et même tactiquement liés, au sens large. À côté de la montée de l’UTI, on a vu l’autonomisation et l’auto-proclamation de l’État indépendant du Somaliland et de son homologue autonome, mais non séparatiste, du Puntland. La capitale a eu beaucoup de difficulté à exercer son autorité sur son territoire. Alors que le Puntland est toujours fidèle à l’État somalien, le Somaliland s’efforce de devenir indépendant, et il se comporte déjà de facto comme tel. Les autres régions de Galmudug, de l’État du Sud-Ouest et du Jubaland sont plus sous l’influence de Mogadiscio que les deux ci-dessus, mais la capitale fédérale n’a toujours pas la pleine et totale souveraineté sur tout son territoire et toutes ses activités.

Il convient de préciser à ce stade que les régions qui viennent d’être décrites sont constituées de certaines des 18 provinces distinctes reconnues par la loi dans le pays et que si la Somalie n’est pas officiellement divisée en plusieurs régions fédérales différentes, la réalité du terrain démontre que tel est le cas et que cela restera probablement ainsi. Il est donc important de se rappeler que les constructions régionales mentionnées ne sont pas formellement reconnues par la Constitution de 2012 mais reflètent plutôt les réalités trans-provinciales de la mise en œuvre du fédéralisme identitaire des réalités basées sur les clans et les seigneurs de la guerre en Somalie.

Voici une carte approximative de la distribution régionale de facto :

  • af16Rouge : Somaliland.
  • Jaune : Puntland.
  • Hachures rouges et jaunes : territoire disputé entre le Somaliland et le Puntland, principalement contrôlé par le premier pour le moment.
  • Vert : Galmudug.
  • Blanc : Mogadiscio et ses alentours.
  • Bleu : État du Sud-Ouest.
  • Violet : Jubaland.

Comme il ressort de ce qui précède, le Somaliland et le Puntland sont d’une importance critique pour contrôler la mer d’Aden et l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb qui la relie à la mer Rouge. Cela explique pourquoi les Émirats arabes unis prétendent construire une installation navale dans le Somaliland, qui est beaucoup plus développé, stable et indépendant que le Puntland (qui est le lieu de résidence de la plupart des pirates notoires de la dernière décennie). Le différend territorial entre ces deux États ne semble pas en voie de se transformer en un conflit important, mais si l’ancien président du Puntland réussit à convertir sa candidature à la présidence nationale, il pourrait évidemment conclure un accord avec Mogadiscio et peut-être même la communauté internationale (représentée le plus directement par les forces de l’Union africaine en Somalie, l’AMISOM) pour obtenir leur soutien en faisant un mouvement militant pour régler ce conflit une fois pour toute sous prétexte de promouvoir l’unité nationale et de lutter contre le sécessionnisme. On passerait probablement à une autre phase de la guerre civile du pays, profitant des succès politiques internes enregistrés au cours de la dernière décennie.

Dans un avenir immédiat, toutefois, le Somaliland devrait rester farouchement indépendant et ne cédera rien, inutilement, de sa souveraineté de fait à Mogadiscio, à moins qu’il n’y gagne (ou pense pouvoir gagner) beaucoup plus d’avantages qu’il ne le croit en acceptant des compromis. Le fait que le Somaliland soit, à toutes fins utiles, un État indépendant de facto, mais non reconnu, et continuera d’être traité comme tel par divers acteurs intéressés comme les EAU, il convient également de parler des autres domaines d’influence étrangère apparaissant en Somalie et comment ils se rapportent à la dynamique internationale plus large de la région de la Corne de l’Afrique. Jubaland, le territoire coloré de violet le long de la frontière du sud-ouest du pays, est la tranche de Somalie que l’État d’Afrique de l’Est du Kenya traite unilatéralement comme sienne, en envoyant parfois des forces militaires et en y conduisant des frappes aériennes pour combattre Al Shabaab. La prochaine section de cet article sur l’Afrique de l’Est, qui concerne ce pays en particulier, expliquera la crainte du Kenya vis-à-vis du nationalisme somalien et d’Al Shabaab, mais pour l’instant il suffit de savoir que Nairobi évalue Jubaland comme étant dans sa sphère d’influence exclusive, opérant de fait comme un État tampon en isolant le pays du reste des malheurs de la déstabilisation de la Somalie.

En ce qui concerne les autres, il reste à voir exactement sous quelles influences étrangères ils vont tomber, mais il est raisonnable d’affirmer que l’Éthiopie aura toujours un intérêt dans leurs activités. En rétrospective de l’intervention antiterroriste de 2006 contre l’ICU, l’Éthiopie est entrée dans le pays par les régions qui sont maintenant généralement identifiées comme Galmudug, Mogadiscio et le Sud-Ouest, soulignant ainsi l’importance d’Addis-Abeba pour influer directement les événements intérieurs somaliens. Il est prévu que cette réalité géopolitique demeurera constante, même si l’on ne sait pas jusqu’à quel point l’Éthiopie pourra influencer ces régions à l’avenir et si elle y parviendra ou non avec une autre intervention antiterroriste. Ce dernier scénario n’est pertinent que si Al Shabaab lance une invasion transfrontalière de type Daesh visant à établir un califat terroriste ou s’il déclenche une sorte de provocation similaire dans cette vaste région somalienne anciennement appelée Ogaden. Si cela se produisait, l’Éthiopie pourrait finir par répéter son opération de 2006 et, par la suite, occuper aussi des parties du pays durant les prochaines années. Cela dépend toutefois des capacités des militaires sur la durée et d’une crise domestique telle qu’une lutte séparatiste (pré-planifiée et temporisée) contre les nationalistes oromistes, qui pourrait l’obliger à hâter un retrait précoce et à se concentrer davantage sur ses menaces les plus immédiates et purement internes.

En résumé, la mise en œuvre du fédéralisme identitaire dans le contexte national spécifique de la Somalie et dans ses conditions sociopolitiques a, en effet, institutionnalisé les seigneurs de la guerre qui prévalent dans le pays depuis des décennies, et cela pose des défis évidents aux autorités fédérales de Mogadiscio. Cela apporte aussi certaines opportunités aux États étrangers pour préciser définitivement les sphères d’influence qu’ils envisagent. Cet état de choses est le plus mutuellement visible dans le petit État, indépendant de facto, du Somaliland, mais il peut également se produire dans n’importe lequel des autres, surtout si une crise politique intérieure à venir les amène à couper les liens établis avec Mogadiscio et à employer leurs milices respectives pour se créer dans le sang un fief plus souverain sur leurs territoires. En outre, les domaines d’influence mentionnés ne sont pas toujours mutuellement acceptés par la région hôte envisagée et par leur partenaire étranger puisque, comme dans le cas du Kenya ci-dessus avec le Jubaland et de l’Éthiopie avec Galmudug, Mogadiscio et le Sud-Ouest, une action étrangère unilatérale pourrait être imposée selon l’avancement des intérêts subjectivement définis de chaque État intervenant.

La curée sur la Somalie

Cette réalité géopolitique nationale coïncide directement avec les détails susmentionnés sur l’institutionnalisation des seigneurs de la guerre, mais mérite d’être mentionnée comme une vulnérabilité propre, interne et un facteur stratégique en raison de son importance à grande échelle. Les Émirats arabes unis et éventuellement les autres partenaires du CCG se mobilisent militairement en Somalie. L’Éthiopie a des antécédents d’intervention et d’occupation militaire prolongée à Galmudug, Mogadiscio et dans le Sud-Ouest, et le Kenya s’implique occasionnellement au Jubaland, ce qui prouve que les pays étrangers s’efforcent de délimiter leurs intérêts dans une Somalie centralement faible et aux régions largement autonomes. Ce n’est pas tout, puisque la Turquie, comme on l’a mentionné dans la Partie I, s’intéresse à la création d’une base militaire à l’intérieur du pays, même si elle se concentre sur la région de Mogadiscio. Cela ferait d’elle le deuxième État non africain à avoir une présence militaire indéfinie dans le pays, bien que les bases de drones secrètes des États-Unis ne doivent pas non plus être oubliées. De plus, l’Union africaine (UA) entretient des installations militaires à l’intérieur du pays et c’est par le biais de la Mission de l’UA en Somalie (AMISOM) que des pays comme le Burundi et l’Ouganda ont déployé légalement leurs forces respectives.

