L’usage de la dette extérieure du Rwanda (1990-1994)

La responsabilité des bailleurs de fonds

Ce rapport a été publié le 30 mars 2004.

Vingt-deux ans après le génocide, une compréhension du rôle des institutions financières et des bailleurs de fonds s’impose  L’aide au développement ainsi que les prêts consentis par les bailleurs de fonds furent canalisés vers le financement des forces armées et des milices. Les bailleurs de fonds ainsi que  la communauté internationale était pleinement au courant. 

Ce rapport examine le rôle des prêts consentis par les institutions de Bretton Woods et les gouvernments occidentaux.

La mission fut composée de l’économiste belge et Sénateur Pierre Galand (chef de mission) et de l’économiste canadien Professeur Michel Chossudovsky. Ce rapport est le résultat d’une enquête menée par les auteurs au Rwanda en 1996. Le mandat de la mission consistait à identifer le rôle et la responsabilité des bailleurs de fonds et des institutions financières internationales.

La mission fut menée sur la demande des autorités rwandaises, formellement sous les auspices d la PNUD. (PROJET RWA/95/005 RÉHABILITATION DES CAPACITÉS DE GESTION DE L’ÉCONOMIE (CAGE).


TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE

I INTRODUCTION

Démarche des experts

II LE BUDGET DU MINISTERE DE LA DÉFENSE NATIONALE

Le contexte économique
Le gonflement des dépenses militaires
La balance des paiements et les importations de matériel militaire
Les détournements de fonds
Évolution des finances publiques en 1992
La politique macro-économique en 1993 et 1994
Gel des Salaires dans les services civils
Le financement du déficit budgétaire

III LE FINANCEMENT EXTÉRIEUR DES DÉPENSES MILITAIRES

L’importation d’équipement militaire
L’approvisionnement des milices civiles
Les prêts à décaissement rapide
Le Crédit AID
Le Canada
L’Autriche
La Communauté européenne
La fongibilité des devises
Le système de paiements rétroactifs
Les fonds de contrepartie
Le truquage des critères d’éligibilité
La violation des clauses relatives à la liste négative
La libéralisation des licences d’importations
Les mécanismes de suivi et d’audit
Le rapport d’achèvement du PAS

IV LE FINANCEMENT DE L’ANCIEN RÉGIME APRÈS AVRIL 1994

Les achats d’armes après le 6 avril 1994
Les livraisons d’armes de la France

V CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS

Recommandations

ANNEXE: PIECES JUSTIFICATIVES ET TABLEAUX

Fiches d’utilisation, licence émargée: importations de machettes et articles divers par ETS KABUGA FELICIEN et autres importateurs.

Engagements en devises pris par les anciennes autorités de la BNR après avril 1994.

Tableaux synthétiques d’importation militaire par rubriques et par importateurs; tableau synthétique: importations de machettes et articles divers.

Transferts et achats d’armes: transferts vers l’Egypte, L’Afrique du sud, la Belgique, la France, la Chine.

AVANT PROPOS

Les auteurs de cette étude, répondant à l’invitation du gouvernement du Rwanda, ont séjourné à Kigali et dans le pays au mois d’août 96. La mission a été reçue par S.E. le Président de la République, le Ministre du Plan, le Ministre des Finances et le Gouverneur de la Banque nationale du Rwanda (BNR).

Dans le cadre de leur mission, les experts ont examiné un nombre important de documents officiels relatifs à la période 1990/1994 mis à leur disposition par le Ministère du Plan, le Ministère des Finances, la Banque nationale du Rwanda et la Banque mondiale. Ils ont rencontré, interviewé un nombre important de personnes responsables de la Fonction publique, d’institutions internationales et d’organismes non-gouvernementaux. Ils ont également recueilli de nombreux témoignages au cours de leurs rencontres. Plusieurs visites en milieu rural ont été effectuées afin d’évaluer les conditions relatives à la reconstruction économique et sociale du pays.

Les experts souhaitent remercier les autorités rwandaises et le personnel de haute qualité qui, dans les différents ministères, ainsi qu’à la Banque nationale du Rwanda, mais aussi dans les institutions internationales, ont facilité et encouragé leur mission. Nous voudrions également remercier le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ainsi que la Présidence de l’Union européenne pour leur appui à la réalisation de cette étude.

Bruxelles et Ottawa, novembre 1996

SOMMAIRE

I. Introduction

1. L’objectif de ce rapport consiste à étudier le profile de la dette extérieure rwandaise durant la période 1990-1994 afin de conseiller le gouvernement du Rwanda sur des modalités précises de négociation avec les bailleurs de fonds.

2. Le processus d’endettement durant cette période (1990-1994) est exceptionnelle par rapport aux dettes antérieures. Celles engagées par l’ancien gouvernement (1990-1994) ont principalement servi à financer les Forces armées et les milices civiles.

3. La mission a pu constater l’alourdissement du fardeau de cette dette durant les années qui ont directement précédé le génocide et les massacres. D’où l’importance pour les autorités rwandaises d’établir des modalités de négociation distinctes en ce concerne les dettes encourues durant la période 1990-1994.

4. Compte tenu de la situation exceptionnelle que vit le Rwanda suite au génocide et aux massacres de 1994 et aux difficultés liées à la reconstruction du pays, cette démarche vise l’allégement et la conversion des dettes extérieures afin d’assurer une relance durable du développement économique.

5. Le présent rapport analyse en détail au chapitre II, les documents du Comité technique de suivi du PAS (CTSP) afin de dégager l’évolution du budget du Ministère de la Défense nationale ainsi que la correspondance entre le gouvernement et les représentants des créanciers extérieurs concernant les dépenses de sécurité. L’analyse au chapitre III centre sur les achats d’armes par l’ancien régime ainsi que l’utilisation des différentes sources de financement extérieur négociés dans les cadre des protocoles et accords de prêt. Le quatrième chapitre met en relief le financement des dépenses militaires de l’ancien régime après le génocide d’avril 1994 et l’imposition de l’embargo des Nations unies relatif aux ventes d’armes. Le chapitre V présente des conclusions et recommandations.

II. Le Budget du Ministère de la Défense nationale

6. Le programme d’ajustement structurel (PAS) négocié avec les bailleurs de fonds fut mis en application alors que le pays était déjà en guerre et que les mesures préconisées par les institutions de Bretton Woods étaient manifestement inappropriées.

7. Suite au « feu vert » donné par le FMI en novembre 1990, l’armée se gonfla en un éclair, ses effectifs passant de 5.000 hommes à 40.000 ce qui, malgré l’austérité budgétaire, supposait l’afflux de financement extérieur. De jeunes délinquants, produits d’une société appauvrie, furent enrôlés par milliers dans les milices civiles responsables des massacres et du génocide.

8. Les fonds provenant de l’extérieur avaient permis au régime d’acquérir du matériel militaire et d’organiser et d’équiper les milices. En plus des achats d’armes, ces importations incluaient un approvisionnement continu de produits agro-alimentaires, vêtements, carburant, boissons alcooliques, etc. destinés aux membres des Forces armées et des milices ainsi qu’aux membres de leurs familles.

9. Les « mesures d’austérité » exigés par les bailleurs de fonds dans le cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS) ont porté exclusivement sur les dépenses civiles alors que les dépenses militaires absorbaient une partie croissante des revenus de l’État et du financement extérieur (voir Tableau No. 2.1 ci-dessous).

10. Ces compressions ont porté sur les dépenses d’éducation, de santé, d’infrastructure et d’appui à la production. Les réformes économiques ont abouti à l’effondrement des services publiques, la famine (affectant à partir de 1992 plusieurs régions du pays), l’augmentation en flèche du chômage et un climat d’instabilité sociale.

11. Les dépenses militaires absorbaient déjà en 1991, 51 % des recettes de l’État et 71 % des dépenses totales des biens et services. Ces dépenses militaires se reflètent dès 1990 dans la structure de la balance commerciale.

12. Pendant que les dépenses d’importation de matériel militaire suivent une courbe ascendante, y compris en 1992, 1993 et jusqu’en avril 1994, la part des importations civiles ne cessa de baisser. En outre, une part importante des importations civiles sont des importations militaires déguisées.

13. En revanche, les recettes d’exportation sont en baisse constante à partir de 1990, dues notamment à la baisse du prix du café qui entraîna elle-même la chute de la production. L’appareil de l’État était plongé dans le désarroi, les entreprises publiques acculées à la faillite, les services publics s’effondrèrent. Les taux d’intérêt étaient montées en flèche; le prix d’achat du café aux producteurs (en francs rwandais) avait été gelé (sur la recommandation du FMI), malgré l’inflation.

14. Les bailleurs de fonds, pleinement au courant de cette situation, couvraient un « gap de financement » attribuable au gonflement des dépenses militaires. Selon les chiffres du Comité technique de suivi du PAS (CTSP), 96 pour-cent du déficit budgétaire du Rwanda était couvert par l’aide extérieure.

15. Par ailleurs, le financement extérieur contribuait également à atténuer le déséquilibre croissant de la balance des paiements attribuable aux importations destinées aux Forces armées et aux milices.

16. La correspondance confidentielle met clairement en relief les divers mécanismes de détournement de fonds en faveur du Ministère de la Défense. Ces détournements de fonds (connus des bailleurs de fonds) combinée à la manipulation flagrante des comptes publiques n’ont guère modifié l’engagement et le compromis des bailleurs auprès de l’ancien gouvernement.

17. A la Conférence des bailleurs de fonds à Paris, en mars 1991, la Banque mondiale s’engage à débourser, dans cette même année, US$120,3 millions, sur un total promis de US$139,2 millions. La Banque mondiale et l’ensemble des bailleurs expriment le souhait que cet argent soit rapidement utilisé. A la même conférence, le PNUD lancera également un appel aux bailleurs de fonds pour qu’une aide « adaptée » vienne appuyer les politiques du gouvernement, notamment, en finançant les besoins de la balance des paiements et du budget de l’État.

18. L’ancien gouvernement constate que le déficit budgétaire 1991 se situera à 14.246 milliards de FRW, et vu le manque de financements intérieur et extérieur, le « gap de financement » prévu serait de 35 milliards de FRW. Les autorités soulignent que le déficit budgétaire est explosif tout en précisant le rôle indispensable des bailleurs de fonds internationaux dans le financement de la guerre.

19. Le FMI menace en 1992, en exigeant une réduction du déficit budgétaire d’au moins 7 milliards, comme pré-condition à la poursuite des négociations relatives à un nouveau cadre macro-économique. La Banque mondiale en rajoute, en exigeant, elle, un accroissement des dépenses sociales (santé – éducation) de 33,6 % par rapport à celles de 1991.

20. Cette double exigence FMI et Banque mondiale correspondait en fait à celle de réduire les dépenses militaires d’autant, soit de plus de 9 milliards de FRW. Or, dans les faits les dépenses militaires se situeront à plus de 14 milliards de FRW fin 1992, soit une augmentation de 1 milliard de FRW par rapport à 1991, et 10 milliards de plus que l’objectif fixé par le PAS.

21. Afin de rencontrer les exigences des institutions de Bretton Woods, le gouvernement cherche à faire des semblants de gestes de bonne volonté et prépare, notamment, un décret pour réduire l’aide alimentaire aux militaires et à leurs familles. Il s’agit d’une façade car le décret-loi en question ne sera pas appliqué.

