HAITI: Les dons aux victimes du séisme investis dans un hôtel cinq étoiles

Alors que 500 000 Haïtiens vivent toujours dans des camps de déplacés, on construit des hôtels cinq étoiles au cœur des bidonvilles.

Dans le cadre de la « reconstruction » du pays, le Clinton Bush Haiti Fund a récemment investi 2 millions de dollars dans l’hôtel Royal Oasis, un complexe de luxe construit dans une zone métropolitaine frappée par la pauvreté et « pleine de camps de déplacés abritant des centaines de milliers de personnes ». Le Royal Oasis appartient à un groupe d’investissement haïtien (SCIOP SA) et sera géré par la chaîne espagnole Occidental Hotels & Resorts.

AP rapportait en avril que des fonds amassés par les anciens présidents étasuniens afin d’aider les Haïtiens les plus démunis sont maintenant utilisés pour la construction d’un hôtel  pour de riches étrangers, dont des touristes, ainsi que de nombreux travailleurs « humanitaires » en Haïti à l’heure actuelle. (Daniel Trenton, AP: New hotels arise amid ruins in Haitian capital, Clinton Bush Haiti Fund, 29 avril 2012.)

Il convient de rappeler que les gouvernements occidentaux ont insisté pour que l’aide financière récoltée pour Haïti soit donnée à des organisations non gouvernementales (ONG) et à des fondations plutôt qu’au gouvernement haïtien, qu’ils considèrent comme corrompu.

Dans la foulée du séisme de janvier 2010, les Étasuniens, les Canadiens et les Européens qui ont fait des dons à ces organisations humanitaires et ONG n’ont pas réalisé que leur contribution à la reconstruction d’Haïti serait affectée à la construction d’hôtels cinq étoiles pour héberger des hommes d’affaires étrangers. Leurs attentes étaient que l’argent servirait à nourrir et loger les Haïtiens.

Hôtel Royal Oasis hotel. Plus de photos ici : http://www.oasishaiti.com/

Infopublicité du Royal Oasis

Le Royal Oasis, ainsi que d’autres projets hôteliers totalisant plus de 100 millions font, selon AP, «  naître l’espoir que des milliers d’investisseurs [étrangers] rempliront bientôt leurs chambre climatisées en cherchant à construire des usines et des infrastructures touristiques ». (C’est l’auteure qui souligne.)

« L’édifice de dix étages […] comprendra une galerie d’art, trois restaurants, une banque commerciale et des boutiques haut de gamme. La construction du Royal Oasis a débuté avant le séisme et devrait être terminée avant la fin de l’année. » Le tremblement de terre a donc été une bénédiction pour les promoteurs et entrepreneurs de l’hôtel, amenant 2 millions de dollars récoltés à la base pour « servir directement à l’approvisionnement de besoins matériels [nourriture, eau, abris, matériel de premiers soins]  » (voir l’annonce ci-dessous). Parmi les compagnies impliquées dans la construction du Royal Oasis, on trouve une compagnie haïtienne, une canadienne (Montréal) et une étasunienne (Miami).

L’aide internationale : qui en profite?

L’« aide » internationale profite souvent aux pays donateurs ainsi qu’à l’élite locale du monde des affaires du pays récipiendaire. Le Council on Hemispheric Affairs a critiqué Bill Clinton et d’autres anciens présidents étasuniens pour avoir maintenu Haïti dans une condition de « pauvreté endémique par le biais d’une politique intéressée d’exportation de riz […] Dès 2003, environ 80 % de tout le riz consommé en Haïti était importé des États-Unis. » (Leah Chavla, Bill Clinton’s Heavy Hand on Haiti’s Vulnerable Agricultural Economy: The American Rice Scandal, Council on Hemispheric Affairs, 13 avril 2010.)

En janvier dernier, iWatch News rapportait ceci :

Selon les données du gouvernement [étasunien], à l’automne dernier 1537 contrats totalisant 204 604 67 $ ont été accordés à [des compagnies étasuniennes pour la reconstruction en Haïti]. Seuls 23 contrats ont été octroyés à des compagnies haïtiennes, pour un total de 4 841 426 $. (Marjorie Valbrun, Haitian firms few and far between on reconstruction rosters, iWatch News, 11 janvier 2012.)

