L’islamophobie : une myopie intellectuelle ?

La myopie est ce qui nous empêche de bien voir les choses éloignées. Dans les cas les plus graves, on ne voit de bien clair que le bout de son nez. Dans le débat public français, il se développe ces temps-ci une réelle islamophobie entretenue surtout par des intellectuels et des journalistes (les hommes politiques se font soudainement plus discrets). Il est cependant encore temps d’éviter de sombrer tout à fait dans une nouvelle panique médiatico-morale (après celle de « l’insécurité ») en s’efforçant de tenir à distance les diabolisations des uns et des autres, en refusant aussi bien les fondamentalismes et leur prosélytisme que les amalgames et les stigmatisations injustes qu’opèrent leurs commentateurs, en essayant surtout de montrer qu’il faut sortir d’une lecture purement religieuse des faits religieux pour analyser les conflits sociaux et politiques qui traversent notre société.

Les constats et les interprétations

Les choses que chacun peut voir sont évidemment bien réelles. Il y a eu un massacre à New York le 11 septembre 2001, perpétré par des hommes se réclamant de l’Islam, il y en avait eu d’autres avant et il y en a eu d’autres depuis dans d’autres régions du monde. En France, on a pu voir l’effigie ou le nom de Ben Laden sur quelques murs de cités HLM. On a pu voir aussi, dans les mêmes contextes urbains, des actes de vandalisme contre des synagogues, assortis de menaces contre les personnes. Quelques imams venus de l’étranger prêchent dans certaines mosquées ou salles de prières que les Musulmans n’ont aucune adaptation à faire quelle que soit la société dans laquelle ils vivent et qu’ils doivent appliquer strictement la version que eux considèrent comme légitime de la Charia. Dans les quartiers pauvres où est concentrée la population étrangère et d’origine étrangère, on voit par ailleurs fréquemment des femmes, jeunes et moins jeunes, portant un foulard ou un voile sur la tête ; certaines adolescentes souhaitent aussi ne pas l’enlever quand elles sont à l’école.
 
Tout ceci est réel. Nul ne peut le contester. Ce qui peut l’être par contre, c’est l’explication en vogue de ces phénomènes, qui consiste à dire que la cause de tous ces faits est la même, c’est une religion : l’Islam. L’équation fondamentale qui sous-tend ce soupçon est celle-ci : « Islam = non intégration + violence + antisémitisme + oppression de la femme ». Un petit livre vient de rappeler qui sont ceux qui propagent le plus activement tout ou partie de cette représentation et pour quelles raisons diverses [1].

On se demandera plutôt ici comment répondre sur le fond à ce nouveau prêt-à-penser qu’est l’explication par une religion de problèmes sociopolitiques locaux, nationaux et internationaux aussi divers. Repartons donc des constats.

Un Islam fondamentalement criminogène ?

Un groupe paramilitaire baptisé al-Qaïda est responsable du plus spectaculaire acte de terrorisme perpétré en Occident ces dernières années. Et il prétendait agir au nom de l’Islam. Des observations similaires peuvent être faites ponctuellement en diverses régions du globe. Certes. Mais en quoi cela nous révèle t-il la nature fondamentale de la religion concernée ? Comme tous les grands textes religieux, le Coran est issu au moins partiellement d’écritures et de réécritures successives, ses lectures et ses interprétations sont diverses, ses appropriations le sont également (même si certains croyants refusent catégoriquement l’historicité et font donc ici la même erreur que leurs accusateurs qui voient l’Islam comme un bloc monolithique et immuable). Comme la Bible, le Coran a inspiré dans l’histoire des croisades assassines mais aussi des traités de paix, des lois remplaçant la vendetta, des contrats protégeant le mariage, des institutions caritatives, des œuvres architecturales et artistiques, etc. Comme le Christianisme, l’Islam a été récupéré et utilisé par toutes les sortes de pouvoirs politiques et militaires ; comme lui il s’est adapté à des sociétés de niveaux culturels et de rapports sociaux très différents. Cette représentation unifiée ou univoque d’un Islam qui connaîtrait seulement des degrés d’« intégrisme » ou au contraire de « modération » apparaît donc comme simpliste. Dans le contexte actuel, elle traduit peut-être surtout la relation des différentes institutions représentant les musulmans avec le pouvoir politique. L’affaire du bouclage (sans doute provisoire car bien peu démocratique) du Conseil Français du Culte Musulman l’a montré. En réalité, plutôt que d’intriguer à tout va pour garder le contrôle d’un Islam enfin institutionnalisé, il serait infiniment plus clair, et à terme productif, d’examiner en détail le contenu des doctrines des différentes associations prétendant représenter les Musulmans de France, de dire sans ambiguïté où passe la frontière entre la compatibilité et l’incompatibilité avec la loi française (donc où finit la liberté de culte et où commence le processus sectaire ou fondamentaliste) [2] .