Si l’on veut réduire l’échelle et passer des acteurs étatiques aux acteurs non étatiques, cela vaut la peine d’évoquer à nouveau le rôle présumé de l’Érythrée dans le soutien aux terroristes d’Al Shabaab et le lien que ce groupe entretient avec le Qatar. S’agissant d’Asmara [capitale de l’Érythrée, NdT], il s’avère qu’elle a utilisé (et continue peut-être encore) cette organisation dans le cadre de sa guerre par procuration à l’échelle régionale contre Addis-Abeba [capitale de l’Éthiopie, NdT], alors que Doha y voit une armée par procuration qui pourrait avancer ses objectifs idéologiques et géopolitiques respectifs. Encore une fois, il n’existe pas de preuve flagrante qui relie l’un ou l’autre de ces deux pays à Al Shabaab. Cela laisse donc planer un doute raisonnable, mais les arguments existants et les éléments de preuve fournis sont assez convaincants pour supposer qu’une sorte de lien entre eux existait et probablement existe encore dans une certaine mesure. De là, l’analyse peut procéder à l’incorporation d’acteurs non étatiques en tant qu’agents pour décupler les facultés géopolitiques de certains États, ce qui renvoie vers l’attention aux États régionaux fédérés et à l’interaction que les États ont avec eux et leurs milices respectives (amicaux tels que les Émirats arabes unis et le Somaliland ou hostiles comme lors des incursions du Kenya dans le Jubaland). Conformément aux principes du fédéralisme identitaire que l’auteur a décrits auparavant et a périodiquement cités tout au long du livre, on s’attend à ce que les États étrangers intensifient leurs relations diplomatiques d’État à non-État au sein des pays identitaires fédérés tels que la Somalie. Puis ayant examiné la signification géopolitique du pays dans la politique globale, nous supposons que cela va s’accélérer à court et à moyen terme et inaugurer une compétition pour la curée en Somalie.

Les renégats

Le dernier problème affectant l’appréciation de la stabilité intérieure de la Somalie est le rôle d’Al Shabaab, que l’auteur décrit comme un groupe terroriste renégat qui pose une menace régionale à égalité avec Daesh. Le terme renégat est appliqué à l’organisation parce qu’elle contrevient à toutes les normes et pratiques internationales établies et quelle est utilisée par ses deux partenaires présumés que sont l’Érythrée et le Qatar pour déstabiliser la région de manière non conventionnelle. Al Shabaab, tout comme Daesh, pourrait un jour se retourner contre ses anciens partenaires et complètement disjoncter en devenant une source incontrôlable d’ennuis pour tous les acteurs concernés, que ce soit ses victimes ou ses anciens clients. L’interférence du nationalisme de la « Grande Somalie », du sentiment anti-éthiopien (qui pourrait largement être manipulé sous la bannière inclusive de l’« anti-impérialisme ») et du djihadisme wahhabite rend le message du groupe attrayant pour les jeunes égarés et les individus isolés qui mettent l’une de ces trois plates-formes idéologiques au-dessus du reste des idéaux de leur vie. Si Al Shabaab exploite efficacement l’éventail des appuis qu’il pourrait éventuellement engranger en exploitant individuellement chacune de ces trois idéologies fédératrices, puis en les regroupant sous l’égide collective de son organisation, le groupe terroriste pourrait recevoir un soutien de la part de certaines composantes clés et rapidement en arriver au niveau des forces que son prédécesseur, l’ICU, avait autrefois réunies.

Le groupe terroriste renégat réussira certainement à susciter une ou plusieurs interventions militaires s’il réussit à gagner en importance et en puissance. Pour commencer, l’Éthiopie interviendrait presque certainement dans une mesure limitée ou totale afin d’empêcher sa région somalienne (autrefois appelée Ogaden) de tomber, victime de la contagion idéologique propagée par Al Shabaab. Le Kenya, lui aussi, serait contraint de faire quelque chose de semblable vis-à-vis du Jubaland, à la fois pour protéger ses propres intérêts et aussi pour le concours de leadership régional qui se joue entre lui et l’Éthiopie. Nairobi ne souhaiterait pas céder stratégiquement un morceau de la sphère d’influence qu’il envisage dans le sud-ouest de la Somalie à l’Éthiopie celle-ci pouvant élargir toute intervention à venir pour y inclure cette zone. L’Union africaine serait probablement aussi impliquée, bien que ses mécanismes politiques internes puissent l’empêcher de prendre une décision aussi immédiate et résolue que l’Éthiopie ou le Kenya, ce qui en fait le troisième participant le plus susceptible d’intervenir directement militairement, surtout dans le cas où elle serait toujours présente dans le pays au moment de ce scénario (ce qui est tout sauf assuré) pour renforcer ses forces avant une campagne offensive robuste. On peut aussi supposer que les États-Unis joueront un rôle de Lead From Behind par des frappes aériennes sélectives via des drones, des incursions de forces spéciales et un avis stratégique à l’une ou l’autre, ou à toutes les armées intervenantes.

Compte tenu de toutes les branches déstabilisantes du scénario « liberté pour tous » qui pourraient de manière prévisible se développer en réponse à la montée d’Al Shabaaben Somalie, il est juste de dire que cette organisation terroriste représente le facteur renégat ultime dans le pays et peut-être dans toute la Corne de l’Afrique et, par extension kenyane, à des parties de l’Afrique de l’Est aussi.

Djibouti

La petite Djibouti est devenue l’un des États les plus géostratégiques et convoités de toute l’Afrique. C’est entièrement le résultat de sa position le long du détroit de Bab-el-Mandeb et de sa connectivité ferroviaire financée par la Chine pour l’expansion de l’économie éthiopienne. Ses installations portuaires permettent à une poignée de ses partenaires militaires les plus proches d’affirmer leur part d’influence dans leur rôle de « portiers » maritimes vers l’Europe à côté de l’Égypte et son contrôle sur les deux canaux de Suez.

djibouti-01
La grande attention diplomatico-militaire qui a été donnée à Djibouti prouve qu’il y a une concurrence active en cours entre les différentes puissances pour égaler ou au moins s’approcher du rôle de l’Égypte en ce qui concerne le flux de marchandises entre l’Europe et l’Asie  par la mer Rouge. À grande échelle, cela indique que le monde est conscient de la double nature maritime et continentale de la politique des Routes de la Soie – One Belt One Road – de la Chine et que si les acteurs unipolaires s’y confrontent frénétiquement et tentent de bloquer les portions continentales le long de la frontière russe, ils essayent aussi simultanément de faire quelque chose de similaire en ce qui concerne l’aspect maritime le long du détroit de Bab-El-Mandeb à Djibouti.

Il n’est pas du tout envisagé qu’ils prévoient de fermer le passage maritime à court terme, mais ce sont des capacités potentielles que les États-Unis et leurs alliés du CCG veulent d’atteindre (ces derniers étant démasqués dans la guerre au Yémen). Cela représente une menace stratégique pour le monde multipolaire au même titre que celle posée avec le détroit de Malacca et sa fonction de connectivité interrégionale. C’est pourquoi la concentration sur Djibouti est d’autant plus importante que ce pays est devenu hôte de beaucoup d’installations militaires variées, mises en place par une poignée d’États géographiquement diversifiés, renforçant ainsi la concurrence qui a été déployée pour un accès avantageux (et un potentiel de sauvegarde proactif) au niveau de Bab-el-Mandeb depuis la fin des années 2000. L’effarouchement par des pirates a servi de fondement à l’ouverture de la brèche navale internationale.

