L’offense de Vicence
L'agrandissement de la base étasunienne de la Caserne Ederle en Italie
Le président du Conseil Romano Prodi vient de donner l’autorisation de son gouvernement à l’agrandissement de la base étasunienne de la Caserne Ederle (6.000 hommes actuellement), vers l’aéroport civil Dal Molin à Vicenza (Province Friuli Veneto Giulia, au nord-est de l’Italie) malgré une forte mobilisation de la population contre ce projet qu’avait révélé il manifesto le 9 mai dernier (voir en pj : Pourquoi l’agrandissement de la base est un acte politique); Berlusconi en avait appelé aux engagements pris par le gouvernement (le sien) et hurlé à l’anti-américanisme.
Véritable cité dans la cité, complètement autonome, où la loi italienne s’arrête sur le seuil de la base : en 1989 un homme de 32 ans, citoyen ghanéen qui travaillait à Vicenza, avait été assassiné par trois soldats étasuniens de la base, devant une boite de nuit : tabassé à mort et laissé agonisant sur le parking ; tous rapatriés quand l’enquête s’est refermée sur eux. A Vicenza, c’est comme ça qu’on classe tous les « incidents » avec des soldats étasuniens. En décembre dernier l’hebdomadaire Carta avait consacré un numéro aux bases étasuniennes en Italie , sous le titre Ciment très armé : dans « Cette sale douzaine » qui énumère les douze bases actuellement installées surtout le territoire italien Gianni Belloni écrivait à propos de l’agrandissement vers Dal Molin :
« Le « poing de combat », comme on l’appelle au Pentagone, d’un éventuel conflit avec l’Iran. Le coeur et le cerveau de la riposte guerrière d’intervention rapide sur tout l’échiquier moyen-oriental, Irak et Afghanistan inclus. La légende de l’armée étasunienne , la 173ème brigade aéroportée du capitaine d' »Apocalypse now », refondée et réunifiée. » Gianni Belloni, édition du 8 décembre 2006 de lCarta. Une coulée de 700 mille mètres cubes de ciment armé à deux pas du Teatro olimpico de Palladio et de la Villa Rotonda, un désastre écologique et environnemental, en plus du reste. Première tranche en 2007, plein régime en 2010.
Les gouvernements ne se jugent pas nécessairement aux grands gestes de courage. Mais aux petits actes de vilenie oui. Et celui de Vicence est un acte de vilenie médiocre, humiliant, et gratuit aussi. Nous assistons désormais tous les jours au spectacle grotesque qu’un président étasunien mis au ban, abandonné par ses propres électeurs, inflige au monde entier. Aux sacrifices humains de Bagdad. Aux mattanze* somaliennes, plus scandaleuses encore, s’il est possible, dans leur mise en scène sur le plateau de la mondialisation, l’image de la puissance des premiers – des plus riches, des plus forts – décharge l’anéantissement des derniers, les plus pauvres de la terre, les plus invisibles, ceux des cabanes dans les marais. Le monde entier peut désormais voir à l’œil nu le désastre moral, humain, politique de cette pratique. Il n’est pas question d’anti-américanisme ou de pro-américanisme. Il s’agit ici du brin de capacité de discernement qu’il nous reste ou non. Ou même tout simplement d’un résidu d’instinct de conservation. <?xml:namespace prefix = o ns = « urn:schemas-microsoft-com:office:office » /> De l’autre côté, on a un territoire – comme celui de Vicence- qui se défend. Qui se mobilise et résiste depuis des mois. Pas par hostilité politique. Pour gérer son propre quotidien. Il n’y avait aucune nécessité de ruere in servitium (se précipiter dans la servitude*), à la vitesse de l’éclair. Et de se prosterner à genoux chez le puissant allié, son offrande à la main, du fait seulement que de l’autre côté de l’échiquier politique quelqu’un a prononcé – « anti-américanisme »- la parole magique et si redoutée , et en a appelé aux engagements (les siens, de « son » gouvernement) pris. « Les pactes doivent être respectés », susurre le cavaliere désarçonné. Mais quels pactes ? Ceux que le vieux gouvernement avait passés avec son ami Georges ? Ou bien ceux stipulés par l’Unione avec ses électeurs, quand ils lui servaient à gagner ? Ou, encore, ceux qui devraient lier un gouvernement à ses citoyens dans un rapport de responsabilité et de confiance ? Pourquoi donc le « pacte » avec Washington devrait-il valoir davantage que celui avec les électeurs de Vicence, abandonnés par Prodi à leur « question d’urbanisme » ? Au nom de quelle « Raison politique », les humilier et frustrer, en montrant cette incapacité et indisponibilité à l’écoute ? Il y a dans ce pays un tissu civil qui, malgré tout, résiste encore, veut y croire, s’indigne et voudrait participer. C’est ce qu’il reste des grandes mobilisations d’il y a quatre ans. Le résidu solide de la « deuxième puissance mondiale » qui avait tenté d’entraver la machine guerrière globale. C’est l’Italie que les oligarques de Caserta, enfermés dans leur propre cour, s’obstinent à ne pas voir. Ni écouter. Ce serait une ressource non seulement pour une gauche qui voudrait daigner lui accorder un regard, mais pour la démocratie comateuse post-contemporaine. Mais elle reste à la marge. Elle sent monter en elle-même frustration et mépris, face à l’impénétrabilité du « politique ». Sous peu toute communication sera interrompue. On se regardera, explicitement, en « ennemis », entre ceux qui se tiennent dans la cour du palais avec ses codes de lobbies, et ceux qui sont dans la vie, sans moyens pour la défendre. Pourquoi, à la distance abyssale construite avec une morgue obstinée, ajouter aussi la dérision ? On y gagnera sans doute une critique de moins sur le Corriere della sera. Mais on y perdra, à coup sûr, un bon morceau d’avenir.
Marco Revelli est professeur de sciences politiques à Turin, à l’Université du Piémont oriental
Editorial de mercredi 17 janvier de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/17-Gennaio-2007/art2.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Pour ruere in servitium voir http://users.skynet.be/remacle/AnnalesI/AnnalesI7.htm : « Cependant, à Rome, tout se précipite dans la servitude, consuls, sénateurs, chevaliers, plus faux et plus empressés à proportion de la splendeur des rangs. On se compose le visage pour ne paraître ni joyeux à la mort du prince, ni triste à l’avènement d’un autre, et chacun s’étudie à mêler les pleurs, l’allégresse, les plaintes, l’adulation ». Tacite, Annales, chapitre VII. * La mattanza est le massacre à coups de rame qui achève les thons, à la fin de chaque pêche, en Sicile.