22. Dans la même optique, le gouvernement propose de réduire la masse salariale de la fonction publique. Dans la pratique, cependant le gel des salaires et les licenciements dans les services civils exigés par les institutions de Bretton Woods permettront au gouvernement d’effectuer des transferts de ressources en faveur des Forces armées et des milices.

23. L’analyse dans le chapitre II confirme dans l’ensemble que la guerre est la source principale du déficit budgétaire de l’État. Les bailleurs de fonds internationaux, par leurs interventions financières, dons et prêts, ont accepté sciemment de combler le déficit budgétaire de la Défense nationale et donc, de financer la guerre et, finalement aussi, les miliciens.

24. Si le gouvernement a manipulé les chiffres, les bailleurs de fonds internationaux ont accepté des détournements qualifiés de l’aide au développement. Il en est résulté une dégradation grave des conditions sociales de la majorité de la population. Les milices privées devenaient, dès lors, un élément-clef du contrôle social et de la manipulation des groupes sociaux.

III. Le financement des dépenses militaires

25. Dans ce chapitre, notre analyse porte sur les importations d’équipement militaire ainsi que leur financement. Notre examen mettra en relief les mécanismes de décaissement négociés dans le cadre des protocoles et accords de prêts. Cette démarche a pour objet d’identifier l’utilisation des fonds extérieurs consentis par les bailleurs de fonds.

26. Les principaux pays fournisseurs d’armes durant la période 1990-1994 furent la France, la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Egypte et la République populaire de Chine. Les données de la BNR indiquent une importation pour $83.056.115 d’armes, munitions, équipements militaires, articles de pyrotechnie et explosifs, etc. durant la période 1990-94.

27. De nombreuses livraisons de matériel destinées aux Forces armées furent effectuées dans des avions militaires sans se conformer aux procédures requises d’importation et aux normes de vérification gouvernementales.

28. Une partie des achats d’armes fut négociée en dehors des protocoles d’aide militaire par l’entremise de divers intermédiaires et marchands d’armes. Une partie de ces achats apparaissent néanmoins dans les dépenses de budget ordinaire de l’État.

29. L’aide à la balance des paiements octroyée sous la forme de prêts à décaissement rapide fut le principal instrument de financement du budget.

30. Selon les données de la BNR, des quantités énormes de machettes furent importées à partir de 1992 en provenance de la Chine. Ces importations furent financés par des prêts à décaissement rapide en principe destinés à l’économie civile (voir Annexe I).

31. Entre 1992 à 1994, 581.000 kg de machettes furent importés pour une valeur totale de $725.669. L’importation durant la période 1991-1994 de machettes, houes, pioches, pics, haches, serpes, faux, faucilles, bêches utilisés dans le génocide est de l’ordre 3.385.568 kg. pour une valeur totale de FRW. 640.388.414 soit une valeur de $4.671.533 selon les données de la BNR.

32. Selon les termes des protocoles et accords de prêt, les fonds à décaissement rapide constituaient un appui à l’économie civile. Il s’agissait d’un soutien à la balance des paiements afin d’appuyer en principe le redressement économique du pays et de permettre aux autorités d’importer des biens de première nécessité (intrants, produits agro-alimentaires, équipement, etc.).

33. Soulignons que les invoices relatifs aux importations de produits de première nécessité furent utilisés par le gouvernement pour débloquer des fonds en devises à partir du Compte de crédit. Une fois déposés dans le Compte spécial, le gouvernement pouvait dépenser ces montants librement tout en respectant (à la lettre) les clauses des accords. Ces montants en devises devenaient totalement « fongibles » permettant à l’ancien régime d’allouer les sommes requises à l’importation d’équipement militaire.

34. Ce mécanisme de la fongibilité fut appliqué afin de transférer d’énormes sommes (au titre du budget ordinaire de l’État) au Ministère de la Défense nationale. Par ailleurs, dans la mesure où les importations furent financées par l’endettement, le régime pouvait également allouer une partie importante de ses recettes d’exportation, notamment celles du café à l’achat d’armes.

35. Le système de paiements rétroactifs inclus dans les accords de prêt constituait un mécanisme efficace permettant de débloquer immédiatement après la signature de l’accord de prêt, des fonds en devises qui pouvaient ensuite être alloués librement à des achats de matériel militaire.

36. Les paiements rétroactifs servirent à rembourser des arriérés de paiements pour les achats d’armes effectuées par le régime dès le début de la guerre civile. On se souviendra que la dévaluation ordonnée par le FMI en novembre 1990 à peine six semaine après le début de la guerre, avait donné « le feu vert » à l’octroi de crédits commerciaux à court terme permettant au régime d’augmenter du jour au lendemain ses dépenses militaires.

37. La vente des marchandises importées sur le marché local permettait de générer des fonds de contrepartie en FRW qui pouvaient être affectées aux dépenses budgétaires civiles ou militaires.

38. Le prêt FAD à décaissement rapide signe en date du 27 janvier 1992 fut essentiellement utilisé pour financer d’importants achats de carburant dont une partie fut acheminé vers les Forces Armées. Les ventes de carburant sur le marché local ont également permis au régime de générer des fonds de contrepartie en FRW pouvant être affectées sans restrictions aux budgets des Forces armées et des milices.

39. Les accords de prêt spécifiaient explicitement la liste des « importations éligibles ». Étaient exclus un certain nombre de biens classifiés selon les rubriques de la CITC (Standard international Trade classification).

40. La mission a pu confirmer que les critères d’éligibilité (liste négative) furent truqués. Les mêmes invoices furent utilisés pour des bailleurs de fonds différents permettant à l’ancien régime d’effectuer des retraites du Compte de crédit.

41. Dans plusieurs cas, notamment concernant l’importation de machettes, les clauses des accords ne furent guère respectées. Des justificatifs (invoices) relatifs à des importations de nature civile mais destinées aux milices civiles ont été consentis par les bailleurs de fonds dans le cadre du prêt AID (Crédit AID 2271 RW).

42. Ces importations dans le cadre du Crédit AID 2271 RW ont été jugées éligibles par la firme d’Audit Mee engagée par le gouvernement et approuvée par la Banque mondiale alors qu’elles étaient en contradiction avec une clause (schedule 1.2 (f) de l’Accord AID qui excluait les biens « destinés à un usage militaire ou paramilitaire ».

43. Plusieurs centaines de milliers de machettes, hues, pioches, lammes de rasoir et autre matériel (classifiés selon les rubriques de la CITC comme étant des biens civils) furent importées entre 1992 et 1994 par différents agents économiques dont Radio Mille Collines (ETS KABUGA FELICIEN) en date du 19 octobre 1992. (Voir les justificatifs en annexe).

44. Autrement dit, l’ancien régime s’est servi des fonds du prêt AID 2271 RW (Development Credit Agreement) afin de financer les milices responsables du génocide et des massacres.

45. A partir de 1992, les institutions de Bretton Woods exigent la libéralisation de l’octroi des licences d’importation. Cette décision aura pour conséquence de permettre aux organisations responsables du génocide d’importer l’équipement requis sans passer par le système des « importateurs autorisés ».

46. Ces importations de machettes et autre matériel utilisé dans les massacres et le génocide semblent avoir échappé aux fonctionnaires de la Banque mondiale responsables des missions (5 au total) de suivi (supervision) et d’achèvement du PAS.

47. Notre mission est d’avis que ces importations auraient dû amener la Banque mondiale de concert avec l’ensemble des bailleurs de fonds à la suspension dès 1992 suite aux importations massives de machettes, des prêts à décaissement rapide. Cette décision aurait nécessairement mené au gel du compte spécial à la Banque Bruxelles Lambert (BBC) qui resta ouvert et disponible à l’ancien régime plus d’un mois après le début du génocide en avril 1994.

48. Par ailleurs, les missions de supervision (suivi) particulièrement soucieux des objectifs du PAS, ne se sont guère penchés sur l’utilisation des fonds mises à la disposition de l’ancien régime. Autrement dit, certaines conditions relatives à la mise en oeuvre des reformes économiques ne furent pas respectées par le gouvernement et ces « dérapages » ont amené plusieurs bailleurs de fonds dont la Banque mondiale à suspendre leur appui au programme.

49. Cette suspension ne fut en aucun moment motivée par l’utilisation des crédits extérieurs pour financer les Forces Armées et les milices.

IV Le financement de l’ancien régime après avril 1994

50. Selon les données recueillies par la mission, les comptes établis auprès des Correspondants de la BNR (agrées par les créanciers de l’ancien régime) sont demeurés ouverts et à la disposition de membres de l’ancien régime établi à Goma jusqu’à la fin du mois d’août 1994, soit près de 5 mois après le génocide.

51. Selon les données de la BNR, un total de FRW. 5.362.729.319 ($17.820.000) fut transféré par l’ancien régime vers différentes destinations entre avril et août 1994 (voir tableau en annexe: justificatif no. 3: Engagements en devises prises par les anciennes autorités). A cette somme, s’ajoute un montant de FRW 1.938.500.644 (US$ 6.440.200) en chèques de voyage (traveller’s) emportés par des membres de l’ancien régime.

52. L’ancien régime a également effectué d’importants transferts à partir de leurs comptes en devises auprès des banques commerciales rwandaises (la banque de Kigali et la Banque commerciale du Rwanda).

53. Plusieurs transactions effectuées par l’ancien régime après le 6 avril 1994 sont associées à des achats d’armes. L’Egypte, l’Afrique du Sud et la Chine avaient depuis 1990 fourni d’importantes livraisons d’armes légères et de munitions.

54. Dans ce contexte, il semblerait que les transferts opérées par l’ancien régime auprès de ses missions diplomatiques à Pretoria, au Caire et à Kinshasa auraient servi à l’ancien régime à acheter des armes auprès de ses fournisseurs habituels.

55. L’Afrique du Sud, la Chine et la France ont continué à vendre des armes au gouvernement rwandais auto-proclamé en exil.

56. Selon Human Rights Watch, le gouvernement français avait fourni cinq cargaisons d’armes à l’ancien régime rwandais entre mai et juin 1994. Des livraisons d’armes notamment en provenance de la Belgique et de la France continuaient d’approvisionner l’ancien régime jusqu’en 1996. Selon Human Rights Watch: « Des fonds additionnels et d’autres avoirs dans les pays étrangers (comprenant au moins le Kenya, la Tanzanie, le Zaïre et les Pays Bas) sont sous le contrôle du gouvernement en exil et continuent d’être à la disposition de ses dirigeants ».

V Conclusions et recommandations

57 Notre étude démontre que la mise en oeuvre du génocide et des massacres nécessitaient des engagements financiers importants. Sans compter les énormes dépenses civiles des Forces armées et des milices, les dépenses en équipement militaire, machettes et autres articles s’élèvent à plus de 112 millions de dollars. L’analyse ainsi que les divers documents et pièces justificatives confirment la mise en place par l’ancien régime d’un processus systématique de détournement de fonds. Les dépenses militaires furent financés par la dette extérieure.

L’analyse ainsi que les divers documents et pièces justificatives confirment la mise en place par l’ancien régime d’un processus systématique de détournement de fonds.

58. Les bailleurs de fonds ont d’une part exigé l’assainissement des finances publiques appliquée sans réserve aux dépenses civiles tout en établissant des objectifs budgétaires à atteindre pour les dépenses de sécurité.

59. Les bailleurs de fonds étaient non seulement au courant, la Banque mondiale et le FMI ont donné un appui technique aux autorités par l’entremise du Comité technique de suivi du PAS afin d’établir des normes budgétaires pour le Ministère de la Défense nationale.