L’Islam de France, un ennemi de l’intérieur ?

Quant aux attentats qui ont frappé la France au milieu des années 1990 (affaire de l’Airbus d’Air France, affaire Kelkal, affaire Chalabi), les procès ont eu lieu et ils ont montré que ces actions terroristes étaient fondamentalement téléguidés de l’étranger (le GIA algérien) et non originaires de l’Islam de France [3].

Ceci indique à nouveau que, si l’on doit pourchasser sans relâche tous les fanatiques-assassins du monde, il faut cesser de criminaliser toute une religion et d’essentialiser des « chocs de civilisations ». Et plutôt que de jeter ces conflits en pâture aux populations civiles, on attendrait des journalistes et des intellectuels occidentaux qu’ils demandent à leurs gouvernements de leur expliquer les méandres de leur politique étrangère, le rôle qu’y ont joué leurs propres conflits internes (à commencer bien sûr par l’antagonisme soviético-américan, sans oublier les intérêts diverses des anciennes puissances coloniales que furent longtemps l’Angleterre et la France) et le rôle que continue d’y jouer, pour tous, le pétrole.

Mais en France, dira t-on, on a pu voir l’effigie ou le nom de Ben Laden sur quelques murs de cités HLM. Oui. Mais combien de musulmans de France ont refusé de condamner les attentats de New York dans les sondages de l’époque ? 4 % [4] .

D’ailleurs ce n’est pas nouveau, on avait observé les mêmes inscriptions en soutien à Saddam Hussein en 1991, lors de la première guerre du Golfe, accompagné de la même dramatisation. A l’époque, des sources policières (les RG) redoutaient, pour ces raisons, une explosion des quartiers concentrant les populations musulmanes. Rien de tel ne se produisit. Hasard chanceux ? Point du tout. Les recherches menées par la suite sur les opinions des populations arabes ou musulmanes de France ont montré que, si la grande majorité de ces personnes a désapprouvé cette guerre, elles n’en ont pas pour autant épousé la cause du président irakien, ni souhaité l’extension du conflit au-delà de l’Irak et du Koweït [5] .

Leur opinion n’était donc qu’en partie spécifique et pas fondamentalement différente de celle de la plupart des autres citoyens français. Mais, comme d’habitude, le comportement d’une toute petite minorité de provocateurs a suffit à stigmatiser et jeter l’opprobre et le soupçon sur « les Arabes » ou « les Musulmans ».

L’Islam, porteur d’un nouvel antisémitisme en France ?