Trop de cuisiniers dans la cuisine

Comme dit le proverbe, il y a « trop de cuisiniers dans la cuisine ». Cela signifie qu’il y a trop de décideurs dans un trop petit un espace. C’est le cas quand il s’agit de la multitude d’acteurs militaires sur le terrain à Djibouti, qui comprend les États-Unis, la Chine, la France, le Japon et bientôt l’Arabie saoudite. On peut comprendre que les forces unipolaires aligneront généralement leurs opérations de renseignement contre la Chine, tout comme la Chine le fera contre toutes les autres parties en réponse proactive, mais aucun des deux camps ne devrait nuire physiquement à l’autre. Au lieu de cela, Djibouti se transforme en un nid d’espions et une base opérationnelle avancée pour les drones, les forces spéciales et autres types de participation non conventionnelle dans les affaires de la région, sans parler de l’emploi des forces navales conventionnelles. Le petit État étant utilisé comme un tremplin pour la promotion des grandes stratégies régionales, on pourrait ironiquement dire qu’il est « trop petit pour échouer / Too Small to fail », c’est-à-dire que la base stratégique est trop petite pour tous les acteurs concernés, de sorte qu’aucun d’entre eux ne peut se permettre d’ébranler sa stabilité et risquer de compromettre un déploiement intéressé dans le pays.

Menaces de révolutions de couleurs

Comme c’est regrettablement typique, ce n’est probablement qu’une question de temps pour qu’un dilemme de sécurité ne se développe entre les États-Unis et la Chine, par lequel les alliés du Pentagone vont agir ensemble et élaborer un plan pour protéger leurs intérêts militaires en même temps qu’ils inventeront une excuse qui vise agressivement à saper la position de la Chine. Le bilan des déstabilisations des États-Unis suggère que Djibouti n’est évidemment pas immunisé, en dépit des présences militaires des États-Unis et de leurs alliés et de leur intérêt superficiel apparent à maintenir la stabilité générale là-bas. La motivation des États-Unis pour miner le gouvernement actuel du président Guelleh est de le presser à renier son accord d’implantation d’une base militaire avec la Chine ou de le remplacer par un pantin complaisant qui exécutera les ordres qu’il aura refusés. À la suite du manuel documenté des stratégies de Révolution de couleur, on peut donc s’attendre à ce que les États-Unis commencent bientôt à susciter des menaces de guerre hybride contre le gouvernement et, dans cette perspective, les émeutes anti-gouvernementales de décembre 2015 peuvent être considérées comme un avertissement à Guelleh de ce qui pourrait venir plus tard s’il ne respecte pas les souhaits de Washington.

Le potentiel de dégâts collatéraux de ce schéma est que Guelleh pourrait finir par éjecter les bases militaires US, au lieu de celles de la Chine s’il est forcé de repousser – avec le conseil chinois ou l’assistance directe – une menace de guerre hybride assez grave pour son gouvernement. En outre, même si l’opération de changement de régime réussit à éliminer le président, son remplaçant pourrait ne pas être exactement celui attendu, ou l’individu choisi pourrait finir par être influencé de manière préemptive par la Chine et donc stratégiquement neutralisé dans la réalisation de politiques dommageables contre ses intérêts. Les circonstances imprévisibles qui peuvent ainsi (et en général, c’est ce qui se passe typiquement et de façon chaotique) se traduire par un début unipolaire de guerre hybride finissant par renverser les gains stratégiques espérés et ironiquement infliger des dommages à leurs créateurs. Djibouti est si important pour la stratégie unipolaire que la déstabilisation délibérée du pays n’est pas un scénario qui doit être considéré à la légère par les décideurs concernés. C’est à dire ceux qui, finalement, décident de faire le coup de feu ou non pour mener à bien leurs opérations, sachant inversement, que c’est tout aussi important (sinon plus) pour la grande stratégie de la Chine, il est possible que certains d’entre eux se sentent assez confiants pour se lancer dans ce dangereux gambit.

Afar et le nationalisme somalien

Le Tripwire

Dans l’éventualité d’une rupture de l’autorité de l’État, probablement déclenchée par une Révolution de couleur et une poussée latente de guerre hybride par les unités unipolaires de renseignement basées à Djibouti, il est probable que le pays se divise en groupes identitaires violents. Sur le plan démographique, environ 60% du pays est peuplé par le clan issa-islamique somalien, alors qu’environ 35% est habité par les Afars, un groupe transnational de personnes dont le territoire s’étend à travers Djibouti, l’Érythrée et l’Éthiopie (ce dernier leur a accordé un État fédéral géographiquement vaste). Il est également important de noter à ce stade que l’ancienne colonie française du Djibouti moderne a été appelée le Territoire français des Afars et des Issas lors de la période 1967-1977, immédiatement avant l’indépendance, en soulignant le rôle que les deux peuples ont joué dans le pays depuis au moins le demi-siècle passé (si ce n’est évidemment depuis plus longtemps). Les tensions entre les deux parties ont atteint leur apogée violente lors de la guerre civile de Djibouti de 1991-1994 qui a vu les rebelles d’Afar lutter contre le gouvernement somalien-Issa, mais au final les autorités et leurs constituants ethniques numériquement plus grands ont prévalu et le Président Guelleh a été élu en 1999. C’est un homme du clan ethnique Somali / Issa.

Il est important de souligner que les Afars ont surtout concentré leur activité de guerre civile dans les régions du nord du pays d’où ils sont originaires et que dans le schéma actuel, cela placerait le chemin de fer Éthiopie-Djibouti en dehors de leur zone d’opérations prévisible si une seconde guerre civile (aussi improbable que cela puisse paraître à l’heure actuelle) éclatait à l’avenir. Considérant que ce chemin de fer est l’épine dorsale de l’importance stratégique de Djibouti pour l’arrière-pays africain, il convient donc d’examiner comment il pourrait être affecté géopolitiquement par le nationalisme somalien réactionnaire (voire proactif) dans un scénario de guerre hybride basé sur les identités à Djibouti. En raison des circonstances historico-coloniales et de l’indépendance de leur propre État souverain en 1977, les Issa-Somalis ont cultivé une identité distincte de leur État-nation somalien et de leurs compatriotes homonymes. Ils ont prouvé, après le début de la guerre civile de 1991, être beaucoup plus profondément divisés que l’image initiale donnée pendant la guerre froide et l’administration de Siad Barre durant la période 1969-1991.

Identité, unité et désunion

À de nombreux égards, Siad Barré a fonctionné comme une force socialement stabilisatrice pour unir ou au moins apaiser les clans somaliens disparates tout comme Kadhafi en ce qui concerne les tribus libyennes, et le retrait forcé de ces deux dirigeants a eu des conséquences dévastatrices pour l’unité nationale. On ne sait pas si Guelleh remplit une fonction personnelle semblable pour Djibouti ou non, mais on prévoit que les troubles intérieurs contre lui pourraient être le déclencheur nécessaire pour diviser de nouveau le pays le long de ses lignes Afar / Somali-Issa, qui ont naturellement des dimensions géographiques nord-sud, respectivement. Si cela ouvre d’une manière ou d’une autre la boîte de Pandore du nationalisme somalien supposée dormante et relance l’idée de la « Grande Somalie », alors au lieu que Djibouti reçoive les ambitions irrédentistes de l’État somalien, il pourrait arriver que le petit pays ou tout au moins certains de ses individus les plus nationalistes (peut-être même unipolaires, influencés par le renseignement occidental) poussent activement à lancer l’expansion ou l’unification de Djibouti avec le Somaliland afin de maximiser la signification géostratégique de l’État proposé et de satisfaire leurs désirs ethno-nationalistes.