60. Les bailleurs de fonds par l’entremise des dons et prêts, ont accepté de combler le déficit budgétaire du Ministère de la Défense nationale et donc, de financer la guerre et, finalement aussi, les miliciens civils.

61. La mission a pu confirmer qu’il y a eu négligence des bailleurs de fonds: d’une part en ce concerne la gestion des budgets de l’État et d’autre part dans les processus de suivi, de vérification et d’audit des accords de prêt.

62. La situation est particulièrement grave dans la mesure ou dès 1992, une partie des fonds à décaissement rapide fut utilisé au titre des « importations éligibles » pour l’importation massive de machettes. Aucune action ou démarche n’a été prise par les missions de supervision et d’audit afin de bloquer ces importations.

63. La question du partage des responsabilités se pose, les bailleurs de fonds n’ont ils pas une responsabilité face aux victimes du génocide et des massacres?

64. Cette responsabilité ne relève pas exclusivement de la légitimité formelle de la dette extérieure engagée par l’ancien régime entre 1990 et 1994 et de son annulation, elle pose également l’obligation des bailleurs de fonds et de la communauté internationale de contribuer à un programme spécial de réparation post-genocidaire visant la compensation des familles des victimes et des survivants ainsi que la reconstruction économique et sociale du pays.

65. La dette extérieure du Rwanda se situe, fin 1995, à près d’un milliard de dollars, ce qui représente un poids insoutenable. La mission est d’avis que les dettes encourues durant la période 1990-1994 doivent être l’objet d’un traitement extraordinaire permettant au gouvernement actuel d’être dégagé des engagements pris par les autorités responsables du génocide.

66. Dans la mesure où la majeure partie de cette dette est multilatérale, cette démarche devra viser des mesures de nature exceptionnelle afin de dépasser les pratiques habituelles concernant la restructuration des dettes détenues par les bailleurs multilatéraux.

67. Il faut comprendre dans cette même perspective, que la solution consentie aux Pays les moins avancés par les bailleurs bilatéraux suite à la démarche du Groupe des Sept (G7) au Sommet de Lyon en juin 1996 et aux réunions de Washington des institutions de Bretton Woods en septembre 1996, est totalement inapproprié à la situation du Rwanda.

68. Le fardeau de la dette extérieure étant tellement lourde, ces propositions de traitement privilégié (assorties de conditionalités) ainsi que les nouveaux apports de capitaux envisagés au titre des prêts et des dons, sont aujourd’hui insuffisants pour assurer le service de la dette.

69. Sans annulation préalable et inconditionnelle des dettes 1990-94, les nouveaux prêts ne pourront guère servir à la reconstruction du pays. Ces nouveaux engagements contribueront au contraire à maintenir le pays dans son état actuel ainsi qu’à faire augmenter le fardeau de cette dette.

Recommandations

70. Les modalités précises auraient pour objet d’obtenir auprès des bailleurs de fonds multilatéraux (AID, FMI, BAD, FIDA, Fonds OPEP, BEI) l’annulation des dettes engagées entre 1990 et 1994.

71. Il est par ailleurs proposé que les créanciers bilatéraux, notamment le Belgique, Canada, Koweit, la Chine, le Japon, l’Autriche, la Libye, la Suisse (via AID), Abudhabi, la France, prennent l’initiative d’annuler la totalité de la dette engagée durant la période 1990-94 y compris les prêts cofinancés avec l’AID (Banque mondiale) et le FIDA.

72. Il faut comprendre que ce programme constitue un acte de réparation et non pas d’aide. Il devra être consenti en plus des programmes d’aide et de prêts, et en dehors des conditionalités habituels établis par les bailleurs de fonds. Cette annulation des dettes du Rwanda devra être inconditionnelle. En d’autres mots, elle ne devra surtout pas être rattachée à la mise en oeuvre de réformes macro-économiques dans le cadre de l’ESAF.

73. En ce qui concerne les dettes engagées avant 1990, la mission propose que:

1) le montant intégral des dettes correspondant à cette période soit converti en un Fonds spécial de réhabilitation et de réparation (FSRR) déstiné aux familles des victimes du génocide.

2) L’Union européenne contribue avec le gouvernement rwandais (avec l’aide d’experts internationaux) à la création de ce Fonds spécial sous forme de dotation pour la mobilisation des jeunes orphelins et des femmes veuves, rescapés du génocide et des massacres, pour la reconstruction par la voie de chantiers de service civil.

74. La mission suggère également qu’une conférence spéciale des bailleurs de fonds soit envisagée afin de formuler un programme d’aide au développement adapté à la situation actuelle du Rwanda et de mobiliser les fonds en ce sens.

75. Cette démarche des bailleurs de fonds appuiera un Programme de construction et d’habilitation du Rwanda formulé par le gouvernement et les différentes instances de la société civile rwandaise, et ayant pour objectif d’asseoir les bases du développement économique et social à long terme. Cette construction et habilitation exigerait non seulement l’annulation de la dette extérieure et un afflux d’aide internationale sans conditions. Mais encore faudrait-il modifier les composantes essentielles du programme d’ajustement structurel (PAS) afin de protéger la production alimentaire locale et organiser la sécurité du monde paysan.

76. Pour la préparation du Programme de construction et d’habilitation, les auteurs du présent rapport suggèrent:

1. La sauvegarde, dans les différents Ministères Plan, Finances, Banque nationale du Rwanda, banques privées, de l’ensemble des rapports et documents devant permettre de tracer l’histoire de ces années noires du Rwanda.

2. L’organisation avec les responsables des mêmes Ministères et Institutions d’un séminaire pour initier la collecte de données d’enquête à réaliser dans le pays pour la conception d’un plan macro-économique et social de construction et habilitation post-génocidaire.

3. Que le modèle macro-économique pour l’habilitation et la construction du nouveau Rwanda repose prioritairement sur le renforcement et la création d’une économie qui réponde aux besoins primaires de la population: travail, santé, éducation, infrastructures collectives, habitations décentes.

4. Que la gestion économique soit axée prioritairement vers la réhabilitation, le renforcement et la protection de la production agro-alimentaire en vue de résoudre à court terme la situation de famine affectant plusieurs régions du pays.

5. Que ce programme tienne compte de l’immense besoin en matière de santé et santé mentale des rescapés, de la nécessité pour les jeunes (rescapés, orphelins, enfants des rues, handicapés, jeunes filles maltraitées, jeunes rentrant des camps de Tanzanie et du Zaïre) de trouver à coexister, à se rendre utiles, à bâtir une société fondée sur la mémoire, la justice, le bien-être, de la volonté des femmes rwandaises (rescapées, veuves, réfugiées) d’occuper une place moteur dans ce programme.

6. Le programme intégrera également les exigences de démobilisation et réintégration des anciennes Forces Armées, ceux qui n’ont pas commis de crimes et des jeunes qui ont rejoint les bataillons du FPR.

7. Ces objectifs ne sauront être atteints sans une participation populaire organisée à l’échelon local, tant pour formuler les propositions de chantier, que pour en assurer la mise en oeuvre, l’évaluation et le contrôle.
Des chantiers de service civil bien articulés entre eux dans les villages, entre les préfectures et à l’échelon national, permettront une distribution de revenus et, donc, une relance de la consommation et une accélération des échanges intérieurs.

77. Pour l’État, ce sera, la source indispensable de recréation d’une gestion des finances publiques et le moyen de réactiver une économie de production orientée vers la satisfaction du bien-être de la population. Ce sera aussi le moyen pour l’État de réorienter cette production de manière prioritaire vers le marché intérieur tout en identifiant de nouveaux axes d’exportation.

78. Que le gouvernement rwandais et les bailleurs de fonds s’entendent sur un programme progressif qui permette aux financements extérieurs dans un premier temps d’être très largement des dons, dans un deuxième temps un juste équilibre entre dons et prêts sans intérêts.

I INTRODUCTION

1.1. L’objectif de ce rapport consiste à étudier le profile de la dette extérieure rwandaise durant la période 1990-1994 afin de conseiller le gouvernement du Rwanda sur des modalités précises de négociation avec les bailleurs de fonds.

1.2 Le processus d’endettement durant cette période (1990-1994) est exceptionnelle par rapport aux dettes antérieures. Celles engagées par l’ancien gouvernement (1990-1994) ont principalement servi à financer les Forces armées et les milices civiles.

1.3 La mission a pu constater l’alourdissement du fardeau de cette dette durant les années qui ont directement précédé le génocide et les massacres. D’où l’importance pour les autorités rwandaises d’établir des modalités de négociation distinctes en ce concerne les dettes encourues durant la période 1990-1994.

1.4 Compte tenu de la situation exceptionnelle que vit le Rwanda suite au génocide et aux massacres de 1994 et aux difficultés liées à la reconstruction du pays, cette démarche vise l’allégement et la conversion des dettes extérieures afin d’assurer une relance durable du développement économique.

1.5 Le motif d’une telle démarche a été clairement exprimé par le gouvernement rwandais, relayé par différents intervenants participant à la Table ronde des bailleurs de fonds tenue à Genève les 20 et 21 juin 1996.

1.6 A cette réunion M. G Livi, porte-parole de l’UE exprimait les propos ci-dessous:

« D’un coté, nous avons constaté que selon n’importe quel critère – Atlas de la Banque Mondiale, Human Development Index du PNUD, témoignage oculaire de n’importe quel visiteur à Kigali, – nous parlons d’un pays d’une pauvreté exceptionnelle, sinon du pays le plus pauvre du monde. Ceci sans même que l’on fasse allusion aux événements tragiques qu’a vécu la population rwandaise au cours des deux, voire des vingt dernières années. De l’autre coté, ce même pays se trouve devant une crise financière dont il n’a aucune perspective de sortir, crise qui risque de rendre stérile toute stratégie de réhabilitation et de développement durable du Rwanda. Je le dis bien: aucune perspective. Car la plupart de la dette en question est bien envers les institutions financières internationales, et – mis à part quelques initiatives récentes et très générales, ceux ci n’aboutiront certainement pas à une quelconque solution concrète avant la fin du siècle – il n’y a toujours aucune possibilité que l’on puisse parler de reéchelonnement de la dette multilatérale du Rwanda. Nous ne pouvons pas fermer nos yeux à cette question qui risque de compromettre tous les efforts de développement du Rwanda. Mous devons trouver une solution ad hoc, exceptionnelle, innovatrice,… »

1.7 De même, le porte-parole du FMI conclut son intervention de la manière suivante:

« Finally, the international approach for assisting Rwanda in the period ahead would also need to address the external debt service problem, which, as mentioned earlier, appears to be unsustainable unless exceptional external assistance is forthcoming.

1.8 Au cours de la même réunion, le représentant de la Banque mondiale clôture son intervention en traitant du poids de la dette externe du Rwanda :

« We agree that pushing the debt repayment problem to other years is not a long term solution ».

1.9 La démarche de la Banque mondiale fut précisé dans une lettre adressée à M. Pierre Galand, en date du 9 septembre 1996, par le Vice-président de la Banque Mondiale, Monsieur Ishrat Husain. Ce dernier s’exprimait au nom de Président Wolfensohn de la manière suivante:

« I would certainly agree with you that the conventional instruments that the World Bank has (and indeed other multilateral agencies have) are inadequate for the challenge of reconstruction in such a situation ».