Le même processus s’est produit ces dernières années, souvent dans les mêmes contextes urbains, à propos des actes de vandalisme, injures et menaces tournés contre des synagogues. Une série importante de ces actes durant l’année 2000, alliée au constat que les catégories « Juif » et « Arabe » (certes, mais aussi « Noir », « Français » et « Chinois ») fonctionnent couramment dans les collèges de banlieues et y colorent parfois des bagarres, a incité certains auteurs et certains journalistes à dénoncer une nouvelle « judéophobie », voire même à agiter l’ombre de la Shoah, et à l’attribuer à nouveau aux jeunes « arabo-musulmans ». C’est simplifier abusivement la réalité, c’est-à-dire la déformer. Certes, dans certains pays musulmans, le débat public trahit clairement, et depuis longtemps, un glissement de la haine d’Israël vers la haine des Juifs. Dans le contexte actuel de polémiques passionnelles, des glissements peuvent aussi s’observer en France. Ces glissements doivent être absolument dénoncés. Toutefois la France n’est ni l’Égypte ni l’Iran. Par ailleurs, l’antisémitisme est en Europe une forme de racisme qui a un contenu et une histoire bien précis. C’était ce temps où pratiquement toutes les couches de la population, les organisations politiques et l’Église catholique étaient traversées par cette croyance au complot des banques et du « lobby » juifs, par ce racisme biologique qui voyait dans le Juif un être différent et inférieur, pourvu de stigmates physiques et moraux en ce sens, etc. Ce temps est révolu. Cet antisémitisme a culminé en France entre la fin du 19ème siècle et la Seconde Guerre mondiale, dans les horreurs que l’on sait (et qu’il est fondamental de continuer à enseigner). Mais il a quasiment disparu depuis plusieurs décennies en dehors de certains milieux d’extrême droite. Alors ces actes de vandalisme et ces menaces en recrudescence récente sont-ils les « signes évidents » que l’Islam a importé un nouvel antisémitisme de ce genre en France ? On peut comprendre que certains en aient peur, mais on doit sérieusement en douter et refuser de participer à cette diabolisation. Rappelons d’abord que l’équivalence posée entre Musulmans et Arabes est inexacte (ces derniers étant minoritaires parmi l’ensemble des Musulmans de la planète). C’est donc de l’immigration maghrébine dont il s’agit. Le conflit serait donc à comprendre entre Juifs et Arabes. Admettons pour l’instant. Mais d’abord, versons au débat une donnée. Il existe une indication statistique sur l’évolution des actes racistes, c’est le rapport annuel que rend depuis 1990 la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, qui essaye de recenser les actes de racisme et leurs victimes lorsqu’ils ont l’objet de procédures policières [6] . Ce comptage indique que les actes menaçant des biens ou des personnes en raison de leur religion judaïque ou de signe extérieur d’appartenance à la « communauté juive » sont en réalité directement liés au contexte international : ils ont augmenté soudainement lors des deux intifadas. Par contre, entre 1995 et 1999, la commission a eu du mal à trouver chaque année deux ou trois actions violentes de cette nature, contre dix fois plus d’actions racistes anti-arabes allant dans certains cas jusqu’au meurtre, rappelons-le [7] .

En réalité, dans l’ensemble de la population française arabe, rien ne prouve qu’il y ait un antisémitisme au sens d’une haine des Juifs en tant que tels. Il y a par contre une révolte largement partagée contre le sort que les Israéliens font aux Palestiniens, ce qui est très différent [8] . Les attitudes de certains adolescents et les provocations de tels ou tels extrémistes existent bien sûr, mais ne devraient donc pas être érigées en règle générale par des journalistes et des intellectuels trop pressés de justifier leurs émotions ou de susciter la sensation. C’est rendre un bien mauvais service à la République que de se comporter de la même façon que les provocateurs que l’on dénonce. En réalité, il n’est pas juste de parler d’antisémitisme ou de judéophobie pour qualifier une situation de crise liée à un contexte précis car cela ouvre la voie à des amalgames injustifiés. Il faudrait mieux parler d’une « israélo-phobie ». Le problème posé n’est pas fondamentalement « ethnique », il est fondamentalement politique. Il ne devrait donc pas ouvrir sur des procès en racisme où chacun diabolise l’autre, mais sur des débats en politique étrangère où chacun exprime et argumente ses positions et ses valeurs. Tout ceux qui entretiennent au contraire les procès en racisme (des deux côtés) contribuent à radicaliser sans cesse les deux camps, à renforcer les affiliation communautaires au détriment des libres opinions individuelles, et à réduire les possibilités d’un réel débat politique.

L’école, sanctuaire républicain menacé ?

Reste à parler du foulard ou du voile. Quelle histoire ! Voilà quatorze ans que cela dure. Après 1989 et 1994, nous voici plongés dans le troisième épisode [9] . La thèse actuellement en vogue est simple : le port du voile est non seulement une manifestation religieuse incompatible avec la laïcité, mais c’est de surcroît le résultat de l’oppression exercée par les hommes contre les femmes dans la culture machiste des « arabo-musulmans ». Pour qui recherche l’objectivité (donc met entre parenthèse son rapport personnel à la religion et à ses émotions), cette thèse est pourtant doublement contestable, dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle masque.

