Il faut soutenir la résistance irakienne

Interview avec Pietro Ingrao, ancien résistant, grande figure et conscience morale de la gauche italienne

Fosco Giannini. Dans les jours les plus brûlants du conflit en Irak, certaines de tes déclarations dans lesquelles tu disais souhaiter que le peuple irakien résiste à l’invasion ­ considérations qui nous ont paru irréprochables et crûment appropriée à la dure réalité des faits ­, ont suscité aussi à gauche et dans le « mouvement » perplexité et polémiques. Tu y rappelais que « l’impunité pour les agresseurs aurait été probablement le pire » ; que « qui veut vraiment arrêter la guerre avant tout doit aider les Irakiens dans leur résistance civile et armée » ­ qui aujourd’hui se poursuit sous une autre forme mais qui continue ­ ; que « si les Irakiens sont écrasés, l’arrogance de la superpuissance américaine deviendra encore plus grande » ; que « résister aux agresseurs est depuis des millénaires la première condition pour la paix. » et que cette vérité tu l’avais apprise durement face aux panzers divisions hitlériennes ; et que tu es « un pacifiste, mais pas un froussard ». Tout cela nous a paru être le langage courageux d’un communiste, d’un combattant, et nous n’avons jamais pensé ­ nous ne sommes pas de mauvaise foi ­ qu’il comportât une quelconque indulgence envers le régime de Saddam Hussein.

Dans une récente entrevue que tu as accordée à Luciana Castellina pour la Rivista del Manifesto (mai 2003), tu as précisé que tu voulais « souligner la valeur de l’acte de résister : dans le cadre du conflit armé et de l’épreuve de force ». Et que « amoureux de la paix », tu savais bien que « face à la guerre en acte, il faut aussi répondre à sa violence : combattre et aussi soutenir l’agressé qui lutte les armes à la main ».

Aujourd’hui, qui soutient cette approche est considéré ­ aussi dans quelques secteurs du mouvement social et de la gauche radicale ­ comme un « conservateur », un « orthodoxe », un « archéo-communiste », un porte-parole d’une « culture de la force » et de l’« ennemi ». Quelqu’un qui n’a pas su s’émanciper de la pire culture politique du mouvement ouvrier et communiste du XXe siècle. Mais il nous semble que ces critiques, lorsqu’elles sont de bonne foi, dissimulent une dramatique régression vers l’idéalisme, vers une représentation ingénue et romantique de la lutte pour la transformation du monde, qui rappelle le socialisme utopique de la première partie du XIXe siècle, que Marx considérait comme facteur de désarmement politique et auquel il adressa, non par hasard, des critiques brûlantes et impitoyables. Veux-tu approfondir avec nous cette problématique « du consensus et de la force », à partir de la lutte des fauteurs de guerre ?

Pietro Ingrao. Je maintiens que quand un État (dans le sens que l’on donne à ce mot en 2003 de notre siècle), sens un motif clair et étayé de défense de son territoire, envahit avec ses forces armées (de terre, de ciel et de mer) le territoire d’un autre État, pour en abattre le gouvernement, en occuper le territoire et en détruire l’armée, les flottes aériennes et navales et tous ses autres moyens de défense, effectue une agression.

C’est ce e qu’a fait l’armée anglo-américaine en février de cette année, après qu’elle n’eut pas réussi à obtenir le consensus d’une majorité au Conseil de sécurité, et en fait face à l’échec désormais évident de son projet d’obtention d’une autorisation de l’ONU pour son attaque militaire.

Et ce n’est pas tout. L’invasion de l’Irak a été accomplie avant que fussent amenées des preuves sérieuses de l’existence de ces armes secrètes, qui avaient été présentées par les États-Unis comme leur premier et plus urgent motif pour mener la guerre en Irak. Néanmoins, au moment présent, alors que l’Irak est sous le plein contrôle américain, il semble que des preuves de l’existence de ces armes aient été trouvées[1].

En fait l’intervention armée anglo-américaine s’est entrelacé avec la nouvelle théorie de la « guerre préventive », qui a supplantée radicalement l’idée de la seule légitimité de la «guerre défensive » : principe qui est un des fondements de la Constitution de notre pays, et qui du reste fut présenté comme un principe fondateur des Nations Unies.

Tel a été le cadre juridique et politique, italien et mondial, dans lequel a été déclenchée l’intervention armée militaire en Irak. Comment ne pas la qualifier d’« agression » ?

Et face à une agression aussi manifeste et lourde de signification aussi quant à l’aspect du monde, il m’est apparu licite d’invoquer le droit de « résistance » : c’est-à-dire le droit (je serai sur le point de dire « l’obligation morale ») de s’opposer par les armes dans les mains à l’envahisseur. Il n’en a pas été ainsi. Malheureusement la « résistance » irakienne n’a pas existé ou s’est rapidement écroulée face à l’attaque de l’agresseur, pour de raisons qui avant tout renvoie à la figure malheureuse de Saddam et au caractère de dictature aveugle qui caractérisait son régime.