Démarche des experts

1.10 Le présent rapport analyse en détail au chapitre II, les documents du Comité technique de suivi du PAS (CTSP) afin de dégager l’évolution du budget du Ministère de la Défense nationale ainsi que la correspondance entre le gouvernement et les représentants des créanciers extérieurs concernant les dépenses de sécurité. L’analyse au chapitre III centre sur les achats d’armes par l’ancien régime ainsi que l’utilisation des différentes sources de financement extérieur négociés dans les cadre des protocoles et accords de prêt. Le quatrième chapitre met en relief le financement des dépenses militaires de l’ancien régime après le génocide d’avril 1994 et l’imposition de l’embargo des Nations unies relatif aux ventes d’armes. Le chapitre V présente des conclusions et recommandations.

II LE BUDGET DU MINISTERE DE LA DÉFENSE NATIONALE

Le contexte économique

2.1 Le programme d’ajustement structurel (PAS) négocié avec les bailleurs de fonds fut mis en application alors que le pays était déjà en guerre et que les mesures préconisées par les institutions de Bretton Woods étaient manifestement inappropriées.

2.2 La première dévaluation fut décidée dès le 17 septembre 1990, avant l’éclatement des hostilités, lors d’une réunion à Washington entre le FMI et une mission dirigée par le ministre rwandais des finances, M. Benoît Ntigurirwa. Les principales mesures cependant ne furent appliquées qu’après le début de la guerre. Suite à la recommandation du FMI, la dévaluation du franc rwandais (de l’ordre de 67 pour-cent) fut réalisée en novembre 1990, six semaines à peine après le début des hostilités. Les recettes habituelles furent prescrites: libération du commerce, dévaluation de la monnaie, suppression des subventions aux agriculteurs, élimination progressive du Fonds d’égalisation (qui achetait le café aux planteurs), privatisation des entreprises et services publics, licenciement de fonctionnaires… Malgré cette entrée en guerre, aucune des mesures envisagées par le Programme d’ajustement n’est en substance revue ou modifiée.

2.3 L’inflation prit de la vitesse et les revenus réels s’effondrèrent. Les prix des carburants et des produits essentiels furent sensiblement relevés. Le taux de l’inflation passa de 1 % en 1989 à 19,2 % en 1991. Détérioration de la balance des paiements, croissance économique négative, dette extérieure accrue de 34,3 % entre 1989 et 1992…

2.4 Suite au « feu vert » donné par le FMI en novembre 1990, l’armée se gonfla en un éclair, ses effectifs passant de 5.000 hommes à 40.000 ce qui, malgré l’austérité budgétaire, supposait l’afflux de financement extérieur. De jeunes délinquants, produits d’une société appauvrie, furent enrôlés par milliers dans les milices civiles responsables des massacres et du génocide.

2.5 Les fonds provenant de l’extérieur avaient permis au régime d’acquérir du matériel militaire et d’organiser et d’équiper les milices. En plus des achats d’armes, ces importations incluaient un approvisionnement continu de produits agro-alimentaires, vêtements, carburant, boissons alcooliques, etc. destinés aux membres des Forces armées et des milices ainsi qu’aux membres de leurs familles.

Le gonflement des dépenses militaires

2.6 Les « mesures d’austérité » exigés par les bailleurs de fonds dans le cadre du Programme d’ajustement structurel (PAS) ont porté exclusivement sur les dépenses civiles alors que les dépenses militaires absorbaient une partie croissante des revenus de l’État et du financement extérieur (voir Tableau No. 2.1 ci-dessous).

2.7 Ces compressions ont porté sur les dépenses d’éducation, de santé, d’infrastructure et d’appui à la production. Les réformes économiques ont abouti à l’effondrement des services publiques, la famine (affectant à partir de 1992 plusieurs régions du pays), l’augmentation en flèche du chômage et un climat d’instabilité sociale.

2.8 Cette évolution de la structure budgétaire est confirmée dans une lettre confidentielle du Ministre des Finances au Président Habyarimana relative à l’exécution du budget prévisionnel de l’exercice 1991 du Ministère de la Défense nationale:

« les dépenses militaires occasionnées par la guerre ont largement contribué au creusement du déficit budgétaire. Les dépenses militaires sont passées de 3,4 milliards de FRW en 1989, à 7,9 milliards de FRW en 1990 et à 12,7 milliards de FRW en 1991, soit un accroissement respectif de 132 % et 274 %.

Le ratio des biens et services militaires sur biens et services totaux passe de 28 % en 1989, à 60 % en 1990 et à 71 % en 1991. Au même moment, les biens et services civils passaient de 4,013 milliards de FRW en 1989, à 3,900 milliards de FRW, soit une baisse nominale de 2,8 %, après une dévaluation de 66,7 %.

Le ratio des dépenses militaires totales sur les dépenses courantes totales passe de 14 % en 1989, à 26 % en 1990 et à 38 % en 1991. Ceci démontre que les autres services de l’Administration centrale n’ont pas eu de moyens suffisants et ont eu de la peine à fonctionner.

Comparées aux recettes totales, les dépenses militaires normales utilisaient 14 % des recettes. Avec la guerre, elles ont respectivement représenté 37 % en 1990 et 51 % en 1991 des recettes totales de l’État ».

La balance des paiements et les importations de matériel militaire

2.9 Les dépenses militaires absorbaient déjà en 1991, 51 % des recettes de l’État et 71 % des dépenses totales des biens et services. Ces dépenses militaires se reflètent dès 1990 dans la structure de la balance commerciale. Pendant que les dépenses d’importation de matériel militaire (US$25,1 millions en 1990, US$37,6 millions en 1991) suivent une courbe ascendante, y compris en 1992, 1993 et jusqu’en avril 1994, la part des importations civiles ne cessa de baisser. En outre, une part importante des importations civiles, comme en témoigne la documentation du comité de suivi du PAS (CTSP), sont des importations militaires déguisées.
2.10 Les ventes sur le marché local de bien de consommation importées et de carburant furent également utilisées afin de générer des fonds de contrepartie servant au financement de l’appareil militaire.

2.11 En revanche, les recettes d’exportation sont en baisse constante à partir de 1990, dues notamment à la baisse du prix du café qui entraîna elle-même la chute de la production. L’appareil de l’État était plongé dans le désarroi, les entreprises publiques acculées à la faillite, les services publics s’effondrèrent. Les taux d’intérêt étaient montées en flèche; le prix d’achat du café aux producteurs (en francs rwandais) avait été gelé (sur la recommandation du FMI), malgré l’inflation.

2.12 Les bailleurs de fonds, pleinement au courant de cette situation, couvraient un « gap de financement » attribuable au gonflement des dépenses militaires. Selon les chiffres du Comité technique de suivi du PAS (CTSP), 96 % du déficit budgétaire du Rwanda était couvert par l’aide extérieure.

2.13 Par ailleurs, le financement extérieur contribuait également à atténuer le déséquilibre croissant de la balance des paiements attribuable aux importations tant militaires que civiles destinées aux Forces armées et aux milices.

2.14 L’état précaire des finances publiques est confirmée dans une note gouvernementale largement circulée et intitulée « Problématique budgétaire 1991 et les objectifs du PAS en matière de finances publiques »:

« Le PAS a retenu pour 1991 la couverture du GAP de financement qui était prévisible de 13,111 millions de FRW, par des fonds de contrepartie provenant du CAS. (Crédit d’Ajustement Structurel de la BM) et de la contribution d’autres bailleurs de fonds participant au SPA (Spécial Program for Africa – (France, Suisse, Canada) et d’autres bailleurs (Autriche, FAD, Belgique et Etats Unis) ».

Les détournements de fonds

2.15 La correspondance confidentielle met clairement en relief les divers mécanismes de détournement de fonds en faveur du Ministère de la Défense. Dans sa lettre au Président Habyarimana, le Ministre des Finances s’exprimait de la manière suivante:

« Par sa lettre n 0122/02.1.5. du 25 janvier 1991, le Ministre de la Défense nationale m’a transmis les prévisions budgétaires de son Département, estimées à 9.410.017.880 FRW. Ce montant a été revu à la baisse pour atteindre 8.885.957.617 FRW à la suite d’un transfert de crédits de l’article « charroi » de son département à l’article « équipement véhicules » du Ministère des Travaux publics, de l’Énergie et de l’Eau, pour l’acquisition des camions militaires ».

2.16 Dans la même lettre, le Ministre confirme l’existence d’un « Accord avec le FMI et la Banque mondiale » concernant les prévisions budgétaires du Ministère de la Défense nationale. Il attire également l’attention de l’ancien chef de l’État que, selon lui, malgré la manipulation des comptes publiques requise afin de satisfaire aux exigences du FMI et la Banque mondiale, le budget va déraper et annonce, dès septembre, que le dépassement prévisible pour l’exercice en cours se chiffre à plus de 4 milliards de FRW:

« Votre Excellence se souviendra que les prévisions budgétaires pour le Ministère de la Défense Nationale, arrêtées de commun accord avec le FMI. et la BM au mois de février 1991, s’élèvent à 9.385 millions de FRW, dont 2.887 millions de FRW pour les salaires et 6.498 millions de FRW pour les biens et services (importations et achats locaux confondus).

Par rapport à ces prévisions, les engagements au titre de salaires semblent être dans les normes, mais la situation est très alarmante en ce qui concerne les biens et services dont les crédits engagés accusent déjà un dépassement de 345 millions de FRW. Cela risque de causer de sérieux ennuis lors des négociations de novembre 1991 du programme de l’exercice 1992 avec la Banque mondiale et le FMI. Il y a même lieu de craindre un blocage éventuel à la poursuite de notre Programme d’Ajustement structurel ».

2.17 Ces détournements de fonds (connus des bailleurs de fonds) combinée à la manipulation flagrante des comptes publiques n’ont guère modifié l’engagement et le compromis des bailleurs auprès de l’ancien gouvernement.

2.18 A la Conférence des bailleurs de fonds à Paris, en mars 1991, la Banque mondiale s’engage à débourser, dans cette même année, US$120,3 millions, sur un total promis de US$139,2 millions. La Banque mondiale et l’ensemble des bailleurs expriment le souhait que cet argent soit rapidement utilisé.

2.19 Le représentant de la Banque mondiale M. Francisco Aguire Sacasa plaidera à Paris en faveur du gouvernement rwandais, capable, dit-il, d’assurer le contrôle sur l’ensemble du pays. Selon lui, seuls quelques combats de basse intensité surviennent épisodiquement au Nord et Nord-Est.

2.20 Selon le rapport officiel de la conférence transmis au Président Habyarimana:

« Le Président de la réunion a d’abord brossé le tableau de l’évolution économique récente de notre pays ; ensuite, il s’est attardé sur le contenu de notre programme en insistant sur les mesures déjà prises, et, plus particulièrement, la dévaluation de notre franc (NDLR : entre 1990 et 1991, elle se chiffre à 67 %), le relèvement des taux d’intérêt, la libéralisation des prix et l’ajustement des prix des produits pétroliers (augmentation, dès novembre 1990, de 79 % des prix des carburants, le litre d’essence au détail monte de 1$US à Kigali), de façon à refléter totalement l’impact de la dévaluation.