Dans ce qu’elle dit d’abord, car l’arrêt du Conseil d’État du 27 novembre 1989 a fixé depuis longtemps la ligne générale qui se dégage du texte comme de l’esprit de la loi française (et qui est également prescrit sur le plan international par la Convention des Nations Unies pour les droits de l’enfant, que la France a ratifiée le 7 août 1990). Ce que la loi requiert, c’est que chaque élève suive les mêmes enseignements et ait ainsi les mêmes possibilités d’accéder aux savoirs et aux diplômes. Son vêtement n’a rien à faire dans l’histoire, pourvu qu’il soit décent, les signes religieux ne sont nullement hors-la-loi, pourvu qu’ils soient discrets. La laïcité républicaine interdit que l’on refuse de suivre certains cours, y compris les cours d’éducation physique et sportive, mais en aucun cas elle ne commande que l’on interdise de manière générale le port d’un foulard (ni d’une kippa ni une croix ou même d’un petit chapelet), fut-il compris par tous comme la marque d’une croyance religieuse. Les litiges éventuels sont à examiner au cas par cas [10] . Il en fut du reste ainsi jadis, sous la Troisième république, face aux coutumes régionales et aux pratiques catholiques de nombre de Français. Car c’est le sens même de la laïcité que de garantir la liberté de penser, donc la liberté des cultes. La très laïque Ligue de l’enseignement l’a depuis longtemps rappelé [11] . Le sociologue dira aussi que l’école laïque et républicaine, qui est sans doute l’institution centrale de la société moderne (dans ses réussites comme dans ses échecs), contribue toujours à forger des citoyens par la culture commune et l’apprentissage de la vie collective dans lesquels elle fait vivre presque tous les jours nos enfants [12] . Or, dans une société laïque moderne, est-ce l’imposition d’une uniformisation formelle (le vêtement, la nourriture de la cantine) ou l’apprentissage négocié de la vie commune avec des différences qui est fondamentalement socialisateur ? De plus, n’est-ce pas un terrible aveu de manque de confiance dans l’école républicaine et dans ses valeurs que de la croire incapable de transmettre cette culture commune et de réaliser cette socialisation sans avoir à interdire telle ou telle manifestation vestimentaire ou culinaire ? Enfin, que veut-on concrètement au bout du compte : que tous les enfants aillent à l’école républicaine ou bien que se développent de nouvelles écoles privées, coraniques celles-là ? [13]

Quant à l’interprétation univoque du port du foulard ou du voile comme conséquence de la domination machiste, son simplisme se heurte à des constats empiriques fatals. La réalité est que ce comportement peut avoir différentes raisons d’être. Le cas de la domination machiste des pères et des grands frères existe certainement. Il n’est du reste pas propre aux familles arabes ou musulmanes et peut s’exprimer de bien des manières. Le cas du choix stratégique permettant de mieux contrôler les provocations des adolescents mâles existe sans doute aussi localement. N’excluons pas non plus des cas de provocation délibérée. Mais deux autres situations semblent plus représentatives à l’échelle nationale. La première est celle de parents qui demandent à leurs enfants de respecter une coutume de leur culture d’origine, parce qu’ils sont par ailleurs très inquiets de la vitesse avec laquelle les enfants l’abandonnent : « signe et garant d’une conduite décente, [le voile] permet de sortir de la maison, d’accéder à l’université et au monde du travail sans susciter les craintes ou les réactions négatives de la famille et de l’entourage. Il apparaît comme le symbole du maintien des traditions » [14] . Le maintien apparent de la tradition est en réalité ici le garant de l’accès à la modernité.

La seconde situation, plus récente, est celle de jeunes filles qui choisissent de porter un foulard, parfois même contre l’avis de leurs parents [15] . Il s’agit cette fois d’un processus identitaire individuel (qui a du reste son pendant chez les garçons) que celles qui le vivent conçoivent comme un progrès moral et par lequel elles témoignent objectivement non pas d’une soumission à autrui mais au contraire d’une affirmation personnelle [16] . Dès lors le stéréotype ambiant de la domination machiste est réducteur et l’argument de la défense des acquis du féminisme est mal adapté. A l’analyse des motivations des personnes, on comprend aussi pourquoi il existe en réalité dans la plupart des cas une marge importante de négociation pour les chefs d’établissements qui souhaitent une conciliation. Comme le déclarait récemment l’actuel ministre de l’Éducation nationale (Le Monde, 18 septembre 2003), les cas qui ne peuvent se négocier et se transforment en contentieux juridiques sont de l’ordre de… la dizaine par an. On estime les musulmans entre quatre et cinq millions de personnes en France [17] . Où sont donc les centaines de milliers de jeunes filles se pressant à l’entrée des établissements scolaires affublées d’un voile ostentatoire et le regard menaçant (ou implorant de l’aide) ? Où sont-elles en dehors des couvertures de certains magazines et de l’imaginaire de quelques auteurs ?