Il n’y a rien de concret pour indiquer qu’il s’agit d’un sujet de discussion populaire à Djibouti ou au Somaliland, mais l’auteur s’inspire de l’expérience observée de plus grands projets nationalistes partout dans le monde et de leur activation au milieu des périodes de conflit d’identité domestique. En outre, la présence de tant de forces militaires unipolaires à Djibouti pourrait également indiquer qu’il existe une présence complémentaire importante des ONG (front du renseignement) qui pourrait être discrètement en train de promouvoir ce programme. Du point de vue unipolaire, un Djibouti-Somaliland élargi, si celui-ci y consentait, allongerait sa présence stratégique le long des passages sud du détroit de Bab-el-Mandeb et du golfe d’Aden, joignant ainsi le chemin de fer Éthiopie-Djibouti, le Port de Djibouti et le port de Berbera en Somaliland ensemble sous une unité géopolitique de facto.

Scénario alternatifs

Néanmoins, cela pourrait inciter à une contre-réaction de la part des Afars, qui pourraient alors s’agiter pour leur propre indépendance, l’unification avec la région Afar d’Éthiopie (et donc la destruction de l’unité géopolitique de Djibouti), ou peut-être amener à une certaine forme de fédéralisme à Djibouti afin de conserver les frontières existantes de l’État actuel. Si cette potentialité se réalise, alors les Afars acquerraient les régions peu peuplées et infestées de mines terrestres du golfe de Tadjoura alors que les Somalis-Issas recevraient la partie méridionale, plus peuplée, avec la capitale et la ville ethniquement mixte de Djibouti (et toutes ses installations militaires) comme unité politique distincte à l’ombre de la vieille guerre froide de style berlinois. Dans cette construction, le terminal ferroviaire Éthiopie-Djibouti serait dans la zone de capitaux administrée séparément tandis que le reste de son passage traverse la région Somali-Issa. Mais il est presque certain que les Afars voudraient avoir une sorte d’accord de participation aux bénéfices avec les Somalis-Issas afin de survivre financièrement dans leurs régions nordiques qui manquent de ressources (et n’ont pas non plus été louées pour des bases militaires, du moins pas encore).

Pour conclure la prévision de scénario qui vient d’être entreprise par l’auteur, une révolution de couleur et / ou une guerre hybride tentée par les forces unipolaires pour changer le gouvernement de Djibouti existant et évincer la présence militaire de la Chine dans le pays pourrait rouvrir les blessures ethniques entre Afar et Somali-Issa, ce qui pourrait conduire soit à la dissolution de l’État de Djibouti, soit à sa division en un « Grand Afar » en tant qu’entité sous-étatique de l’Éthiopie (mais qui serait certainement opposée à l’Érythrée par crainte de l’encerclement), d’une « Grande Somalie » ou d’un « Grand Somaliland » ou d’un partitionnement identitaire interne fédéré entre deux ou trois entités distinctes. Selon toute vraisemblance, les puissances régionales et mondiales permettraient à Djibouti de se dissoudre et de se diviser entre ses deux plus grands voisins en raison de l’effet que cela pourrait avoir sur la fragilité de l’équilibre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Cela conduirait probablement à une guerre de continuation entre les deux rivaux de la Corne de l’Afrique.

L’agression d’Al Shabaab

Le dernier facteur stratégique qui affecte Djibouti est la possibilité d’attaque par Al Shabaab, qui pourrait exploiter l’identité musulmane somalienne du segment le plus vulnérable des 60% de la population afin de gagner des recrues militantes pour la réalisation de son attaque indirectement anti-éthiopienne. Ils étaient déjà responsables d’un attentat-suicide en mai 2014 dans la capitale qui a incité le Home Office du Royaume-Uni à avertir que les terroristes pourraient envisager de viser plus de cibles occidentales moins protégées à l’intérieur du pays.

Ce précédent prouve que Djibouti est dans le radar d’Al Shabaab et qu’il y restera probablement aussi longtemps que l’organisation existera. Un assaut du style de Paris ou Mumbai sur la capitale du pays susciterait immédiatement un état de pandémie de violence, car chaque organisation militaire étrangère qui y est basée se débattrait pour comprendre ce qui se passe et concevoir le moyen le plus avantageux et le plus intéressé pour aider les forces de sécurité de la nation à faire face à la crise.

La concurrence résultante pourrait être féroce et hostile, et des mesures antiterroristes non coordonnées par les États-Unis et la Chine, par exemple, pourraient même mener à une incidence involontaire de type « tir ami », accentuant encore les tensions entre les deux rivaux mondiaux. Al Shabaab, comme toujours, est l’agent ultime du chaos dans la Corne de l’Afrique et il est impossible de prédire précisément avec certitude ce qu’il fera, l’impact que cela aura et les réponses nationales, régionales et internationales que cela susciterait.

Érythrée

Aperçu

Le troisième et dernier État littoral dans la région de la Corne de l’Afrique, l’Érythrée, est particulier du point de vue de tous les standards politiques internationaux. Comme cela a été examiné plus tôt dans la recherche, il est engagé dans des hostilités ou l’a été dans des tensions accrues avec tous ses voisins, ce qui a conduit à une mentalité de siège parmi sa population, qui a été facilement promue par le gouvernement. Pour cette raison et bien d’autres, l’Érythrée est généralement considérée comme un « État voyou » par la communauté internationale, qui implique également le CSNU. Cet organe de sécurité a adopté à l’unanimité, des sanctions contre le pays en raison du soutien supposé de l’Érythrée à l’organisation terroriste Al Shabaab. Bien que les sanctions aient été décriées par certains commentateurs de médias alternatifs, il est incontestable que la Russie et la Chine ont accepté ces mesures à partir de ce qu’elles estimaient être des motifs justifiables pour le faire à l’époque, et que les personnalités critiquant Moscou pour son comportement à cet égard ont presque toujours volontairement évité de faire de même à propos de Pékin. Afin de ne pas détourner trop la recherche pour en faire un commentaire analytique sur le fonctionnement subtil des voix « alternatives » pro-impériales et autres alternatives « médiatiques » anti-russes, l’auteur voudrait résumer clairement que l’existence des sanctions du CSNU, telles que convenues par les États multipolaires leaders, la Russie et la Chine, a conduit à la stigmatisation de l’Érythrée comme État « voyou ».

eritrea-01-jpg

L’État de la mer Rouge est riche en ressources minérales mais pauvre en qualité de vie, et cela est à la fois une conséquence de la mauvaise gestion économique et administrative et de la priorité accordée par l’État aux affaires militaires par rapport aux affaires civiles (apparemment justifiées par la mentalité de siège examinée plus tôt). On estimeque l’Érythrée dépense environ 20% de son PIB pour les affaires militaires – ce qui, évidemment, creuse un énorme trou dans le budget national – pour se défendre contre ce qu’elle considère comme des menaces multi-vectorielles provenant de toutes les directions géographiques. En partie à cause de la mauvaise conjoncture économique à l’intérieur du pays et de la grande quantité de PIB qu’il consacre aux services armés, le gouvernement érythréen semble manquer d’argent, ce qui expliquerait peut-être une des raisons pour lesquelles il s’est tourné vers le riche GCC pour collaborer à leur guerre contre le Yémen. Pour autant que les commentateurs aient pu estimer que l’Érythrée conservait un comportement semblable à un État voyou post-indépendance, que ce soit comme expression d’une agression déstabilisatrice ou d’une fierté hors de propos, il est juste de dire qu’en coopérant récemment avec le GCC, Asmara s’est sans équivoque associé avec une coalition unipolaire pro-américaine afin de recevoir de l’argent, du carburant et la possibilité d’un allégement des sanctions, une halte dans l’intrigue sur les « armes de migration massive » que l’Occident a lancée contre lui et peut-être pour être récipiendaire d’investissements des pays du Golfe et d’autres comme partenaire favorisé mais non officiel dans cette infâme campagne globale.