Il a recommandé que, sur la base de l’engagement dont fait montre le Rwanda, ce dernier devait être déclaré éligible au Programme Spécial d’Assistance (SPA.) pour l’Afrique sub-saharienne à la prochaine réunion du SPA qui aura lieu en avril 1991…

il a informé les bailleurs de fonds, qu’après avoir tenu compte du crédit de la BM et de la facilité du FMI, le Rwanda éprouve encore un besoin de financement additionnel – hors programme de coopération habituelle – de 110 millions de dollars de décaissement effectif pour 1991 et que, pour y parvenir, cela exige un engagement se situant entre 140 et 150 millions de dollars. Aussi, afin que cet appui soit le plus efficace possible, Monsieur Aguire Sacasa a-t-il insisté sur la nécessité du caractère non lié de ces ressources afin qu’elles puissent financer toute sorte d’importation, ainsi que sur le caractère concessionnel de cet appui. Par ailleurs, la rapidité de leur décaissement doit être telle qu’un démarrage sans délai d’un système libéral d’importation soit possible ».

2.21 A la même conférence, le représentant du PNUD, Monsieur Jacques Loup, lancera également un appel aux bailleurs de fonds pour qu’une aide « adaptée » vienne appuyer les politiques du gouvernement, notamment, en finançant les besoins de la balance des paiements et du budget de l’État.

2.22 La partie rwandaise sort satisfaite de la réunion et le Ministre des Finances assure ses collègues du gouvernement et donc son collègue de la Défense dans une lettre-rapport (confidentielle) à propos des décaissements à partir des fonds promis par les bailleurs:

« Les versements en espèces, assurent une plus grande flexibilité au gouvernement qui peut affecter indifféremment les devises à l’importation, à la reconstitution des réserves ou à d’autres paiements en devises »

2.23 Dans cette même lettre-rapport, le Ministre confirme que:

« La plupart de l’aide à la Balance des paiements se réalisera sous forme d’importation, soit parce que l’aide est liée, soit parce que la gestion de cette aide est confiée à la Banque Mondiale. En effet, certains pays du SPA [Programme d’assistance spéciale] ont confié à la Banque Mondiale la gestion des fonds du SPA. Par un accord-cadre conclu avec la Banque mondiale, certains pays donateurs confient à la Banque mondiale. la gestion de l’aide à la Balance des paiements en faveur du pays en phase d’ajustement. La Banque mondiale est alors chargée de régler les factures à l’importation qui lui sont présentées par le pays récipiendaire, à travers un bureau ad hoc sis à Washington. Cette pratique de « fonds commun », même si elle destine les ressources de l’aide à l’importation, offre au pays bénéficiaire la flexibilité totale au niveau des produits à importer et, ce qui est plus important, au niveau de l’utilisation des fonds de contrepartie pour financer le budget.

Certains pays donateurs acceptent le principe que l’aide gérée par la Banque mondiale serve en partie à payer rétroactivement les factures d’importation réglées antérieurement par le pays en ajustement.

Cette possibilité de paiement rétroactif se limite à 20 % lorsqu’il s’agit du Crédit d’Ajustement Structurel (CAS) de la Banque Mondiale. C’est donc dire que, au lendemain de l’approbation du CAS de 45 millions de dollars US, le Rwanda peut décaisser rapidement 9 millions de dollars US d’argent frais qui augmenteraient les réserves de change. »

2.24 Il faut comprendre l’intérêt de tels propos pour l’ancien gouvernement: il s’agissait de réduire le déficit budgétaire attribuable au gonflement des dépenses militaires par une aide budgétaire directe des bailleurs de fonds.

2.25 Cette aide fut octroyée par l’Association international de développement (AID) et les créanciers bilatéraux en juin 1991 sous la forme de prêts à décaissement rapide (voir détails au chapitre 3). Selon un rapport du CTSP publié en novembre 1991:

« Ce déficit est financé, en grande partie par les dons liées aux projets et par les prêts extérieurs… Ces deux sources s’étant avérées insuffisantes, le pays a bénéficié, dans le cadre du PAS, d’un appui extérieur sous forme d’aide budgétaire directe importante en 1991, initialement prévu de 13.111 milliards de FRW : l’aide qui pourra être mobilisée en 1991 sera d’environ 11 milliards de FRW ».

2.25 Le rapport poursuit en soulignant l’accroissement démesuré des arriérés de paiements du Ministère de la Défense nationale ainsi que la pratique de ce ministère d’engager des dépenses en dehors des procédures habituelles de contrôle et de vérification:

« Une enquête auprès des différents départements fait ressortir un montant, inconnu du Ministère des Finances, d’environ 6,5 milliards de FRW, portant le montant de tous les arriérés tant intérieurs qu’extérieurs, à 14,5 milliards de FRW. L’enquête se poursuit pour l’arrêt définitif du montant. Ces arriérés de paiement inconnus du Ministère des Finances correspondent à des fournitures consommées ou à des services prestés sans bons de commande préalablement visés par le Service de l’Inspection Générale des Finances ».

Évolution des finances publiques en 1992

2.26 En mars 1992, la mission d’experts dépêchée par le FMI pour préparer le programme pour 1992 fait valoir auprès des autorités que le FMI ne pourra donner son appui que si le gouvernement présente un « paquet cohérent » de mesures économiques. Ce dernier devrait, selon le FMI, garantir une croissance positive du PIB en 1992 ainsi qu’une réduction substantielle du déficit budgétaire. En juin 1992, une seconde dévaluation survint sur le conseil du Fonds monétaire international (FMI), suivie d’une nouvelle vague d’inflation menant à l’effondrement du crédit et de la production interne.

2.27 Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) attirèrent l’attention sur une famine dans les provinces du Sud. Les programmes de santé et d’éducation s’étaient effondrés; les installations hospitalières civiles ainsi que les fournitures médicales furent utilisés en priorité à des fins militaires; la malnutrition infantile augmenta de manière dramatique; la plupart des écoles ne disposaient plus de manuels scolaires et de papier…

2.28 Dans un rapport confidentiel du Comité de suivi du PAS intitulé: « La poursuite du Programme d’Ajustement structurel est sérieusement compromise par le niveau du déséquilibre budgétaire », le gouvernement constate que le déficit budgétaire 1991 que l’on voulait limiter à 5,9 milliards de FRW s’était élevé à 13,1 milliard de FRW, que l’objectif du PAS pour 1992, qui prévoyait un boni de 0,3 milliard de FRW, se situera à un déficit de 14.246 milliards de FRW, mais que, pour cette année, vu le manque de financements intérieur et extérieur, le « gap de financement » prévu serait de 35 milliards de FRW.

2.29 Le rapport souligne que le déficit budgétaire est explosif tout en précisant le rôle indispensable des bailleurs de fonds internationaux dans le financement de la guerre:

« d’une part, l’économie de guerre n’est pas une économie de croissance à même de générer une croissance des recettes publiques, comme le prévoyait le PAS, ensuite, les dépenses militaires pour assurer la sécurité ont atteint des dimensions insoutenables…

Si, jusqu’à présent, on était parvenu à tenir le coup grâce aux appuis budgétaires extérieurs accordés dans le cadre du PAS, la menace qui pèse actuellement sur le Rwanda d’interrompre ce programme peut être lourde de conséquences ».

2.30 Dans une lettre (avril 1992), au Président de la Banque mondiale M. Lewis Preston, le Général Habyarimana veut témoigner de sa bonne foi et rassurer les bailleurs de fonds:

« S’il est vrai qu’à cause de la guerre portée, depuis le 1er octobre 1990, contre le Rwanda à partir de l’Ouganda, les dépenses militaires n’ont pu être réduites, comme prévu, alors que leur évolution était fondée sur l’hypothèse optimiste d’une fin rapide de cette agression d’un autre âge, il est tout aussi vrai que sans ce fardeau important dû à l’effort de guerre, l’ensemble des dépenses publiques est parfaitement resté dans les limites prévues; en revanche, la découverte ultérieure d’un montant relativement important d’arriérés impayés, dont la très grande partie est la conséquence des dépenses de sécurité, constitue un sujet de grande déception, dont le Gouvernement assume la plus grande part de responsabilité ».

2.28 C’est avec constance que l’ancien régime va alors plaider sa bonne disposition. Dans cette même lettre au Président de la Banque mondiale, le Général Habyarimana appellera les bailleurs de fonds à la rescousse du peuple rwandais:

« Il s’agira aussi d’éviter qu’un coup fatal soit porté à tous les efforts déjà faits, parfois si inhumainement durs, mais acceptés par le peuple et le gouvernement de mon pays, en faveur du succès de ce programme » – coup fatal qui interviendrait évidemment si l’engagement des Institutions de Bretton Woods en sa faveur venaient à fléchir.

2.29 Le Général Habyarimana poursuit en annonçant qu’il pense réduire progressivement les dépenses militaires:

« Notre objectif est de réduire progressivement les dépenses militaires pour revenir vers 1995 à la tendance historique d’avant l’agression d’octobre 1990 qui correspond à 2 % du PIB. »

2.30 Dans sa réponse, le Président Preston affirme:

« Je m’inquiète particulièrement de ce que les dépenses liées à la sécurité aient augmenté au détriment des dépenses de développement les plus prioritaires qui sont indispensables pour encourager la croissance et soulager la pauvreté. Vous vous souviendrez, Monsieur le Président de la République, que c’est sur votre demande personnelle que la Banque a inclus un « filet de sécurité » social dans le premier crédit d’ajustement structurel pour protéger les plus défavorisés des effets à court terme de l’ajustement. Malheureusement, en 1991, les dépenses de caractère social et prioritaires pour le développement économique sont restées bien en-dessous des objectifs convenus dans le programme. Les indicateurs sociaux qui, au Rwanda, étaient sensiblement supérieurs à ceux des pays de l’Afrique au Sud du Sahara, ont régressé au cours des dix dernières années et sont maintenant comparables à ceux du reste du continent. A moins d’un effort important pour renverser cette tendance, ces indicateurs vont continuer à se dégrader.

Dans ces conditions, je prends note de l’intention mentionnée dans votre lettre de réduire les dépenses militaires et je vous encourage à le faire de façon urgente. Ceci permettra de libérer suffisamment de ressources pour les besoins prioritaires du développement économique et social. Au mois de février dernier, une mission de la Banque a revu, en liaison étroite avec les autorités rwandaises, le programme de dépenses publiques de votre pays pour identifier ces besoins prioritaires.

Comme vous le savez, l’une des hypothèses sous-jacentes du programme d’ajustement est la réduction du rôle de l’État dans l’économie pour donner une chance au secteur privé de se développer. La décennie des années quatre-vingts a montré que la présence et l’intervention de l’État, tant comme régulateur que comme concurrent privilégié dans la production, découragent l’initiative privée et constituent un obstacle à la croissance économique. Il est donc important d’accélérer la réforme du cadre institutionnel et réglementaire et du secteur des entreprises publiques. Il faut aussi aller de l’avant avec les politiques de libéralisation dans les secteurs-clés de l’économie, pour créer les conditions nécessaires à une forte reprise de l’offre. La Banque est prête à soutenir les réformes sectorielles dans ces domaines importants par l’intermédiaire de deux opérations à décaissements rapides: un crédit d’ajustement du secteur financier et un crédit d’ajustement du secteur agricole.

Toutefois, nous ne serons pas en mesure de faire aboutir ces opérations tant que le gouvernement et les Institutions de Bretton Woods ne se seront pas mis d’accord sur un cadre macro-économique révisé pour remplacer celui qui a été négocié en 1991 et qui a été dépassé par les événements ».