Peut-être ai-je été hâtif ou trop imaginatif en invoquant le droit à résister. Cela n’estompe pas le fait que en Irak et contre l’Irak il y a eu une agression sous le regard de tous, et que le monde pacifiste n’ait réussi ni à arrêter l’invasion américaine ni à susciter les germes d’une passion nationale. Quant à l’Occident pacifiste ­ nous devons le dire ­ il a réussi seulement à accomplir (je pense, avant tout, à Gino Strada et à ad Emergency) une œuvre humaine de secours aux blessés, à assister les mourants et à ensevelir les morts. Nous devons regarder de manière lucide ce qui a eu lieu.

Je ne peux pas vraiment dire si les conflits armés, dont on réalise l’existence sur cet infortuné pays de manière sporadique et confuse, sont les embryons d’une guerre islamique de demain ou seulement les étincelles de la désagrégation de ce pays occupé par l’étranger. Il y a tant que choses de cette région que nous ne connaissons à peine ou de manière approximative. Et dans mon âme, je ne veux pas encore renoncer à mon espérance ­ si tu veux, même fragile ­ d’une lutte, peut-être prochaine, contre l’agression.

Quant aux objections que tu m’exposes, c’est-à-dire aux doutes des pacifistes à propos d’une conflit armé, ma réponse est toute entière dans ce que je viens de dire : quand l’agresseur tire, il déclenche le droit à la défense. Autrement il ne resterait qu’une voie entièrement libre pour chaque agresseur. Mais non seulement : je pense que cette renonciation des intéressés à la résistance donnerait à la fin un alibi aux terroristes et finirait par alimenter tristement le désespoir des « kamikazes », que je n’arrive vraiment pas à voir comme une issue pour les Palestiniens. Pour finir : je serais vigilant face à une stratégie qui risquerait de présenter le pacifisme comme une voie ouverte pour l’initiative armée de l’agresseur, alors que nous nous trouvons à l’époque de la « guerre préventive », c’est-à-dire d’une stratégie générale qui se propose si bruyamment d’« agir en premier » lorsqu’il s’agit de prendre les armes. Et nous parlons d’armes nouvelles et inconnues de mon temps.

Dans l’interview menée par Luciana Castellina et citée plus tôt, tu dis que nous devons être rudes et impitoyables dans notre évaluation des résultats de la guerre du Golfe, la première (ou presque) mise à l’épreuve de la doctrine de la guerre préventive. Que la guerre de Bush ne se résout pas par une victoire sèche et rapide sur l’autre camp : deux semaines pour abattre l’ennemi, mais correspond à l’installation directe et armée de la superpuissance américaine dans une zone que chacun dans le monde considère comme stratégique. Entends-tu dire ­ après des mois et des mois de bras de fer entre les USA et la partie du monde qui s’est opposée à la guerre (États, Églises, imposants mouvements de masse) ­ le bilan que nous pouvons tirer est celui d’une victoire sèche et d’un renforcement global et stratégique des fractions les plus extrémistes de l’impérialisme américain (appelons les ainsi) et d’une défaite grave du front de la paix ?

Sincèrement oui : c’est ce que je soutiens. Il faut regarder les défaites les plus brûlantes avec courage. Et en tirer les leçons adéquates et nécessaires.

Je vais tenter de sortir des généralités. Cela fait un certain temps que dans mes réflexions entêtées, j’incite à poser la question des voies et des moyens pour peser sur les « pouvoirs ». Et ­ c’est évident à mes yeux ­ je fais allusion aux pouvoirs qui décident du caractère de la société, mais aussi de l’emploi d’armes au rôle nouveau et bouleversant pour l’action politique. Peser sur ces pouvoirs (je parle ici au pluriel : parce que la structure de commandement est plurielle dans les nations du XXe siècle, même quand elles ont des dimensions impériales) fut le thème que j’évoquai lors de cette rencontre émouvante dans une salle de la Forteresse de Basso, pendant les journées mémorables de la marche mondiale de Florence.

Nous les voyons tous à l’œil nu. Les mutations advenues dans la trame des pouvoirs politiques mondiaux dans les vingt dernières années (et, pour être clair, avec l’écroulement désastreux de l’empire soviétique) ont été énormes. Plus exactement s’est ouverte une époque dans laquelle sont remises en question les relations entre le dirigeant américain et les diverses et complexes puissances rivales, avant toute celle qui correspond à l’Europe. Il ne s’agit pas seulement du Moyen-Orient : aujourd’hui toute la géographie politique de l’Europe est en question. S’élèvent des questions brûlantes : que sera la Confédération européenne ? Quel sera le positionnement final d’un Poutine, c’est-à-dire de la Russie ? L’OTAN est-elle encore en vie ? Et quel sera le rapport nouveau entre euro et dollar ? Etc.

Je soutiens donc qu’il n’y a (pas encore ?) ni un empire universel ni (je pense ne pas t’étonner) une disparition des États nations et de leurs variantes juridico-sociales.