De nouveau, posons la question : rend t-on service à ces jeunes et à leurs familles, à ces enseignants, à ces chefs d’établissements, et finalement à toute notre société, en dramatisant ainsi des problèmes individuels numériquement très limités et en pointant un doigt toujours plus accusateur et simplificateur sur toute une religion ?

Sur le machisme des banlieues

Enfin, comment peut-on sérieusement soutenir que l’Islam est la cause des comportements machistes que subissent des jeunes femmes dans certains quartiers ? Bien sûr, ces attitudes existent ; et bien sûr la situation de la femme dans les cultures maghrébines et africaines est celle d’une domination (qu’elle soit ou non vécue comme telle). Le combat féministe est donc fondé. A condition toutefois de ne pas se tromper d’ennemi en participant à deux amalgames déplorables : l’un entre Islam et degré de domination masculine, l’autre en Islam et violence faite aux femmes. Y a-t-il une seule observation un peu systématique d’une ville française quelconque qui montre que, à origine nationale et à lieu de vie identiques, les hommes pratiquants l’Islam sont plus machistes et imposent à leurs femmes davantage de soumission à leur autorité ? Y a-t-il une seule observation un peu systématique d’une ville française quelconque qui montre que, à origine nationale et à lieu de vie identiques, les hommes pratiquants l’Islam ont davantage recours au mariage forcé (et que ce n’est pas plutôt le fait de certaines familles qui s’arc-boutent sur des pratiques traditionnelles qui n’ont rien de religieuses) ? Y a-t-il une seule observation un peu systématique d’une ville française quelconque qui montre que, à origine nationale et à lieu de vie identiques, les hommes pratiquants l’Islam sont davantage enclins à exercer de la violence sur leurs conjointes et sur leurs enfants ? On peut sérieusement en douter et on peut aisément deviner que les différences tiennent à d’autres critères que la pratique religieuse, tels que l’ancienneté de la présence en France, l’origine géographique et culturelle (l’Algérie n’est pas le Soudan, qui n’est pas le Mali, ni la Turquie, ni le Pakistan, etc.), l’origine sociale, les conditions de vie et le niveau d’éducation des individus.

Par ailleurs, est-il si difficile de comprendre la relation existant entre ce rapport de domination et la situation économique et sociale de ces dizaines de milliers (au minimum) de jeunes hommes, étrangers ou d’origine étrangère, privés de perspective d’insertion économique, donc aussi de perspective de formation d’un couple et d’une famille, connaissant une misère sexuelle, recroquevillés sur la vie ultra-locale où ils tentent de sauver leur fierté ? Ceci n’excuse pas leur erreur et leur bêtise(surcesujet comme sur d’autres [18] ) mais permet d’en comprendre l’origine. Femmes et hommes sont ensemble victimes de cet enfermement. Il n’est pas juste, ici non plus, d’absoudre la société française en mettant tout sur le dos de la « culture » des Arabes ou de la religion des Musulmans.

Sortir de la peur, prendre le risque de l’avenir

Il est temps de conclure. Que la société française ait beaucoup changé au cours des trente dernières années est une évidence. Que certaines de ces évolutions provoquent des bouleversements dans ses normes sociales et dans ses représentations d’elle-même est inévitable. Mais faut-il, pour y voir clair, constamment se retourner vers le passé ? Ce serait une grave erreur car cela rend myope sur le présent et aveugle sur l’avenir. Ainsi tous ces discours moralisateurs, ces procès d’intention et ces prédictions catastrophistes qui saturent le débat public ne nous aident pas à penser. Ils interdisent en réalité l’analyse en réduisant le débat « au choix, vite réglé, entre la République, en fait présentée de manière mythique et incantatoire, et des formules communautaires référées aux repoussoirs les plus commodes » [19] . Ils détournent de l’observation attentive des sociétés modernes qui sont, que cela plaise ou non, multiraciales et en partie multiculturelles. Ils masquent les réalités de l’intégration normative de la grande majorité des populations d’origine étrangère : ces jeunes Français(es) dont la langue principale est le Français, qui n’ont pas de pratique religieuse en dehors des principales fêtes et des tabous alimentaires, qui pratiquent souvent la mixité « ethnique » dans les couples, qui aspirent à la réussite par l’école, qui sont inscrits sur les listes électorales, etc. [20] . Ils masquent ainsi la réalité du processus générationnel d’intégration qui ne fonctionne pas de façon fondamentalement différente pour les immigrations africaines par rapport aux immigrations antérieures [21] . Ils masquent surtout les problèmes économiques et sociaux (en un mot la ghettoïsation) qui bloquent actuellement ce processus et qui sous-tendent les besoins de valorisation identitaire et les affirmations culturelles d’une petite minorité [22] . Ils masquent peut-être enfin le vide intellectuel et moral de plus en plus sidéral qui caractérise la vie politique française [23] . N’aidant pas à penser, ces discours n’aident pas non plus à agir, sinon d’une façon disproportionnée, voire totalement inadaptée, qui ne peut (au mieux) que fixer les crises au lieu d’aider à les résoudre [24] . D’autant que, peut-être faut-il le rappeler à l’approche des élections régionales de 2004, la peur et la haine risquent fort de faire de nouveau le jeu de l’extrême droite.