2.33 Le FMI menace en 1992, en exigeant une réduction du déficit budgétaire d’au moins 7 milliards, comme pré-condition à la poursuite des négociations relatives à un nouveau cadre macro-économique. La Banque mondiale en rajoute, en exigeant, elle, un accroissement des dépenses sociales (santé – éducation) de 33,6 % par rapport à celles de 1991.

2.34 Cette double exigence FMI et Banque mondiale correspondait en fait à celle de réduire les dépenses militaires d’autant, soit de plus de 9 milliards de FRW. Or, dans les faits les dépenses militaires se situeront à plus de 14 milliards de FRW fin 1992, soit une augmentation de 1 milliard de FRW par rapport à 1991, et 10 milliards de plus que l’objectif fixé par le PAS. Néanmoins, suite à la dévaluation du FRW en 1992, on observe une faible baisse de la valeur réelle des dépenses de sécurité exprimées en devises étrangères.

2.35 Sur un total de 14 milliards de FRW, les salaires payés localement aux membres des Forces Armées et au personnel du Ministère de la Défense représentaient un montant de FRW 3.442 millions, soit 26 % du total des dépenses. Les dépenses locales incluant les vivres, carburant, matériel technique représentaient un montant de FRW 3.675 millions (28 %). Les achats à l’extérieur, soit les importations d’armes, munitions, véhicules, uniformes, etc. représentaient 46 pour-cent pour un montant total de FRW. 6.066 millions.

2.36 Dans la note au gouvernement, il est proposé de recourir à divers expédients pour tenter de réduire ces postes budgétaires et, notamment, en instituant un Service de contrôle du Ministère de la Défense.

2.37 Par ailleurs, le gouvernement aura recours au redéploiement systématique des ressources de l’État « en surnombre » dans certains services civiles en faveur du Ministère de la Défense nationale.

2.38 Selon le témoignage de l’actuel directeur général au Ministère de la Santé recueilli par la mission en août 1996, puisque la Banque mondiale exigeait une augmentation des dépenses du service de santé, les militaires et les milices rouleront dans des véhicules de la santé et viendront régulièrement s’approvisionner en bons d’essence auprès du dit Ministère.

2.39 Ces procédures étaient appliquées de manière routinière par les autorités de l’ancien régime.

La politique macro-économique en 1993 et 1994

2.40 Fin 1992, une mission conjointe FMI/BM. est à Kigali:

« pour évaluer le cadre macro-économique, tel que défini à la moitié de l’année suite à la deuxième dévaluation. Il s’agit de récolter des données permettant l’élaboration d’un nouvel accord d’Ajustement structurel sur la période 1993-1995 ».

2.41 Les responsables du Ministère du Plan s’inquiètent car les pires prévisions en matière de dépenses militaires, malgré tous les artifices cités ci-dessus, sont dépassées fin septembre 1992. Compte tenu des seuls besoins, qualifiés d’urgents par le Ministère de la Défense nationale, les dépenses s’établiront à 20,4 milliards de FRW avant la fin de l’année.

2.42 Cette nouvelle ne peut laisser le Représentant de la Banque mondiale, M. F. Aguirre Sacasa indifférent et il menace de suspendre toute négociation. Réuni de toute urgence, le gouvernement annule une série de commandes d’armes en cours, engagées, bien entendu, sans visa de contrôle des Finances pour une valeur de US$2.140.000. Il veut faire preuve de sa bonne foi auprès de la délégation FMI/BM en annonçant cette mesure, ainsi que l’envoi de contrôleurs des Finances publiques dans les unités militaires.

2.43 Dans sa note, le Directeur général du Plan émet des doutes certains sur la possibilité, dans de telles conditions, de négocier un nouvel accord PAS pour la période 1993-1995. La même note annonce également les premières réactions des bailleurs bilatéraux, celles du Canada et de la CEE qui refusent, à l’avenir, de verser des contributions au Trésor rwandais tant que le suivi des dépenses du Trésor n’est pas assuré par le gouvernement.

2.44 Très subtilement, l’auteur de la note suggère alors au Ministre de résoudre l’impasse en sollicitant à l’Union européenne les fonds de contrepartie qui pourraient être affectés au Ministère des Finances (il s’agit de 800.000 ECUs).

2.45 Il y a donc en permanence, tant en 1991, 1992 et 1993, une volonté de croire, ou de se faire croire, que, malgré le déficit budgétaire et la déroute économique, que le Programme d’ajustement structurel est non seulement possible mais nécessaire au redressement d’un pays ravagé par la guerre. Il y a à ce sujet « un consensus » entre les bailleurs de fonds et l’ancien gouvernement. Selon le représentant de la Banque mondiale M. F. Aguirre Sacasa:

« A notre avis, la seule option qu’a votre pays pour éviter une détérioration des conditions de vie et une pauvreté généralisée, est de s’orienter résolument vers une société ouverte sur l’extérieur dans laquelle l’État se concentre à remplir, de façon efficace, son rôle essentiel. Ce rôle est de mettre en place un cadre macro-économique approprié et un environnement favorable à l’investissement privé et fournir les services de base en matière d’infrastructures et dans les secteurs sociaux. Dans cette perspective, l’État encourage l’initiative privée plutôt que de s’y substituer ».

2.46 Début 1993, le Ministre du Plan intervient directement auprès du Premier Ministre pour signaler que le Comité technique de suivi du PAS (CTSP) est impuissant à faire des propositions à la Banque mondiale et au FMI pour la reprise du dialogue sur un nouveau PAS, car, dit-il:

« Le gouvernement ne devrait pas se faire des illusions quant à la marge de manoeuvre dont il dispose pour réduire le déficit budgétaire en dehors de la révision à la baisse du budget militaire ».

2.47 Il insiste sur le fait que rien n’est à espérer côté recettes publiques, les taux de taxation au Rwanda étant parmi les plus élevés, comparés aux pays voisins. Il attire enfin l’attention du Premier Ministre sur le risque politique à effectuer une troisième dévaluation qu’il juge inacceptable pour la population, vu l’impact social des mesures d’ajustement prises depuis novembre 1990.

2.48 Cela dit, il promet au Premier Ministre de reprendre la discussion avec le FMI et la Banque mondiale « pour obtenir leur compréhension en vue de relancer l’accord d’ajustement » (sic).

2.49 Entre-temps, la Banque mondiale et le FMI vont camper sur leur position et, jusqu’en septembre 1993 lors de l’assemblée annuelle à Washington, la situation reste bloquée. Aucune mission du FMI n’est envisagée avant la fin 1994.

2.50 Afin de rencontrer les exigences des institutions de Bretton Woods, le gouvernement cherche à faire des semblants de gestes de bonne volonté et prépare, notamment, un décret pour réduire l’aide alimentaire aux militaires et à leurs familles, et ce, dans un souci d’amélioration de la gestion des finances publiques. Il s’agit d’une façade car le décret-loi en question qui d’ailleurs ne sera pas appliqué ne rentrera en vigueur qu’en octobre 1993.

Gel des Salaires dans des fonctioonnaires

2.51 Dans la même optique, le gouvernement propose de réduire la masse salariale de la fonction publique. Il est donc prévu de réduire le nombre de fonctionnaires qui, non compris les militaires, se chiffrait à 11.129 unités. Il est également proposé une réduction de 30 % du personnel déclaré largement « inutilisé » et de 5 % du personnel dit « défectueux ».

2.52 Une autre mesure exigé par les bailleurs de fonds, consistait à supprimer respectivement du budget de développement (programme d’investissement publique) « les projets inutiles » qui n’ont servi à rien et n’ont pas atteint leurs objectifs; aussi sera éliminée une série de fonctionnaires inutiles et déficients sur les autres projets, sur conseil du Ministère du Plan. Par ces mesures, l’ancien gouvernement comptait réaliser une économie d’un milliard de francs rwandais pouvant être réaffectée aux dépenses militaires.

2.53 En effet, le Ministère des Finances en appelle au même moment à une avance spéciale de la BNR pour FRW 1,5 milliard, principalement pour régler des retards de solde aux militaires de Kigali, Ruhengeri-Byumba et des dépenses techniques du Ministère de la Défense nationale.

2.54 Autrement dit, le gel des salaires et les licenciements dans les services civils exigés par les institutions de Bretton Woods permettront au gouvernement d’effectuer des transferts de ressources en faveur des Forces armées et des milices.

2.55 La même note demande d’ailleurs de programmer dors et déjà l’achat de vivres pour le même Ministère, à concurrence de 423,5 millions de FRW et de matériel divers pour 300 millions de FRW. Cette dépense est mise sous la même rubrique d’urgence, que les arriérés d’intérêt dû à la BAD, à l’AID, au Fonds OPEP et Koweitien.

Le financement du déficit budgétaire

2.56 L’analyse dans ce chapitre confirme que la guerre est la source principale du déficit budgétaire de l’État. Les bailleurs de fonds internationaux, par leurs interventions financières, dons et prêts, ont accepté sciemment de combler le déficit budgétaire de la Défense nationale et donc, de financer la guerre et, finalement aussi, les miliciens.

2.57 Si le gouvernement a manipulé les chiffres, les bailleurs de fonds internationaux ont accepté des détournements qualifiés de l’aide au développement. Il en est résulté une dégradation grave des conditions sociales de la majorité de la population. Les milices privées devenaient, dès lors, un élément-clef du contrôle social et de la manipulation des groupes sociaux.

III LE FINANCEMENT EXTÉRIEUR DES DÉPENSES MILITAIRES

3.1 Dans ce chapitre, notre analyse portera sur les importations d’équipement militaire ainsi que leur financement. Notre examen mettra en relief les mécanismes de décaissement négociés dans le cadre des protocoles et accords de prêts. Cette démarche a pour objet d’identifier l’utilisation des fonds extérieurs consentis par les bailleurs de fonds.

L’importation d’équipement militaire

3.2 L’ancien régime avait à sa disposition un arsenal d’équipement militaire incluant des lance missiles 83mm « Blindicide » de fabrication française, des armes légères de fabrication belge et allemande, ainsi que des armes automatiques kalachnikov de fabrication egyptienne, chinoise et sud-africaine. L’arsenal incluait également 12 véhicules blindés AML-60 et 16 véhicules M3 également de fabrication française.

3.3 Les principaux pays fournisseurs d’armes durant la période 1990-1994 furent la France, la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Egypte et la République populaire de Chine. Les données de la BNR mises à la disposition de la mission indiquent une importation pour $83.052.115 d’armes, munitions, équipements militaires, articles de pyrotechnie et explosifs, etc. durant la période 1990-94.

3.4 Selon les données et témoignages recueillis par la mission, cette somme de $83 million représenterait néanmoins qu’une partie des achats d’équipement militaire. Plusieurs transactions ne furent pas enregistrées auprès de la BNR. De nombreuses livraisons de matériel destinées aux Forces armées furent effectuées dans des avions militaires sans se conformer aux procédures requises d’importation et aux normes de vérification gouvernementales. Les livraisons en biens de consommation et en équipements civils (incluant l’achat de véhicules) pour l’approvisionnement des Forces Armées et des milices ne sont pas incluses dans le montant de $83 millions.

3.5 Par ailleurs, les informations recueillies par la mission, confirment qu’une partie des achats d’armes fut négociée en dehors des protocoles d’aide militaire par l’entremise de divers intermédiaires et marchands d’armes. Une partie de ces achats apparaissent néanmoins dans les dépenses de budget ordinaire de l’État. L’aide à la balance des paiements octroyée sous la forme de prêts à décaissement rapide fut le principal instrument de financement du budget.