État de guerre quasi permanent avec l’Éthiopie

La première caractéristique fondamentale de la situation stratégique de l’Érythrée est qu’elle est restée presque toujours en guerre contre l’Éthiopie depuis son indépendance et que cela a dominé littéralement tous les aspects du pays. Pour rappeler l’introduction de cette recherche sur la Corne de l’Afrique, la guerre froide éthiopienne-érythréenne s’est étendue dans toute la région et est particulièrement active en Somalie, ce qui explique la coopération présumée d’Asmara avec Al Shabaab. La menace perçue d’une guerre de continuation pouvant éclater à tout moment explique le droit souverain de l’Érythrée de dépenser autant dans les affaires militaires et d’instituer un projet de politique de recrutement forcé et indéfini pour ses citoyens. Cette dernière décision sera reprise très bientôt lors de la description de l’effet des « armes de migration massive » occidentales sur l’Érythrée. Mais en ce qui concerne le pays, ses dépenses militaires ne sont pas utilisées uniquement pour des investissements conventionnels. Au contraire, une bonne partie de l’attention stratégique d’Asmara est axée sur l’utilisation d’éléments asymétriques pour compenser la stabilité du gouvernement éthiopien, et cela prend en particulier la forme de l’accueil offert a une poignée d’organisations sécessionnistes et anti-gouvernementales.

Les Tigréens transnationaux

Parmi tous les groupes éthiopiens que l’Érythrée soutient, les plus stratégiquement affiliés sont le Mouvement démocratique populaire du Tigré (TPDM), que même l’ONU a accusé Asmara d’aider. Alors que toutes les organisations insurgées sont déstabilisantes à divers degrés, il existe une certaine symbiose stratégique entre le gouvernement érythréen et le TPDM, en grande partie en raison de l’État transnational des Tigréens ethniques entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Dans l’État de la mer Rouge, les Tigréens sont estimés, par le Livre blanc de la CIA, correspondre à 55% de la population, tandis qu’en Éthiopie, où ils ont leur propre État fédéral à base ethnique, la même source les recense seulement à 6,1% du total de la nation. Mais il faut souligner que cela signifie qu’il y a numériquement presque deux fois plus de Tigréens à l’intérieur de l’Éthiopie qu’en Érythrée. En outre, les pourcentages n’indiquent pas correctement l’importance inverse que les Tigréens ont eu dans l’histoire récente de l’Éthiopie, parce que le Front populaire de libération du Tigré (TPLF) était le principal moteur de l’organisation de résistance anti-Derg à la fin de la guerre civile éthiopienne. Elle est considérée comme la composante la plus importante du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF).

Il est intéressant de noter que le TPLF était allié au Front de libération populaire de l’Érythrée (EPLF). Donc ce qui s’est globalement produit, c’est que les deux alliés de la guerre civile se sont séparés et ont assumé les rôles de leadership de chacun des États rivaux, ajoutant une dose supplémentaire de complication dramatique dans la guerre froide érythréo-éthiopienne. Cela signifie toutefois que la région du Tigré d’Éthiopie est considérée par l’Érythrée comme particulièrement vulnérable en raison de la propagation transfrontalière de ce groupe ethnique. Mais en conséquence, on pourrait en dire autant des régions habitées par le Tigré d’Érythrée vis-à-vis de la grande stratégie éthiopienne. Pour ajouter à cela, cependant, on peut penser que les Tigréens éthiopiens sont plus fidèles à Addis-Abeba qu’ils ne le seront jamais à Asmara parce qu’ils perçoivent qu’ils ont obtenu un avantage disproportionné concernant leurs positions au sein du gouvernement emmenés par l’EPRDF, et n’ont donc pas prévu de tourner le dos à un gouvernement qui leur profite autant. Cependant, en raison de la perception par certains, critiques sur le fait que les Tigréens occupent une position trop influente dans l’EPRDF et le potentiel de ralliement que cela peut avoir pour rassembler des civils autour de cette opposition dans des manifestations anti-gouvernementales, on ne prévoit pas non plus que l’Éthiopie en ce moment, et compte tenu de son présumé régime de leadership politique interne, se risque à lancer une guerre contre l’Érythrée au nom de la création d’un sous-État du « Grand Tigré » (même si ce pourrait être le résultat tangible de toute guerre réussie à venir).

Peu importe comment le facteur tigréen est ou n’est pas utilisé par les deux côtés de la guerre froide érythréo-éthiopienne, il est impossible d’ignorer que c’est l’un des éléments les plus émotionnellement chargés en ressentiments entre les deux pays et que cela continuera probablement à occuper un rôle important et symbolique dans leur rivalité stratégique.

Les armes de migration massive

Kelly M. Greenhill, le chercheur de Harvard, travaillant autour des « armes de migration de masse » a introduit en 2010 ce concept controversé. Les États génèrent, provoquent et exploitent des flux humains transnationaux et, compte tenu des leçons documentées de ce à quoi cette théorie ressemble dans la pratique, il a affirmé avec assurance que la politique occidentale contemporaine envers l’Érythrée applique diverses facettes de ce stratagème. Dernièrement, il y a eu beaucoup d’informations négatives au sujet de l’exode des « réfugiés » érythréens depuis leur pays d’origine et la façon dont cela donne une mauvaise image des conditions intérieures de leur société. Mais alors qu’il y a des rapports mitigés sur l’exactitude de savoir si oui ou non l’Érythrée est un « État défaillant », comme on le décrit couramment dans les grands médias, on peut objectivement attribuer deux raisons distinctes à l’évasion humaine à grande échelle du pays.

La première, pour faire référence à ce qui a été évoqué précédemment, est la politique gouvernementale de recrutement militaire forcé et indéfini de certains de ses citoyens. Ce n’est pas à l’auteur de dire si les « réfugiés » qui « fuient » cette politique sont des traîtres ou des opportunistes, mais il est indéniable que l’enrôlement forcé et indéfini est la raison pour laquelle un nombre important de personnes quittent le pays pour ne jamais y revenir. L’autre raison qui doit être mentionnée, de la même veine que la précédente, est que les pays européens ont une politique complémentaire et de facilitation car ils ont accordé une sorte de « statut de protection » aux Érythréens entre 91%et 93% du temps en moyenne. Sans aucun doute, cette garantie quasiment totale que tous les Érythréens ont le droit de se voir accorder le statut de « réfugié » ou un autre statut de « protection » dans l’UE est un facteur très puissant de magnétisation, provoquant ces taux élevés d’émigration de leur pays. Quel que soit le facteur de poussée ou d’attraction, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés de 2015 estime que près de 400 000 personnes ont quitté un pays d’un peu plus de 6 millions d’habitants au cours des six dernières années et elle parle de l’ampleur de l’impact que ces « armes de migration massive » occidentales ont eu sur l’Érythrée.