La Société financière internationale (SFI) une division de la Banque mondiale, a également investi 7,5 millions dans le projet prétendant qu’il « créera de l’emploi, engendrera des opportunités d’affaires pour les petites et moyennes entreprises et promouvra le développement durable ». Depuis 2006 la SFI a investi 68,6 millions de dollars dans le secteur privé haïtien. Malgré ces investissements, le PIB par habitant en Haïti s’est très peu amélioré durant cette période. La ligne est mince entre l’esclavage et un salaire quotidien d’environ 2 $, une situation à laquelle Jean-Bertrand Aristide voulait mettre fin avant d’être renversé par un coup d’État organisé par les États-Unis, la France et le Canada. (La Société Financière Internationale (IFC) investit dans un projet hôtelier en Haiti pour supporter les efforts de reconstruction, IFC, June 30, 2010.)

« La bonne nouvelle » est que ce projet créera de l’emploi pour les Haïtiens. La Fondation Oasis a par ailleurs créé un programme pour former les travailleurs de l’industrie du tourisme. Le promoteur du projet, Jerry Tardieu a dit à AP que « les nouveaux hôtels aideront les gens à sortir des camps en leur procurant des emplois pour payer le loyer des maison reconstruites par le gouvernement et les organisations à but non lucratif ». Il affirme que 600 personnes ont été employées dans la construction de l’hôtel et qu’une fois ouvert et fonctionnel, de 250 à 300 emplois seront créés. En plus des 2 millions investis dans l’hôtel, une modeste subvention de 264 000 $ est allouée à « la branche sans but lucratif de l’Hôtel Oasis, la Fondation Oasis […] pour appuyer le secteur de l’hôtellerie en rouvrant l’École Hôtelière Haïtienne […] » (Clinton Bush Haiti Fund, Programs: Oasis). Bref, ces fonds sont utilisés pour construire de confortables chambres d’hôtel, des lounges et des cafés pour les étrangers et « former les Haïtiens pour les servir » dans un agréable environnement cinq étoiles.

Il y avait effectivement une pénurie de chambre d’hôtel en Haïti depuis le tremblement de terre et il est vrai que la création d’emploi joue un rôle clé dans la réduction de la pauvreté. Cependant, une majorité de la population habite toujours dans des abris de fortune fait de carton, de tôle et de vieux draps et lutte pour avoir de l’eau à boire et de la nourriture à mettre sur la table – lorsqu’ils ont une table. Entre-temps, la construction d’hôtels de luxe pour les étrangers a préséance sur celle de logements pour les gens du pays.

La ministre du Tourisme Stephanie B. Villedrouin « a déclaré que toutes ces chambres d’hôtel [850, détruites lors du séisme] auront été remplacées à la fin de l’année […] Mme Villedrouin a ajouté que le taux d’occupation à Port-au-Prince est de 60 %, mais que bien des hôtels sont trop rustiques pour les voyageurs internationaux [dont des employés des ONG, de la Banque mondiale et d’USAID en mission en Haïti]. (AP, op. cit. C’est l’auteure qui souligne.)

Selon Alejandro Acevedo, un cadre du Marriott, les « voyageurs internationaux » sont les victimes non avouées de l’hébergement rudimentaire et rustique lorsqu’ils sont en mission en Haïti. « Marriott International, en partenariat avec la compagnie de téléphonie cellulaire Digicel Group […] construit [en Haïti] un hôtel de 45 millions de dollars comprenant 174 chambres. » M. Acevedo s’est plaint d’avoir « dû lui-même partager une chambre avec son patron lors d’une récente visite en raison de la rareté des chambres d’hôtel ».

Camp près du Royal Oasis (Photo AP /Ramon Espinosa)

Pendant ce temps, la plupart des Haïtiens vivent dans des camps surpeuplés comme celui de Champ de Mars à Port-au-Prince, « plein à craquer de huttes faites de draps, de bâches et de ferraille, servant d’abris précaires à quelque 17 000 personnes ». Selon AlertNet, des évictions forcées ont lieu régulièrement (Anastasia Moloney, Haiti’s homeless face housing lottery, AlertNet, 23 février 2012.)

Camp Champ de Mars. Photo: Haiti Press Network

Le rôle de la Croix-Rouge

Le reportage d’AP confirme que la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge (FICR) a acheté un terrain d’une valeur de 10,5 millions de dollars et songe elle aussi à construire un hôtel : « L’argent provient des dons amassés par les agences nationales de la Croix-Rouge et voués à la reconstruction, ce qui a amené certains à se demander s’il aurait été préférable d’utiliser l’argent pour loger les personnes déplacées plutôt que les travailleurs humanitaires. (AP, op. cit. C’est l’auteure qui souligne.)

D’où provenaient les fonds? Où est allé cet argent?