3.6 Selon le données de la BNR, l’Egypte avait octroyé un crédit de pour un montant de six millions de dollars par l’entremise d’un protocole d’Accord. Par ailleurs, la Chine a également consenti une assistance militaire sous forme de crédit sans intérêt pour un montant de $1.500.000.

3.7 Les premières commandes de matériel militaire en provenance de l’Egypte furent négociés dès le début de la guerre civile pour un montant de $10.861.000 (du 24 octobre 1990 au 4 avril 1991) selon des données de la BNR. L’Afrique du Sud a fourni des armes à l’ancien régime pour un montant de $29.999.531 du 29 octobre 1990 au 29 mai 1991 (dates des transferts bancaires). D’autres d’achats d’armes de l’Afrique du sud ont été effectués à une date ultérieure pour un montant de $26.263.685. Le total des transferts bancaires vers l’Afrique du sud est de $56.263.217. Le fournisseur sud-africain était Nimrod International (Pty) Ltd. Les transferts furent effectués à partir des comptes de l’ancien gouvernement à la Belgolaise (Bruxelles) et la Banque nationale de Paris (BNP) au compte de Nimrod, à la Volkskas Bank Ltd. de Pretoria.

Les transferts vers la Belgique et la France sont respectivement de l’ordre de FB.96.986.711 et FF. 47.887.804 (du 29 octobre 1990 au 14 août 1991).

3.7 Les fournitures chinoises de matériel militaire à l’ancien gouvernement incluaient des achats de mortier, mitrailleuses type 54, lance roquettes multiples 107mm type 63, ainsi que des bombes mortiers type 53, roquettes types 63, obus et grenades. Les achats en provenance de la Chine furent régis par un protocole d’Accord signé en décembre 1989.

L’approvisionnement des milices civiles

3.8 Les milices civiles furent en partie financées à partir des fonds de contrepartie en francs rwandais. Les dépenses incluent d’une part des articles de consommation et d’autre part l’importation de machettes et articles divers utilisés durant le génocide et les massacres.

3.9 Selon les données de la BNR, des quantités énormes de machettes furent importées à partir de 1992 en provenance de la Chine. Ces importations furent financés par des prêts à décaissement rapide en principe destinés à l’économie civile (voir Annexe I).

3.10 Entre 1992 à 1994, 581.000 kg de machettes furent importés pour une valeur totale de $725.669, soit plus d’un demi million de machettes. Au total l’importation durant la période 1991-1994 de machettes, houes, pioches, pics, haches, serpes, faux, faucilles, bêches utilisés dans le génocide est de l’ordre 3.385.568 kg. pour une valeur totale de FRW. 640.388.414 soit une valeur de $4.671.533 selon les données de la BNR.

Les prêts à décaissement rapide

3.11 Ces prêts furent octroyés en juin 1991 à l’ancien régime par l’Association internationale de développement (AID), le Fonds Africain de développement (FAD), le Fonds européen de développement et un certain nombre de préteurs bilatéraux dont l’Autriche, la Suisse, l’Allemagne, les États Unis, la Belgique, le Canada.

3.12 Selon les termes des protocoles et accords de prêt, les fonds à décaissement rapide constituaient un appui à l’économie civile. Il s’agissait d’un soutien à la balance des paiements afin d’appuyer en principe le redressement économique du pays et de permettre aux autorités d’importer des biens de première nécessité (intrants, produits agro-alimentaires, équipement, etc.).

3.13 Les accords de prêt spécifiaient explicitement la liste des « importations éligibles ». Étaient exclus un certain nombre de biens classifiés selon les rubriques de la CITC (Standard international Trade classification).

3.14 Dans la majorité des accords de prêt à décaissement rapide les dépenses d’armes, munitions et autres équipements militaires (selon les rubriques du CITC) faisaient partie intégrante de « la liste négative ». Dans quelques cas, les dépenses militaires ne furent pas explicitement exclus de « la liste des importations éligibles ».

Le Crédit AID

3.15 L’accord avec l’Association internationale de développement (AID) de Ia Banque mondiale spécifiait l’exclusion de biens importés « destinés à un usage militaire ou paramilitaire ». (voir schedule 1.2 Development Credit Agreement, IDA, 27 juin 1991, Crédit AID 2271 RW).

3.16 Cette dernière clause se referait à l’usage des marchandises importées plutôt qu’à la classification de la marchandise importée (selon la rubrique dans le CITC). Autrement dit, l’Accord de Prêt AID du 27 juin 1991, stipulait que toute importation de marchandises destinée à un usage militaire ou paramilitaire était exclue. Autrement dit, cette clause excluait non seulement l’importation d’équipement militaire (selon les rubriques du CITC) mais également toutes les importations de marchandises civils (carburant, produits agro-alimentaires, médicaments, vêtements, bottes, etc.), destinés au Ministère de la Défense nationale ou aux milices civiles.

3.17 La clause (schedule 1.2) du prêt AID s’appliquait également aux prêts de la Belgique et de la Suisse. Ces deux pays avaient accordé à l’AID la gestion de leurs prêts à l’ajustement structurel (en cofinancement avec l’AID).

Le Canada

3.18 L’accord avec le Canada de décembre 1990 stipulait que les fonds octroyés ne pouvaient servir à l’achat « d’armes, d’armement, de fusils, de munitions ou d’autres articles destinés à des fins militaires ou policières ». (protocole d’entente art. 6. b).

L’Autriche

3.19 L’Accord avec l’Autriche stipulait de manière fort imprécise la liste des importations éligibles: « autres équipements, matières premières et pièces de rechange ». soixante dix pour-cent du montant octroyé devait être utilisé pour des importations de première nécessité stipulées à l’annexe I de l’Accord: a) essence et produits pétroliers, b) produits pharmaceutiques y inclus équipements médicaux, autres équipements, matières premières et pièces de rechange.

3.20 Alors que l’équipement militaire n’était pas explicitement exclu de cette liste, il est néanmoins indiqué que la contrepartie en FRW correspondant à la valeur des importations devra être affectée à des dépenses civiles.

3.21 En ce concerne la deuxième portion du prêt autrichien, il sera affecté a rembourser une partie de la dette intérieure du Gouvernement. Autrement dit, il sera affecte au Trésor.
En outre, la contrepartie en devises (shilling autrichiens) « servira à financer l’importation d’autres biens » sans restrictions aucune.

La Communauté européenne

La Communauté européenne octroyait une aide à la balance des paiements en date du 23 septembre 1991 pour un montant de 5,5 millions d’ECUs dont 3 millions sous la forme de prêt. Cette aide est allouée pour des importations d’équipement de transport, de fournitures médicales et d’intrants industriels.

La fongibilité des devises

3.22 Les protocoles et accords de prêt indiquaient des procédures précises de décaissement:

1) Le bailleur de fonds déposait les tranches du prêt à décaissement rapide dans un Compte de crédit (« Crédit Account »).

2) Pour effectuer des retraits (withdrawals) à partir du Compte de crédit, l’Emprunteur devait par l’entremise de la Banque nationale du Rwanda (BNR) fournir des justificatifs (factures ou invoices) relatifs à des « importations de biens éligibles ».

3) Ces retraits en devises à partir du Compte de crédit devaient ensuite être déposés à un Compte spécial (« Special Account ») auprès d’une institution financière reconnue et approuvée par le créancier.

3.23 Soulignons que les invoices relatifs aux importations de produits de première nécessité furent utilisés par le gouvernement pour débloquer des fonds en devises à partir du Compte de crédit. Une fois déposés dans le Compte spécial, le gouvernement pouvait dépenser ces montants librement tout en respectant (à la lettre) les clauses des accords. Ces montants en devises devenaient totalement « fongibles » permettant à l’ancien régime d’allouer les sommes requises à l’importation d’équipement militaire.

3.24 Alors que cette pratique respectait (de jure) les clauses relatives à la liste négative de marchandises, elle violait de manière flagrante l’objectif du prêt à décaissement rapide dont le but consistait à appuyer le développement économique et social du pays.

3.25 Les bailleurs de fonds ont fermé leurs yeux, selon un interlocuteur, « on ne pouvait rien faire pour modifier le mécanisme de la fongibilité des devises ».

3.26 Ce mécanisme de la fongibilité fut appliqué afin de transférer d’énormes sommes (au titre du budget ordinaire de l’État) au Ministère de la Défense nationale. Par ailleurs, dans la mesure où les importations furent financées par l’endettement, le régime pouvait également allouer une partie importante de ses recettes d’exportation, notamment celle du café à l’achat d’armes.

Le système de paiements rétroactifs

3.27 L’ancien gouvernement pouvait inclure pour paiement rétroactif des factures d’importation effectuées avant la date de signature des accords de prêt à décaissement rapide. Cette procédure fut incluse dans le texte de plusieurs des accords et protocoles de prêt dont ceux avec l’AID, le FAD, la Belgique et la Suisse.

3.28 Le Crédit AID 2271-RW de juin 1991 fut octroyé en deux tranches respectivement de DTS41.300.000 et DTS26.200.000. Selon les clauses du Crédit AID, l’Emprunteur pouvait effectuer des retraits du Compte de Crédit jusqu’à concurrence de DTS 13.500.000 (environ le tiers de la valeur de la première tranche) pour des dépenses effectuées avant la date de l’Accord mais avant le 18 février 1991. Par ailleurs, le 8 novembre 1991 AID déposait une avance de US$15.000.000 dans le Compte spécial auprès de la Banque Bruxelles Lambert (BBL).

3.29 Selon le rapport indépendant d’audit du Crédit AID 2271-RW, la totalité des décaissements en 1991 soit $23.821.061 fut réalisée sur la base de justificatifs antérieures à la date d’entrée en vigueur du prêt (p. 19). Le montant total en francs rwandais (FRW2.285.846.609) découlant de ce financement rétroactif fut versé au Trésor.

3.30 Autrement dit, ce système de paiements rétroactifs constituait un mécanisme efficace permettant de débloquer immédiatement après la signature de l’accord de prêt, des fonds en devises qui pouvaient ensuite être alloués librement à des achats de matériel militaire.

3.31 L’Accord avec le FAD prévoyait également que 25 pour-cent du montant du prêt pouvait être affectées aux dépenses éligibles encourues entre juillet et décembre 1991 (Article II).

3.32 Les accords avec la Suisse et la Belgique prévoyaient également un paiement rétroactif des factures. Cette clause permettait à l’ancien gouvernement d’allouer la totalité des montants octroyés par ces deux pays à des dépenses d’importation encourues entre janvier et juin 1991. Autrement dit, dès la signature des accords, la totalité des montants de ces prêts fut déposé dans les Comptes spéciaux auprès des banques commerciales agrées.

3.33 Les paiements rétroactifs servirent à rembourser des arriérés de paiements pour les achats d’armes effectuées par le régime dès le début de la guerre civile. On se souviendra que la dévaluation ordonnée par le FMI en novembre 1990 a peine six semaine après le début de la guerre, avait donné « le feu vert » à l’octroi de crédits commerciaux à court terme permettant au régime d’augmenter du jour au lendemain ses dépenses militaires. Dès novembre 1990, kalachnikovs, artillerie lourde et mortiers vinrent compléter les fournitures militaires de la France, incluant des missiles Milan et Apila (sans parler du Mystère Falcon mis à la disposition personnelle du président Habyarimana).