La raison pour laquelle le pays est ciblé est qu’il a hésité historiquement à s’intégrer à l’ordre économique et politique international dirigé par les Occidentaux, ce qui est à mettre au crédit de l’Érythrée qui a réussi à le faire jusqu’à présent. Les pays occidentaux et surtout leurs plus grandes sociétés transnationales élitistes aimeraient accéder aux riches gisements miniers érythréens aux conditions préférentielles qu’ils ont obtenues ailleurs dans le monde non occidental. Le refus de l’Érythrée de les leur accorder explique en grande partie l’hostilité de l’Ouest et l’utilisation des « armes de migration massive » affaiblissant de façon asymétrique sa stabilité militaire, économique, sociale et politique. Même si, comme le souligne l’attitude courageuse et anti-système de l’Érythrée au cours des deux dernières décennies, cela n’excuse pas son soutien soupçonné par le CSNU au groupe terroriste Al Shabaab ou sa récente collaboration lors de la guerre du CCG au Yémen. Au lieu de cela, on peut faire valoir que le choix souverain de l’Érythrée de rester aussi loin que possible du système mondial place son gouvernement dans une position où il a dû finalement recourir à des actions sans scrupules pour survivre durablement. Si les « armes de migration massive » que l’Occident a utilisé contre l’Érythrée se révèlent dévastatrices à long terme, il est possible que le pays s’effondre entièrement ou se plie progressivement aux caprices du monde occidental. Ce changement de politique aurait évidemment déjà commencé comme on l’a vu avec la participation volontaire d’Asmara à la guerre au Yémen.

Mauvais amis, mauvais futur
CONTEXTE

La dernière chose qui sera discutée au sujet de la position stratégique de l’Érythrée, c’est son alliance silencieuse avec le GCC dans leur guerre au Yémen. Le Groupe de suivi des Nations Unies sur la Somalie et l’Érythrée a publié un rapport en octobre 2015 affirmant que ces dernières « ont forgé une nouvelle relation militaire stratégique avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui a permis à la coalition arabe d’utiliser les terres érythréennes, l’espace aérien et les eaux territoriales dans sa campagne militaire anti-Houthi au Yémen » et que « les soldats érythréens sont intégrés avec les forces du contingent des Émirats arabes unis qui luttent sur le sol yéménite ». Alors qu’Asmara a violemment nié avoir envoyé des troupes au Yémen, elle est restée étrangement silencieuse sur les allégations selon lesquelles elle aurait permis au GCC d’utiliser son territoire pour frapper son voisin de l’autre côté de la mer Rouge. L’auteur a écrit deux analyses détaillées sur ce développement pour Katehon et The Saker, mais l’idée générale de comment cela se rapporte à la présente recherche est qu’Asmara est finalement « revenue du froid » et collabore maintenant étroitement avec l’un des blocs militaires unipolaires les plus agressifs de l’Histoire, tournant le dos de façon spectaculaire à toute la politique pro-multipolaire qu’elle avait dans le passé et qui lui avait permis de tracer audacieusement un nouvel avenir géopolitique autonome.

CHANGER LE JEU

Ce n’est pas tout, cependant, puisque la nouvelle relation stratégique entre l’Érythrée et le GCC, forgée dans le sang versé dans la guerre au Yémen, est en fait un développement ultra-déstabilisant pour l’Éthiopie. En effet, celle-ci doit maintenant affronter la réelle et dangereuse possibilité que son ennemi a gagné l’appui militaire de certains des joueurs les plus agressifs du Moyen-Orient. Les analyses précitées la décrivent plus en profondeur et devraient certainement être au moins comprises par le lecteur s’il est véritablement intéressé à comprendre ce que pourrait être un changeur de jeu potentiel de l’équilibre stratégique dans la Corne de l’Afrique. L’idée est que Asmara pourrait sérieusement cultiver ses liens avec le GCC afin de préparer une prochaine guerre d’agression contre l’Éthiopie. Il est judicieux de réfléchir à ce scénario en raison de la mentalité de siège que l’Érythrée a connu au cours des deux dernières décennies et de la grande haine que ses dirigeants vouent à l’Éthiopie. Même si ce pays décidait de lancer sa campagne simplement en raison de sa rivalité avec son adversaire, cela aurait les répercussions les plus négatives pour la stratégie chinoise de la Route de la Soie dans la région, surtout si le CCG était impliqué dans un soutien à l’Érythrée.

« DÉNI PLAUSIBLE »

Aucune des parties ne reconnaît le rapport de l’ONU au sujet de leurs prétendues relations militaires, probablement en raison du caractère sensible qu’impliquent les relations agricoles stratégiques réelles plus que nécessaires du GCC avec l’Éthiopie, mais cela n’est pas très éloigné de l’impact stratégique que cela peut avoir sur la stabilité à long terme de la région. Si l’Érythrée décide seule d’entrer en guerre avec l’Éthiopie ou si elle est pressée de le faire par les États-Unis comme condition pour diminuer les pressions exercées avec les « armes de migration massive », et si Asmara conserve ses liens naissants avec son nouvel allié du GCC (et il n’y a aucune indication qu’elle voudrait volontairement revenir à un isolement de type « pays voyou » et rejeter les avances monétaires de ses nouveaux « amis »), alors cela va probablement les entrainer aussi dans la mêlée. À ce moment-là, le Qatar et peut-être même l’Arabie saoudite pourraient avoir un réel intérêt à compenser la montée régionale de l’Éthiopie et entraver de façon tangentielle le projet multipolaire géostratégique One Belt One Road de la Chine dans la Corne de l’Afrique. Dans l’état actuel des choses, l’Éthiopie et l’Érythrée sont relativement à égalité, et cet état des choses a maintenu la « paix » froide et tendue entre elles depuis leur dernière guerre conventionnelle de grande envergure en 1998-2000. Mais l’insertion des capacités militaires et stratégiques du GCC du côté de l’Érythrée pourrait considérablement bouleverser l’équilibre établi et rapidement tourner en défaveur de l’Éthiopie.

LE FACTEUR CHINE

En réponse à cette menace potentielle, Addis-Abeba pourrait être contrainte de s’engager dans une course aux armements avec l’Érythrée, ce qui équivaudrait essentiellement à une attaque contre l’ensemble du GCC si ce dernier transforme l’ancienne province en un avant-poste militaire personnalisé en mer Rouge. Dans ce cas, l’Éthiopie ne serait pas en mesure de rivaliser avec les riches royaumes du Golfe, mais elle pourrait modifier l’équilibre de manière décisive en intensifiant ses relations stratégiques avec la Chine en fonction de tout engagement de sécurité que Pékin lui proposerait. La Chine ne serait pas en mesure de défendre correctement l’Éthiopie en cas d’hostilités liées au GCC (même si elles utilisent l’Érythrée comme intermédiaire), mais sa force basée à Djibouti pourrait représenter un moyen de dissuasion à l’égard de l’escalade du conflit par le grand proxy des pays du Golfe : ses alliés n’auraient rien à gagner en détruisant leurs relations avec la Chine et en ciblant ses unités militaires qui pourraient à ce stade être envoyées sur des postes de conseillers en première ligne à l’intérieur de l’Éthiopie. On peut donc prévoir une tournure intéressante du dilemme de sécurité entre l’Érythrée et l’Éthiopie, en ce sens que plus Asmara essaie d’utiliser le soutien du GCC pour renforcer ses capacités (physiques ou stratégiques, potentielles ou cinétiques), plus Addis-Abeba peut faire la même chose avec la Chine, ouvrant ainsi la voie à une éventuelle prolongation de la confrontation par procuration GCC–Chine dans la Corne de l’Afrique sur l’influence le long du Bab-el-Mandeb et de son intérieur continental.