Des millions de personnes aux États-Unis, au Canada et en Europe occidentale ont donné une partie de leurs épargnes à leur Croix-Rouge locale et ces fonds ont été acheminés à la FICR, la plus grande organisation humanitaire au monde. La FICR affirme qu’elle « dispense son aide sans distinction de nationalité, de race, de religion, de classe ou d’opinions politiques ». (Voir le site web de la FICR.)

Cet achat de terrain par la FICR constitue non seulement une violation de son mandat humanitaire, mais porte également atteinte à la confiance de ses constituants, soit les organisations mondiales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Les dons de la Croix-Rouge auraient dû servir à appuyer son mandat relativement à la « réfection des habitations et à la planification des établissements humains » dans des situations de post-catastrophe, tel qu’indiqué clairement sur le site web de la FICR.

« La plupart des gens qui ont perdu leur maison suite à un désastre souhaitent la réparer ou la reconstruire le plus rapidement possible. Bon nombre d’entre eux commencent le processus de reconstruction immédiatement après une catastrophe, lorsque les ressources et les circonstances le permettent. L’aide au logement fournie par la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge le reconnaît et, s’il y a lieu, priorise l’approvisionnement de matériel, d’outils, d’argent et d’assistance technique pour appuyer ce processus. (Ibid. C’est l’auteure qui souligne.)


La renaissance d’Haïti

Selon le reportage d’AP : « Des signes de la renaissance d’Haïti sont également visibles dans le projet hôtelier Best Western, en construction à quelques pâtés de maison des bidonvilles à flanc de collines. » Le projet Best Western cinq étoiles vaut 15,7 millions de dollars et est situé dans la ville cossue de Pétionville. Le « premier hôtel étasunien en Haïti » est financé par des investisseurs locaux, mais sera géré par une firme de Dallas et devrait créer 150 emplois. » (Ibid.)

Alors que plusieurs hôtels sont en construction afin de fournir « gîte et couvert » à de potentiels investisseurs étrangers, très peu d’habitations sont bâties pour les Haïtiens et « la grande majorité des constructions comprend des abris temporaires d’une durée de vie allant de deux à cinq ans maximum », selon Gerardo Ducos d’Amnistie internationale. (AlertNet, op. cit.)

Afin de fermer le camp Champ de Mars, ce qui équivaut à l’expulsion de plus de 17 000 personnes, un programme controversé du gouvernement haïtien financé par le Canada offre 500 $ aux citoyens qui quittent le camp et trouvent un foyer ailleurs. En pratique, ce projet mène à l’expropriation de facto de ceux qui vivent habitent les taudis dans une zone centrale de grande valeur à Port-au-Prince. Alors que le montant est suffisant pour payer le loyer durant un an, M. Ducos se demande : « Qu’arrivera-t-il à ces gens lorsqu’ils n’auront plus d’argent dans un an? » (Ibid.)

Y aura-t-il suffisamment de travail pour eux dans l’hôtelerie?

Les salaires seront-ils assez élevés pour payer les loyers?

Bien des questions demeurent.

Pour aller plus loin, consultez les articles sur Haïti  par Julie Lévesque :

Haïti : Un État faible face à une invasion d’ONG – par Julie Lévesque – 2012-06-26
Haïti : Les ONG sont-elles un outil de domination néocoloniale? – par Julie Lévesque – 2012-06-17
Haïti: Le retour de Duvalier et la « nostalgie » de la dictature – par Julie Lévesque – 2011-01-20
Haïti : élections illégales sous occupation – par Julie Lévesque – 2010-11-26
L’ingérence étrangère en Haïti : quelle démocratie? – par Julie Lévesque – 2010-11-19
L’ingérence étrangère et la « démocratie haïtienne » : Quels sont les enjeux ? – par Julie Lévesque – 2010-10-29
Aide internationale en Haïti: une terre de liberté aux mains de la corruption – par Julie Lévesque – 2010-04-04

Julie Lévesque est journaliste et chercheure au Centre de recherche sur la mondialisation à Montréal. Elle a été parmi les premiers journalistes indépendants à visiter Haïti à la suite du séisme de janvier 2010.



Articles Par : Julie Lévesque

A propos :

Julie Lévesque is a journalist and researcher with the Centre for Research on Globalization (CRG), Montreal. She was among the first independent journalists to visit Haiti in the wake of the January 2010 earthquake. In 2011, she was on board "The Spirit of Rachel Corrie", the only humanitarian vessel which penetrated Gaza territorial waters before being shot at by the Israeli Navy.

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