Interview : «En à peine un an, la perception de la Russie a changé au Moyen-Orient»

Ancien responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l’AFP, René Naba vient de publier un ouvrage sur l’Arabie saoudite (1). Il y décrypte les enjeux du prochain déplacement, prévu fin mars, de Barack Obama au «royaume des ténèbres», dans un contexte tendu par les crises syrienne et ukrainienne.

HD. Dans quel contexte Barack Obama effectue-t-il sa visite en Arabie saoudite ?
RENÉ NABA. Ces dernières semaines, la conjoncture internationale s’est considérablement modifiée au détri¬ment de ce que j’appelle «l’islamo¬atlantisme», c’est-à-dire l’alliance de l’islam wahhabite et des pays de l’OTAN. La rébellion syrienne, sou¬tenue par l’Arabie saoudite, a subi d’importants revers en perdant, par exemple, la ville de Yabroud. Toute la région côtière va être sécurisée au profit du gouvernement syrien. S’y ajoutent le camouflet diplomatique en Crimée et la guerre qui couve entre les Saoudiens et les Qataris.

HD. La Russie joue-t-elle un rôle plus important au Moyen-Orient ?
R.N. Mahmoud Abbas, président de I’Autorité palestinienne, a déclaréré-cem ment: «Ne faites jamais confiance aux Américains. Si vous voulez récupérer vos droits, adressez-¬vous aux Russes. En moins d’un an, il y a eu une modification de la per¬ception de la Russie au Moyen-¬Orient. En Égypte, le général Al Sis¬si renoue actuellement avec Moscou, et les États-Unis n’y peuvent rien. Souvenez-vous que les Saoudiens, via l’ex-patron des services de renseigne¬ments, Bandar Ben Sultan, avaient proposé, entre autres et en vain, 14 milliards de dollars (10,15 mil¬liards d’euros) d’achat d’armes russes pour que Poutine lâche Bachar Al Assad. Le soutien indéfectible que la Russie a apporté à la Syrie porte en quelque sorte ses fruits.

img

« EN ÉGYPTE, LE GÉNÉRAL AL SISSI RENOUE ACTUELLEMENT AVEC MOSCOU, ET LES ÉTATS-UNIS N’Y PEUVENT RIEN. MIKHAIL METZEL / RIA NOVOSTI / KREMLIN POOL / EPA / CORBIS »

HD. Cette visite intervient dans un climat de grande tension entre le Qatar et l’Arabie saoudite…
R. N. L’Arabie saoudite n’a pas sup-porté de voir des États arabes, comme l’Égypte, porter au pouvoir par les urnes des mouvements islamistes comme les Frères musul-mans. C’est contraire aux principes héréditaires qui régissent la trans-mission du pouvoir à Riyad. Vous avez eu le même phénomène en Tur-quie, pays non arabe mais sunnite. Le Qatar a encouragé partout ce processus, que ce soit en Libye ou en Tunisie. Ensuite, il y a un problème de légitimité. Pour les Saoudiens, un dirigeant arrivé au pouvoir par un coup d’État, comme ce fut le cas de l’ex-émir du Qatar, Hamad Al Tha¬ni, n’est pas légitime. Pour Barack Obama, cette guerre entre les deux monarchies est un désastre absolu: de fait, la seule instance régionale de coopération interarabe (la Ligue arabe – NDLR) est neutralisée.

HD. La question énergétique est étrangement absente des analyses des crises qui secouent la région…
R. N. La guerre en Syrie a débuté en partie pour des raisons énergétiques. En prévision du bombardement de l’Iran, initiative soutenue par l’Ara¬bie saoudite, le Qatar avait tenté de convaincreBachar Al Assad de lais-ser passer un pipeline pour que le gaz qatari puisse contourner le détroit d’Orrnuz, contrôlé par l’Iran, et ali¬menter l’Europe via la Turquie. La Syrie avait refusé, entre autres parce que cela allait à l’encontre des inté¬rêts de deux de ses plus fidèles alliés, l’Algérie et la Russie. Le grand pro¬blème de l’Europe actuellement, et la crise en Ukraine en fait la démons-tration, c’est que son ravitaillement en gaz dépend fortement de l’Algérie et de la Russie, qui ne sont pas dans la sphère d’influence de l’OTAN.

HD. L’Arabie saoudite se rapproche d’Israël. Les États-Unis vont-ils demander aux Saoudiens une reconnaissance officielle de l’État hébreu ?
R. N. Les Saoudiens ne reconnaîtront pas Israël dans l’immédiat, mais les signes se multiplient. Ils ont, par exemple, toléré que la protection des frontières des Émirats arabes unis soit confiée à une société israélienne. C’est aussi des Israéliens qui s’occu¬pent de la sécurité à l’aéroport de Djedda, via une filiale de la société étrangère, G4S. Potentiellement, les Israéliens peuvent avoir accès aux empreintes digitales et aux données biométriques de la plupart des fidèles qui se rendent en pèlerinage à La Mecque. Les Saoudiens vont vouloir négocier leur éventuelle reconnais¬sance d’Israël avec les États-Unis, parexempleen trouvant une porte de sortie honorable au conflit syrien et des garanties à la suite du rapproche-ment en cours avec l’Iran.

Edition du 27 mars 2014, Disponible en kiosque

Entretien réalisé par Marc de Miramon

[email protected]



Articles Par : René Naba et Marc de Miramon

A propos :

Journaliste-écrivain, ancien responsable du Monde arabo musulman au service diplomatique de l’AFP, puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, responsable de l’information, membre du groupe consultatif de l’Institut Scandinave des Droits de l’Homme et de l’Association d’amitié euro-arabe. Auteur de “L’Arabie saoudite, un royaume des ténèbres” (Golias), “Du Bougnoule au sauvageon, voyage dans l’imaginaire français” (Harmattan), “Hariri, de père en fils, hommes d’affaires, premiers ministres (Harmattan), “Les révolutions arabes et la malédiction de Camp David” (Bachari), “Média et Démocratie, la captation de l’imaginaire un enjeu du XXIme siècle (Golias). Depuis 2013, il est membre du groupe consultatif de l’Institut Scandinave des Droits de l’Homme (SIHR), dont le siège est à Genève et de l’Association d’amitié euro-arabe. Depuis 2014, il est consultant à l’Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l’Homme (IIPJDH) dont le siège est à Genève. Depuis le 1er septembre 2014, il est Directeur du site Madaniya.

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]