Éthiopie
Aperçu

Le deuxième État le plus peuplé d’Afrique est incontestablement l’un de ses leaders émergents et un pôle d’attraction pour la concurrence et l’investissement des grandes puissances. À l’heure actuelle, la Chine est le partenaire inégalé de l’Éthiopie et contribue à son ascension vers le leadership régional dans tous les domaines. Le chemin de fer Éthiopie-Djibouti financé par la Chine et le réseau LAPSSET jusqu’au port kényan de Lamu contribuent à surmonter de façon décisive cette contrainte géographique qu’est l’enclavement du pays et à l’engager directement avec le monde extérieur. Au total, ces deux méga-projets vont catapulter le statut éthiopien la faisant passer de force régionale à une puissance mondialement reconnue dans son coin du monde, et cet aboutissement créera un aimant pour les investisseurs étrangers afin de stimuler de manière compatible son développement rapide. Addis-Abeba suit l’exemple de Pékin, à tel point que le Front démocratique révolutionnaire populaire (EPRDF), dirigé par le gouvernement éthiopien, est étroitement modelé sur la structure administrative et politique centralisée du Parti communiste chinois. La Chine étant assurée de sa position prédominante en tant que partenaire privilégié de l’Éthiopie, elle peut donc travailler à maximiser l’avantage gagnant-gagnant qu’elle espère tirer de cette relation et aider le pays à devenir l’un des nœuds économiques les plus dynamiques le long du réseau mondial One Belt One Road.

ethiopia-01

Parallèlement au rôle stratégique envisagé par l’Éthiopie dans le futur, ce pays a également démontré une tendance à exprimer son leadership diplomatique et militaire autour de ses ressources. Par exemple, la diplomatie éthiopienne participe activement à l’établissement de la guerre civile du Sud-Soudan et les plans d’Addis-Abeba visant à construire le plus grand projet hydroélectrique d’Afrique, le barrage de la Grande Renaissance, lui donnerait le contrôle total de la plus grande partie des eaux du Nil. Cela permet une influence stratégique sur le Soudan et l’Égypte (suscitant largement des grognements de consternation et des objections). Enfin, l’intervention antiterroriste de l’Éthiopie en 2006 en Somalie, sans doute controversée et polarisante pour certains, a montré que le pays est disposé à utiliser ses forces militaires quand il le juge approprié. Tous ces rôles évoquant le leadership, évalués par divers observateurs comme étant positifs ou négatifs en fonction de leurs points de vue personnels, ne laissent aucun doute sur le fait qu’Addis-Abeba se considère comme l’une des puissances montantes de l’Afrique et une force continentale sur laquelle il faut compter dans la grande région de la Corne de l’Afrique de l’Est. Compte tenu de ce qui précède, les facteurs qui influent sur la stabilité stratégique de l’Éthiopie peuvent être considérés comme d’une importance cruciale pour tous ses voisins directs et indirects.

Afin d’ajouter un contexte supplémentaire à la position de l’Éthiopie, il est vivement recommandé au lecteur de se référer aux articles de Katehon et du Saker susmentionnés sur la coopération anti-Yémen du GCC avec l’Érythrée. L’auteur a développé certaines des qualités stratégiques de l’Éthiopie dans ces articles et cela pourrait utilement aider le lecteur à évaluer plus complètement  la situation intérieure. En outre, comme le scénario d’une nouvelle guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée a déjà été évoqué précédemment, cela ne sera pas repris dans cette section.

Quand est-ce qu’une fédération n’est pas une fédération ?

Il n’y a pas de problème plus important pour la stabilité intérieure de l’Éthiopie que son état actuel de fédéralisation très partisane. La soi-disant « opposition » (à la fois non armée et armée) déclare que la forme de gouvernement du pays est insuffisante pour accorder ce que ses membres croient être une « représentation équitable » de la myriade de groupes ethno-régionaux du pays. Même si l’Éthiopie est déjà délimitée intérieurement selon 10 régions marquées par leur identité, la capitale étant administrée séparément, l’opposition estime que ce n’est rien d’autre qu’un « stratagème grotesque »pour imiter une prétendue « démocratie ». Ce qu’elle prône en réalité, c’est la transformation pressante de la fédération centralisée de l’Éthiopie (une sorte d’oxymore politique) en une Fédération identitaire lâche et disjointe qui fonctionnerait comme une collection d’États quasi indépendants et saperait toutes les avancées de leadership que l’Éthiopie a entreprise au cours des deux dernières décennies. Certes, il y a certainement une incitation financière envisagée par les dirigeants des fiefs ethno-régionaux et les aspirants-élites à voir cela se produire, puisqu’ils seraient capables de concentrer plus étroitement leurs ressources naturelles respectives et les bénéfices du capital humain dans leurs propres mains, au lieu d’avoir à le partager dans le cadre du présent arrangement avec le reste du pays, conformément à l’orientation centralisée d’Addis-Abeba.

Cela remet en question la nature exacte de l’actuel régime fédéré de l’Éthiopie qui n’est pas suffisamment autonome au goût des fédéralistes identitaires pro-occidentaux. Il est intéressant de constater que l’efficacité du modèle de fédéralisme de l’Éthiopie et celle des États-Unis peut être étroitement liée, puisque les deux sont par essence des modèles fédérés qui satisfont à certains critères symboliques pour leurs circonscriptions respectives, mais qui conservent incontestablement des noyaux centralisés très puissants qui ont le dernier mot sur les éléments les plus importants de leurs affaires intérieures coordonnées. C’est-à-dire que l’Éthiopie et les États-Unis sont des « fédérations » dans le sens technique de la définition des manuels scolaires, mais ils ne fonctionnent pas de la manière stéréotypée attendue d’un tel système par beaucoup de gens, à tort ou à raison. C’est le cœur de cette controverse intérieure, provoquée extérieurement, qui se manifeste parfois en Éthiopie, puisque le système fédéral existant fonctionne efficacement à son plein potentiel, mais ne se gère pas, au niveau législatif, de la manière dont certains de ses citoyens l’auraient cru, trompés par les États-Unis et d’autres sur la « bonne » façon dont une fédération devrait fonctionner.

Menaces anti-systèmes internes

Le système fédéral centralisé de l’EPRDF, pratiqué activement en Éthiopie, est menacé par deux forces de guerre hybrides complémentaires qui conspirent régulièrement contre lui et qui peuvent, en théorie, se diviser en composantes de révolution de couleur et de guerre non conventionnelle. Il y a le plus souvent un flou stratégique-tactique entre ces deux parties. Par exemple, le « groupe d’opposition » de Ginbot 7 est régulièrement présenté au public occidental sous un jour favorable, mais il s’agit en fait d’une organisation soi-disant « armée », c’est-à-dire d’un réseau terroriste de changement de régime interne soupçonné d’avoir des liens avec l’Érythrée. Ce qui serait autrement un groupe d’avant-garde de la Révolution de couleur s’il ne s’auto-décrivait comme « armé » et admis à prendre des armes pour renverser violemment le gouvernement, est en réalité une organisation doublement dangereuse en cela qu’elle fonctionne comme une vitrine internationale pour le mouvement anti-gouvernemental de « protestation », mais réalise simultanément des objectifs très clairs en matière de guerre non conventionnelle. Étant le plus proche de ce que l’Éthiopie n’a jamais connu comme organisation provoquant une révolution de couleur, mais pas tactiquement assez « pur » pour être complètement décrit comme tel en raison de son programme terroriste déclaré, on peut généraliser que les conspirateurs d’un changement de régime ont décidé de façon concluante que tous les groupes anti-gouvernementaux doivent avoir une sorte d’attribut de guerre non conventionnelle afin de passer immédiatement en mode de bataille type Guerre hybride sans préavis.

