Kosovo : « l’Autoroute de la nation », symbole du néocolonialisme américain

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« L’autoroute de la Nation », qui doit relier à terme le nord de l’Albanie, à la frontière serbo-kosovare, va coûter près d’un milliard d’euros. Un chantier pharaonique confié à un conglomérat turco-américain. L’exemple même du néocolonialisme US qui règne au Kosovo. Sans oublier les conditions de travail digne du bagne réservées aux employés.

Le consortium de construction américano-turc Bechtel-Enka a accepté en 2010 l’offre du gouvernement du Kosovo de construire 102 kilomètres d’autoroute de Morinë, en Albanie, à Merdare, en Serbie, via le Kosovo. En raison de son coût faramineux de 820 millions d’euros, ce chantier a causé de nombreuses controverses et des plaintes de la part de ceux qui le considèrent comme un investissement irrationnel.

Les premières critiques visent les priorités politiques concernant les investissements, considérant l’état actuel des services publics. Les institutions éducatives et médicales kosovares sont en effet dans des conditions désespérées. Si les infrastructures nécessitent bien sûr des investissements, le manque de cadres de santé n’en est pas moins terrible. Négliger le fonctionnement des institutions essentielles à la société au profit de projets de grande envergure favorisant de grosses entreprises n’est pas seulement représentatif de la façon de gouverner du Kosovo, mais symptomatique de tous les pays en transition. C’est un mécanisme de gouvernance déjà bien rodé, qui vise à s’assurer une légitimité politique par des projets pharaoniques.

Objections macroéconomiques

La logique économique, à savoir que la construction d’autoroutes stimule la croissance et le développement économique, n’est pas réaliste. Le Kosovo importe neuf fois plus de marchandises qu’il n’en exporte. Tant que son économie sera basée sur le commerce et les importations et non sur la production, le projet d’autoroutes sera dépourvu de tout sens économique. En aucun cas, il ne peut être l’épine dorsale du développement. D’autant que le Kosovo construit avec ses propres deniers une autoroute pour faciliter le transport de marchandises entre l’Albanie et la Serbie.

Avec le licenciement de 50 employés par Enka, les médias ont révélé divers problèmes de salaires et d’heures supplémentaires non rémunérés. Le quotidien kosovar Zëri a publié des documents prouvant que les employés travaillaient 12 heures par jour et n’avaient qu’un jour de congé par mois, accusant Bechtel-Enka de ne pas respecter de nombreux d’éléments du contrat de travail. D’autres articles décrivent le parcours de travailleurs blessés qui ont été recasés à des postes « plus faciles ». Aucun de ces cas n’a encore été jugé par les tribunaux.

Le taux de chômage au Kosovo est si élevé que ceux qui ont un emploi sont prêts à beaucoup pour conserver un tel privilège. D’autre part, l’inefficacité du système judiciaire force les travailleurs à un degré de tolérance bien trop extrême envers leurs patrons. De 1999 à 2013, 466 255 affaires pendantes ont été enregistrées. Sachant qu’il faut des années pour obtenir un jugement, la plupart des travailleurs préfèrent ne pas porter plainte.

Mauvais traitement des travailleurs

Voici le témoignage pour Bilten de plusieurs anciens employés de Bechtel-Enka ayant participé à la construction de « l’autoroute patriotique ».

« J’ai été embauché comme chauffeur de camion, mais quand le camion était en panne ou en réparation, je devais nettoyer les tapis roulants transportant les pierres concassées. Je ne portais pas les protections nécessaires et je n’étais pas le seul. Tous les ouvriers sont poussés à cette tâche. Quand je me suis blessé, j’ai dû travailler à la cantine comme serveur parce qu’ils ne voulaient pas que je sois à la maison. »

Un autre employé s’est gravement blessé la main en réparant un camion : « Un collègue est venu à mon secours et m’a emmené au centre de soins le plus proche sur le chantier. On m’a fait une piqûre et j’ai passé une radio. Je n’ai pas travaillé le jour suivant, mais immédiatement le jour d’après. Avec quatre enfants encore scolarisés à nourrir, je n’avais pas le choix ». Après plusieurs vaines tentatives pour revendiquer ses droits, il a décidé de poursuivre l’entreprise en justice. L’affaire est en cours.

Un autre ouvrier est tombé gravement malade à force de travailler dehors dans le froid. Sa demande de congé maladie a été refusée par le médecin de l’entreprise. Même les inspecteurs de Bechtel-Enka, ayant entendu parler de l’affaire, ont insisté pour que lui soit accordé un congé maladie, mais il n’a pas réussi à convaincre le médecin qui bénéficiait du soutien de l’administration.

L’exemple le plus terrible est celui de ce travailleur qui a reçu sur la tête un morceau d’asphalte chauffé à 170 degrés. Son casque et ses vêtements de protection ont limité les dégâts, mais il a eu les oreilles brûlées. Il a dû travailler dès le lendemain. Ses oreilles ont eu besoin d’être soignées à l’iode dans le centre de soins pendant plusieurs jours. Puis, il est tombé dans une fosse de trois mètres. Les urgences n’ont pas été appelées, ni les inspecteurs. Il a travaillé deux semaines tout en souffrant constamment de douleurs dans la cage thoracique : il avait deux côtes cassées. Après de nombreuses tentatives infructueuses de négociation avec Bechtel-Enka pour obtenir un dédommagement, il a porté plainte en 2013. L’affaire est aussi en cours. Le tribunal l’a réconforté en disant que les cas contre Bechtel-Enka seraient une priorité dans les tribunaux du Kosovo. Le procès a pourtant été reporté quand le projet d’autoroute Pristina-Skopje a vu le jour.

L’influence américaine

Même si les indicateurs économiques au Kosovo ne se sont pas améliorés avec la construction de la première autoroute, le gouvernement a néanmoins prévu d’en construire une deuxième. Pendant la crise politique, alors qu’aucune majorité parlementaire ne réussissait à se former, le gouvernement sortant a signé un nouveau contrat avec Bechtel pour la construction de la nouvelle autoroute qui reliera Pristina à Skopje.

Aucune information détaillée concernant la nouvelle autoroute n’a été révélée au public. Nous pouvons cependant affirmer de façon certaine que la compagnie Bechtel a été « recommandée » par l’ancien ambassadeur des USA au Kosovo, Christopher Dell, qui, à la fin de son mandat, fut employé comme consultant chez Bechtel.

L’influence extérieure sur les décisions du gouvernement kosovar peut, dans une certaine mesure, expliquer l’irrationalité de cet investissement par rapport à la capacité financière du pays. C’est le principe de la « porte tambour », une allocation de privilèges réciproques au détriment de l’intérêt national, qui régit les relations entre les entreprises privées américaines intéressées à investir au Kosovo et l’ambassade US.

Cela en dit long sur la position subordonnée du gouvernement du Kosovo dans ses décisions d’investissements. En revanche, même si ce type d’irrationalité est généré par le statut néocolonial du pays, les structures dirigeantes du Kosovo ne sont pas sans responsabilités.

Rron Gjinovci

Article original : http://www.bilten.org, 12 mars 2015

Traduit par Claire Vallet pour Le courrier des Balkans, 26 mars 2015



Articles Par : Rron Gjinovci

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