Sur ce sujet comme sur d’autres, il y a donc urgence à résister à la tendance régressive qui s’empare du débat public. Au risque de paraître faire un peu de jeunisme, ajoutons que la peur de l’avenir caractérisant une partie des générations avancées qui gouvernent à tout point de vue la société actuelle n’aidera pas les générations futures à élaborer les principes du vivre-ensemble dans lesquels elles doivent forger leur destin.

Laurent Mucchielli est sociologue.

Notes

[1] Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, 2003. Insistons sur la diversité car il ne s’agit pas, pour nous, de « mettre dans le même sac » des auteurs aussi différents que Alexandre Del Valle, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Samuel Trigano, sans parler des journalistes éditorialistes du Figaro, de Marianne, de L’express, du Nouvel Observateur, etc.

[2] Sébastien Fath, Évaluer sectes et fondamentalismes, Hommes & Libertés, 2001, n°113-114, p. 88.

[3] Sur l’affaire Kelkal, voir Laurent Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2002, p. 121-122, qui rappelle l’histoire de ce jeune homme qui avait découvert l’Islam une fois en prison (pour vols), et qui s’en était sorti un temps grâce à cela, avant d’arrêter la pratique et de replonger dans une marginalisation sociale où le GIA viendra le trouver. Si Kelkal avait de la haine envers la société française, ce n’est donc ni l’Islam en tant que religion, ni une quelconque organisation islamique française, qui en est responsable.

[4] Voir le dossier dans Le Monde, 4 octobre 2001

[5] E. Dupoirier, De la crise à la guerre du Golfe. Un exemple de mobilisation de l’opinion, in SOFRES, L’état de l’opinion 1992, Paris, Seuil, p. 142 ; et surtout Dominique Schnapper, La citoyenneté à l’épreuve. Les Musulmans pendant la Guerre du Golfe, Revue française de sciences politiques, 1993, 2, p. 187-208.

[6] www.commission-droits-homme.fr

[7] On ouvrira pas ici une comparaison générale entre les différentes formes de racisme car tel n’est pas notre objet. Signalons toutefois qu’il faudrait une sacrée dose de mauvaise foi et de déni de tous les rapports publics et de toutes les recherches pour ne pas reconnaître que, en France, le racisme touche d’abord et avant tout les populations originaires du Maghreb.

[8] En disant cela, nous faisons encore une fois un simple constat, nous ne signifions pas notre adhésion personnelle au schéma manichéen à travers lequel est lu généralement le conflit Israélo-Palestinien (y compris chez nombre d’intellectuels). Comme le rappelle ici à juste titre Alain Finkielkraut, avec lequel nous sommes pourtant par ailleurs en profond désaccord sur beaucoup de choses, « il n’y a pas une, mais quatre guerres entre Israéliens et Palestiniens : la guerre d’usure palestinienne pour l’extinction de l’État juif, la guerre palestinienne pour la création d’un État indépendant à côté d’Israël, la guerre israélienne pour la sécurité et la défense d’Israël, la guerre israélienne pour le renforcement des implantations [disons plus clairement « des colonies »] et l’annexion de la plus grande partie possible des territoires conquis en 1967 » (Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Paris, Gallimard, 2003, p. 25 ; Finkielkraut s’inspire ici explicitement d’un article de Michael Walzer, « The Four Wars of Israel/Palestine », paru en 2002 dans la revue Dissent). Ne pas reconnaître cette complexité pour adopter un manichéisme (dans un sens ou dans l’autre), c’est effectivement contribuer à dresser les peuples les uns contre les autres et à empêcher la paix. Mais ajoutons aussi que, ne pas reconnaître que ces quatre guerres ne sont pas d’importance égale selon les différentes époques, ne pas reconnaître quela politique d’Ariel Sharon consiste depuis son retour au pouvoir (février 2001) à tenter de faire oublier les accords de paix d’Oslo, c’est aussi contribuer à dresser les peuples les uns contre les autres et à empêcher la paix (Pour Sharon, Oslo serait « la plus grande catastrophe qui soit jamais arrivée à Israël », cité par Alain Gresh, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, Paris, Fayard, 2002, p. 194).