Ce qui rend Ginbot 7 unique, c’est qu’il n’est techniquement pas lié à une identité ethno-régionale donnée et prétend être largement inclusif de tous les membres potentiels qu’il peut cueillir du bassin éthiopien national. Cela contraste avec les organisations traditionnelles de la guerre hybride telles que le Front de libération de l’Oromo (FLO) et le Front de libération nationale d’Ogaden (FLNO) qui sont généralement liés à un groupe démographique donné, les Oromos et les Somalis respectivement. En ce qui concerne le premier groupe ethnique, les émeutes de protestations que certains de ses membres ont lancé à la fin de l’année et que l’auteur a analysé à l’époque, ont été accusées d’être liées au FLO et à l’Érythrée. Si c’est vrai, cela serait une application tactique inverse par laquelle un groupe généralement dédié à la guerre non conventionnelle s’engagerait dans des techniques de révolution de couleur et pas l’inverse, comme avec Ginbot 7.  Il est digne de mentionner à ce moment que les Oromos sont la plus grande pluralité ethno-régionale en Éthiopie et que certains de ses membres aspirent à utiliser ce fait démographique pour atteindre l’hégémonie intérieure sur le reste du pays. Les doctrines connexes du séparatisme oromo et le fédéralisme d’identité font appel à un certain segment de ce groupe pour ces mêmes raisons. Cependant, aucun groupe terroriste n’est suffisamment fort pour vaincre l’EPRDF et l’armée éthiopienne, ce qui explique pourquoi certains d’entre eux se sont unis dans un front semi-organisé, comme en mai dernier lorsque le Mouvement démocratique populaire du Tigré (TPDM), le Mouvement populaire de libération du Gambella (GPLM), le Mouvement de libération des peuples de Benishangul (BPLM), le Mouvement de la force démocratique d’Amhara (ADFM) et Ginbot 7 se sont réunis sous un parapluie sans nom.

En évaluant l’état de la stabilité stratégique de l’Éthiopie, les autorités doivent affronter de manière adéquate les groupes terroristes de la Guerre hybride qui se déguisent, devant les caméras du monde global, en civils ethno-régionaux « pro-démocratiques » et « pro-fédérationnistes » mais qui peuvent rapidement révéler leurs vraies couleurs comme des ennemis mortels de par la guerre non conventionnelle, capables d’infliger des dommages démesurés au système étatique. Bien que les États-Unis se soient distanciés publiquement l’an dernier de terroristes tels que Ginbot 7, OLF et ONLF en déclarant qu’ils n’appuyaient pas l’utilisation de la force armée (notamment par ces groupes) pour renverser les gouvernements, leurs actions hypocrites en Syrie et ailleurs prouvent que ce n’était rien d’autre qu’un gimmick de relations publiques et probablement cela laisse présager que Washington est en fait en train de coopérer activement avec ces terroristes, mais qu’il a voulu présenter un semblant de « déni plausible » afin de couvrir pro-activement ses pistes. Il est difficile de répondre à la guerre hybride menée par ces organisations, mais l’Éthiopie n’a pas d’autre choix que de relever ce défi existentiel et faire face à ce problème majeur, car il est prévu que ce danger deviendra probablement encore plus aigu dans les années à venir puisque la Chine renforce son influence One Belt One Road dans le pays, l’Éthiopie devenant naturellement reconnue comme l’un des chefs de file continental dans le futur.

Menaces non conventionnelles d’origine étrangère

L’Éthiopie est évidemment menacée par les innombrables intrigues de la part de l’Érythrée qui visent à saper son leadership, mais ayant déjà abordé la question dans la section précédente, il est nécessaire de parler davantage des autres dangers auxquels elle est confrontée. Deux autres sont assez significatifs, dont l’un a déjà été exploré de façon assez complète jusqu’à présent. Al Shabaab est évidemment une menace majeure pour la stabilité de l’Éthiopie, même si Addis-Abeba peut être satisfaite d’avoir gardé l’organisation à l’extérieur du pays et en grande partie contenue en Somalie. On peut supposer qu’il y a des cellules terroristes dormantes dans la région somalienne (anciennement appelées Ogaden) et peut-être même certaines tentatives d’attentats qui ont été déjouées à la dernière minute au cours des deux dernières années. Mais dans l’ensemble, il n’y a semble-t-il pas de présence considérable d’Al Shabaab dans le pays malgré les frontières présumées poreuses que l’Éthiopie partage avec la Somalie. L’effet Daech dans l’utilisation des médias sociaux et d’autres outils de la technologie de l’information et de la communication pour propager le message des terroristes est inefficace dans cette partie du monde parce que peu de personnes sont connectées à ces plateformes comparé au reste du monde. Cela limite le potentiel de nuisance, mais ne l’empêche bien sûr pas de devenir éventuellement une menace importante plus tard.

Il n’y a pas de « règle » disant que Al Shabaab doit se concentrer sur le recrutement de la communauté somalienne en Éthiopie ou cibler des zones dans sa région homonyme, bien que celles-ci demeureront de manière prévisible ses domaines de concentration. Cela dit, il est fort possible que les terroristes puissent planifier et finir par mener une attaque de grande envergure sur Addis-Abeba ou d’autres grandes villes du pays, et on ne peut pas exclure qu’ils pourraient faire équipe avec certains des nombreux groupes ethno-régionaux hybrides de toute l’Éthiopie pour maximiser leur potentiel de chaos collectif. En fonction de la gravité d’une éventuelle attaque d’Al Shabaab, l’Éthiopie pourrait être soumise à des pressions pour une nouvelle période d’intervention antiterroriste en Somalie, bien que cette fois-ci elle devrait être beaucoup moins grande et pour une période beaucoup plus brève que celle de 2006-2009. Il faudrait évidemment faire preuve de prudence pour ne pas se laisser prendre dans un bourbier débilitant qui pourrait déséquilibrer ses forces de sécurité contre des menaces internes pressantes, comme celles de Ginbot 7 et ses alliés terroristes. Elle ne devrait être utilisée que judicieusement et seulement dans les cas les plus extrêmes. Quoi qu’il en soit, la nature de la menace d’Al Shabaab est qu’elle est si totalement imprévisible et qu’elle a récemment donné lieu à un incident très médiatisé (par exemple le centre commercial de Westgate et les attaques du Collège Garissa au Kenya) que l’Éthiopie pourrait n’avoir d’autre choix que de lancer une sorte d’attaque symbolique en Somalie, peu importe si elle est purement superficielle et non tactiquement utile.

L’autre principale menace non conventionnelle d’origine étrangère est la possibilité de regain de violence au Sud-Soudan se déversant sur la frontière et déstabilisant la région de Gambella. L’agence des Nations Unies pour les réfugiés a indiqué que l’Éthiopie « est devenue le plus grand pays d’accueil des réfugiés d’Afrique » en août 2014, après que plus de 190 000 sud-soudanais se sont réfugiés dans le pays, dont beaucoup sont entrés par la région de Gambella. On estime que ce territoire frontalier ne compte que 300 000 personnes environ, et pourtant les Nations Unies ont compté 271 344 réfugiés sud-soudanais qui s’y trouvaient le 1er avril 2016. Il est clair que la région a été submergée par ce qui pourrait aussi être cyniquement appelé « armes de migration massive », essayant de déclencher une réaction identitaire centrifuge par le déchirement de Gambella et des régions voisines dénommées Région des nations du Sud, des nationalités et des peuples (Southern Nations, Nationalities, and Peoples’ Region – SNNPR). Le SNNPR est un patchwork tissé de diverses tribus et ethnies et reste la région de l’Éthiopie à l’identité structurellement la plus étroitement diversifiée et potentiellement conflictuelle ressemblant au Sud-Soudan. Le risque naissant est que la déstabilisation structurelle que les réfugiés pourraient infliger à Gambella peut se répandre dans le SNNPR et être exploitée par Ginbot 7, ses alliés et Al Shabaab afin de jeter l’Éthiopie dans un foyer de violence hybride à l’échelle nationale, mettant les autorités sur la défensive sur tous les fronts et conduisant inévitablement un groupe ou un autre à un changement de régime obtenant des gains relatifs immédiats sur le terrain.

Andrew Korybko  

Article original en anglais :

the-grand-chess-board

Hybrid Wars: The Horn Of Africa, the Scramble for Somalia; Eritrea; Ethiopia; Color Revolutions?

Traduit par Hervé, vérifié par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Spoutnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime(2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.



Articles Par : Andrew Korybko

A propos :

Andrew Korybko est le commentateur politique étasunien qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime(2015).

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]