Certes : ce monde complexe est aujourd’hui de manière éclatante sous l’hégémonie pesante de l’impérialisme américain à la Bush. Mais à l’intérieur existent et résistent encore des variantes nationales spécifiques, de fortes diversités de système de pouvoir et de coalitions sociales en compétition : et elles pèsent ­ et comment ­ dans la vie de chacun des pays.

Alors voici la question : sommes-nous capables d’avoir un impact sur ce tissu de pouvoirs selon une stratégie définie ? Et la variété et la complexité des mouvements no global ont-elles développé des formes de confrontation adéquates à propos des stratégies à coordonner et à soutenir dans le cadre de cette trame articulée de pouvoirs mondiaux ? Sommes-nous, par exemple, de porter à ce niveau politique, à la fois le maniement et l’utilisation de cette Confédération européenne naissante, et aussi de définir les répercussions de ces événements bouleversants à l’intérieur même de l’État italien ? Et avec quel nœud d’articulations ? Avec quelles espérances pour une perspective pacifiste, et quelles incidences sur les points saillants de la controverse mondiale ?

Ceci exige, à gauche, des recherches communes et la construction de stratégies aux portées même quotidiennes. Le peut-on ?

À regarder tout ce qui a touché au référendum sur l’article 18[2], on dirait que non. Moi, j’ai voté ou à ce référendum. Il se peut ­ mais je ne le pense pas ­ que je me sois trompé. Mais je n’ai absolument pas compris le choix de s’abstenir : étant donné que le choix se posait alors de manière concrète, on ne pouvait pas le fuir : et prendre le large ne pouvait qu’aggraver l’échec. Même aux fins d’une réflexion critique sur l’extension ou, au moins, sur l’application de cet article 18, le résultat pouvait bien plus fécond et active, s’il l’on n’aboutissait pas à ce désastreux 25 %.

Et alors : que veux-je dire avec ce discours sur les pouvoirs ? Ceci : l’examen, opportun et conscient des questions touchant à l’article 18 ­ au sein de ce corps articulé qu’est le centre gauche

« Qu’est-ce que j’entends par ce discours sur les »pouvoirs » ? j’entends qu’il faut aussi procéder à un examen, rapide et conscient, faire en quelque sorte une « preuve de l’article 18 » ­ dans le corps articulé du bloc de centre-gauche. Cela à travers une maturation des décisions, avec des engagements publics, des adaptations conscientes de la conduite commune des uns et des autres (de la part des syndicats et des partis, des mouvements et des avant gardes) ­ A partir du champ de la confrontation en cours parmi des figures différentes du centre-gauche. Mais aussi à partir d’échanges, de soutiens, de développements des rapports entre les différents journaux, entre les institutions et les partis classiques etc.

Dans une récente interview très stimulante au Manifesto, Mario Tronti a repris quelques unes de ces interrogations : « Une puissance d’un niveau unique est matérialisée dans les USA. Comment se confronte-t-on à une telle puissance ?… pas seulement avec la multitude…, mais aussi avec un équilibre des puissances… Ce super-pouvoir ne s’arrête pas seulement avec des drapeaux accrochés aux fenêtres. Il peut tout à fait exister une opinion publique mondiale énorme mais impuissante face à une puissance unique débarrassée de toute force antagonistes ». Que penses-tu de ce jugement ?

Personnellement, je pense que le cadre mondial est plus articulé mais aussi plus confus, plus oscillant, voire au moins instable.

Et les contradictions qui traversent la terre de ce millénaire sont plus différentiées. Je vois bien l’importance des préoccupations de Tronti. Mais il y a un espace pour des articulations moins unilatérales. J’ai peur d’une certaine complaisance à l’égard des Grands, l’acceptation de leur monopole, alors ce dernier ne s’est pas encore imposé.

Je ne crois pas que l’Amérique ait toutes les cartes en main. Le monde est encore multiple. Encore une fois ce sont les faibles et les forces intermédiaires qui donnent prématurément la partie pour close. On assèche ainsi la politique. Alors qu’au contraire, Bush pratique, lui, la politique, parfois même fébrilement.

Cela requiert qu’en face disparaissent les chapelles que défendent leurs petits drapeaux avec tant de componction. Un petit exemple pour chacun : est-il possible que sur l’article 18 on ne soit pas parvenus à un accord qui empêche l’inutile fragmentation entre vote et non vote ?

Traduit par B.E.

Notes

[1]. NdT : à ce jour les recherches américaines n’ont cependant toujours rien révélées et les récents compte-rendus de la commission Hutton, en Angleterre sont en train de démontrer non seulement la vacuité des accusations américaines antérieures à la guerre, mais aussi les falsifications auxquelles se sont livrées les administrations anglaises et américaines pour faire admettre l’importance du « danger irakien ».

[2] Référendum promu en Italie par le Parti de la Réfondation Communiste, la CGIL et d’autres forces contre le licenciements abusifs.



Articles Par : Global Research

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