[9] Sur les épisodes précédents, voir Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.

[10] L’arrêt du Conseil d’État dit ceci : « La loi du 9 décembre 1905, tout en procédant à la séparation des Églises et de l’État, a confirmé que ‘la République assure la liberté de conscience’. La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ». L’article 14 alinéa 3 de la Convention des Nations Unies pour les droits de l’enfant dit ceci : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui ».

[11] Voir Joël Roman, La laïcité française à l’épreuve de la diversité, in Ph. Dewitte, dir., Immigration et intégration. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1999, p. 377-384.

[12] Et ce même si, surtout à partir de l’entrée au lycée, elle ressemble de plus en plus à un marché très inégalitaire des diplômes.

[13] Cédant ainsi à une logique dramatique consistant à vouloir régler les conflits liés à la diversité par la séparation des publics : séparation des « communautés », mais aussi séparation des sexes, séparation des classes sociales, des « bons » et des « mauvais » élèves, etc. On lira à ce sujet la réaction salutaire de François Dubet dans Le Monde du 7 février 2003.

[14] Jocelyne Cesari, Musulmans et républicains : les jeunes, l’islam et la France, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 86. Dans le même sens, voir les fortes analyses de Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991

[15] Voir le dossier de Libération du 24 juin 2003.

[16] Voir Leïla Babès, L’Islam positif. La religion des jeunes musulmans en France, Paris, Les éditions de l’Aube, 1997 ; voir aussi le livre de Dounia Bouzar (L’Islam des banlieues. Les prédicateurs musulmans : nouveaux travailleurs sociaux ?, Paris, Syros, 2001) qui constate que l’adhésion à l’Islam permet à de nombreux jeunes suivis par la Protection Judiciaire de la Jeunesse de sortir des pratiques délinquantes et autodestructrices.

[17] 4,2 millions selon l’estimation pour la fin des années 1990 proposée par le Haut Conseil à l’Intégration (L’Islam dans la République, Paris, La Documentation française, 2001).

[18] On pourrait parler de certaines conduites à risque dangereuses pour soi et pour autrui, comme on pourrait parler de l’amalgame opéré parfois entre policiers et pompiers.

[19] Michel Wieviorka, Le multiculturalisme : solution ou formulation d’un problème ?, in Phillipe Dewite, dir, Immigration et intégration : l’état des savoirs, Op.cit, p. 423.

[20] Voir Michèle Tribalat, Faire France. Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte, 1995 ; Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales, Paris, Seuil, 1994 ; Phillipe Dewite, dir, Immigration et intégration : l’état des savoirs, Op.cit.

[21] Voir l’excellent Éric Taïeb, Immigrés : l’effet générations, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998.

[22] Farhad Khosrokhavar, L’Islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997.

[23] Il est difficile de ne pas se faire la réflexion que les jeunes issus de l’immigration ne se tournaient guère vers l’Islam à l’époque où la gauche française avait un discours fort et un projet crédible à leur proposer.

[24] Ainsi l’idée selon laquelle il faudrait revoir la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État lors même que cette loi, fondée sur les principes de liberté, de neutralité de l’État et d’organisation des conditions concrètes d’exercice de la liberté du culte, semble au contraire bien adaptée pour intégrer l’Islam (Jean Gaeremynk, La Laïcité dans la loi, Hommes & Libertés, 2001, n0113-114, p. 33-37).

Islam et laïcité



Articles Par : Laurent Mucchielli

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