Les fonds de contrepartie

3.34 La vente des marchandises importées sur le marché local permettait de générer des fonds de contrepartie en FRW qui pouvaient être affectées aux dépenses budgétaires civiles ou militaires. Ces ventes s’appliquaient à différentes catégories de prêts et de dons incluant l’aide alimentaire et les prêts à décaissement rapide.

3.35 Le prêt FAD à décaissement rapide signe en date du 27 janvier 1992 fut essentiellement utilisé pour financer d’importants achats de carburant dont une partie fut acheminé vers les Forces Armées. Les ventes de carburant sur le marché local ont également permis au régime de générer des fonds de contrepartie en FRW pouvant être affectées sans restrictions aux budgets des Forces armées et des milices.

3.36 Le régime a également généré des fonds de contrepartie à partir des ventes de produits agro-alimentaires fournis dans le cadre des différents programmes d’aide alimentaire. Par ailleurs, des agents économiques associés au pouvoir vendaient sur le marché local, des biens de consommation (biens éligibles) importés dans le cadre des prêts à décaissement rapide. Les profits de ces ventes de marchandises sur le marché local furent ensuite recyclés vers le financement des milices civiles.

Le truquage des critères d’éligibilité

3.37 Les critères d’éligibilité (liste négative) furent truqués. Les mêmes invoices furent utilisés pour des bailleurs de fonds différents permettant à l’ancien régime d’effectuer des retraites du Compte de crédit. Le rapport d’audit de la firme de Chazal de Mee pour l’exercice 1991 souligne que:

« les montants de certains relevés de dépenses ne correspondaient pas aux montants des demandes de retraits de fonds… (…) Nous ne pouvons garantir que les importations financés par l’IDA [AID] n’ont pas fait l’objet d’une demande de paiement auprès d’autres bailleurs de fonds (p. 6).

Le rapport d’audit souligne également:

« qu’en plusieurs occasions des doubles paiements de devises ont été effectues en faveur des banques commerciales rwandaises pour la même importation ».

La violation des clauses relatives à la liste négative

3.38 Il ne suffisait pas à l’ancien régime de se servir de la fongibilité des devises pour financer ses dépenses militaires, dans plusieurs cas, notamment concernant l’importation de machettes, les clauses des accords ne furent guère respectées. Des justificatifs (invoices) relatifs à des importations de nature civile mais destinées aux milices civiles ont été consentis par les bailleurs de fonds dans le cadre du prêt AID (Crédit AID 2271 RW).

3.39 Ces importations dans le cadre du Crédit AID 2271 RW ont été jugées éligibles par la firme d’Audit De Chazal du Mee engagée par le gouvernement et approuvée par la Banque mondiale alors qu’elles étaient en contradiction avec la clause (schedule 1.2 (f) de l’Accord AID. Cette clause se referait à l’usage des biens et non pas à leur catégorisation, elle excluait les biens « destinés à un usage militaire ou paramilitaire ».

3.40 Plusieurs centaines de milliers de machettes, hues, pioches, lammes de rasoir et autre matériel (classifiés selon les rubriques de la CITC comme étant des biens civils) furent importées entre 1992 et 1994 par différents agents économiques dont Radio Mille Collines (ETS KABUGA FELICIEN) en date du 19 octobre 1992. (Voir les justificatifs en annexe).

3.41 Autrement dit, l’ancien régime s’est servi des fonds du prêt AID 2271 RW (Development Credit Agreement) afin de financer les milices responsables du génocide et des massacres.

La libéralisation des licences d’importations

3.42 A partir de 1992, les institutions de Bretton Woods exigent la libéralisation de l’octroi des licences d’importation. Cette décision aura pour conséquence de permettre aux organisations responsables du génocide d’importer l’équipement requis sans passer par le système des « importateurs autorisés ».

3.43 Selon les documents de la BNR, de nombreux individus agissant en tant qu’opérateurs économiques ont importé des machettes à partir de 1992.

Les mécanismes de suivi et d’audit

3.44 Ces importations de machettes et autre matériel utilisé dans les massacres et le génocide n’ont pas être relevés dans l’Audit indépendant du Crédit AID 2271-RW pour l’exercice financier 1992. Par ailleurs, elles semblent avoir échappé aux fonctionnaires de la Banque mondiale responsables du suivi du PAS (malgré la réalisation de cinq missions de supervision de la Banque entre juin 1991 et octobre 1993, c’est à dire plus d’une mission à tous les six mois; voir p. 11. para 39, Implementation Completion Report, Structural Adjustment Credit, Crédit No: 2271-RW).

3.45 Notre mission est d’avis que ces importations auraient dû amener la Banque mondiale de concert avec l’ensemble des bailleurs de fonds à la suspension dès 1992 suite aux importations massives de machettes, des prêts à décaissement rapide. Cette décision aurait nécessairement mené au gel du compte spécial à la Banque Bruxelles Lambert (BBC) qui resta ouvert et disponible à l’ancien régime plus d’un mois après le début du génocide en avril 1994. Aucun audit indépendant de l’Accord AID ne fut réalisé, à la connaissance de la mission, pour les exercices 1993 et 1994.

3.46 Par ailleurs, les missions de supervision (suivi) particulièrement soucieux des objectifs du PAS, ne se sont guère penchées sur l’utilisation des fonds mises à la disposition de l’ancien régime. La Banque mondiale décidait en décembre 1993 (suite à sa cinquième mission de suivi) de suspendre le paiement de la deuxième tranche parce que « certains objectifs ne furent pas atteints » et qu’il y avait des « retards » et « dérapages » dans l’application des reformes. Les montants déposés avant décembre 1993 dans le Compte spécial à la Banque Bruxelles Lambert furent néanmoins utilisés par le régime jusqu’au 31 mai 1994.

Le rapport d’achèvement du PAS

3.47 Le rapport d’achèvement du PAS réalisé par la Banque mondiale en 1995 met également l’accent sur les « dérapages ». Autrement dit, certaines conditions relatives à la mise en oeuvre des reformes économiques ne furent pas respectées par le gouvernement et ces « dérapages » ont amené plusieurs bailleurs de fonds dont la Banque mondiale à suspendre leur appui au programme. Il n y a dans ce rapport aucune mention sur l’utilisation des montants consentis ainsi que les détournements de fonds pratiqués par l’ancien régime.

3.48 Autrement dit, cette suspension ne fut en aucun moment motivé par l’utilisation des crédits extérieurs pour financer les Forces Armées et des milices. Au contraire, la Banque mondiale dans son rapport d’achèvement réalisé en 1995 félicitera l’ancien régime pour ses efforts:

« It made genuine major efforts– especially in 1991– to reduce domestic and external financial imbalances, eliminate distortions hampering export growth and diversification and introduce market based mechanisms for resource allocation…the war effort prompted the government to increase substantially spending, well beyond the fiscal targets agreed under the SAP ».

3.49 Alors que la Banque mondiale exprimait une satisfaction mitigée à l’endroit de l’ancien régime, il exigeait du nouveau gouvernement post-génocidaire de justifier l’usage du compte spécial durant la période 1991-1994:

« the Bank asked the Rwandese Government to justify the use of the special accounts funds, and it carried out several missions to determine the undisbursed balance and the expenditures made before and after April 6 1994 (the date the civil war broke out),[sic] identify substantiating documents, and reach an agreement with the authorities on the settlement of the accounts ».

IV LE FINANCEMENT DE L’ANCIEN RÉGIME APRÈS AVRIL 1994

4.1 Selon les données recueillies par la mission, les comptes établis auprès des Correspondants de la BNR (agrées par les créanciers de l’ancien régime) sont demeurés ouverts et à la disposition de membres de l’ancien régime établi à Goma jusqu’à la fin du mois d’août 1994, soit près de 5 mois après le génocide.

4.2 Selon les données de la BNR, un total de FRW. 5.362.729.319 soit un montant d’environ $17.820.000 fut transféré par l’ancien régime vers différentes destinations entre avril et août 1994 (voir justificatif no. 3 en annexe). A cette somme, s’ajoute un montant de FRW 1.938.500.644 (US$ 6.440.200) en chèques de voyage (traveller’s) emportés par des membres de l’ancien régime.

4.3 Le total des prélèvements des différents comptes bancaires et des chèques de voyages serait de l’ordre de FRW. 7.301.229.963 soit un montant de plus de 24 millions de dollars.

4.4 L’ancien régime a également effectué d’importants transferts à partir de leurs comptes en devises auprès des banques commerciales rwandaises (la banque de Kigali et la Banque commerciale du Rwanda). Ces montants furent transférés entre le 3 mai et le 7 juillet 1994 à leurs comptes correspondants à l’étranger (voir justificatif no. 3 en annexe)

Les achats d’armes après le 6 avril 1994

4.5 Plusieurs transactions effectuées par l’ancien régime après le 6 avril 1994 sont associées à des achats d’armes, notamment celles auprès de la firme britannique MIL-TEC de Londres à partir des comptes de la banque Belgolaise Bruxelles pour un montant de $1.621.901.

4.6 Un paiement pour achats d’armes fut également effectué à partir du Compte correspondant à la Banque internationale de commerce (Genève) pour un montant de $2.097.864 en faveur de Dyl. Invest.

4.7 Par ailleurs, les paiements auprès de la firme chinoise Oriental Machinery furent effectuées à partir du compte de la BNR avec la Banque Bruxelles Lambert en date du 16 mai 1994 pour un montant de BEF. 34.430.000. Un deuxième versement à la Oriental Machinery de $1.000.000 fut effectué en date du 19 mai à partir du compte de la BNR à la Citibank.

4.8 Par ailleurs, on notera dans le bilan des transactions bancaires, que des montants importants libellés en francs français (FRF) furent prélevés à partir des comptes spéciaux à la Banque de France et à la Banque Nationale de Paris (BNP). Ces montants furent transférés vers des destinations diverses dont des paiements auprès de deux compagnies françaises: Alcatel France et GME International (Paris). La compagnie Alcatel est un important fabricant d’équipement militaire. Au total, plus de deux milliards de francs (FRW? 2.072.532.895) furent transférés ou retirés de ces comptes entre mai et août 1994.

4.9 Les destinations des prélèvements à partir du compte de la BNP cependant sont pour la plupart méconnues. Plusieurs de ces transactions seraient des retraits en argent comptant ou des transactions de change (FRF contre US$).

4.10 Le dernier prélèvement bancaire fut effectué au Compte spécial tenu à la Générale de Banque en date du 31 août 1994 pour un montant en Ecus XEU280.000 ($157.864) en faveur de l’Ambassade du Rwanda (du régime en exil) à Kinshasa.

4.11 L’Egypte, l’Afrique du Sud et la Chine avaient depuis 1990 fourni d’importantes livraisons d’armes légères et de munitions. Dans ce contexte, il semblerait que les transferts opérées par l’ancien régime auprès de ses missions diplomatiques à Pretoria, au Caire et à Kinshasa auraient servi à l’ancien régime à acheter des armes auprès de ses fournisseurs habituels. Mais la mission n’a aucune confirmation formelle à ce sujet, à savoir quelle a été l’utilisation précise des fonds transférés aux ambassades.

4.12 Il n’en reste pas moins que l’Afrique du Sud, la Chine et la France ont continué à vendre des armes au gouvernement rwandais auto-proclamé en exil.

4.13 Selon une étude de Human Rights Watch intitulée Réarmement dans l’impunité, Soutien international aux auteurs du génocide rwandais, mai 1995:

« Après l’imposition de l’embargo, les fonctionnaires du gouvernement sud-africain qui auparavant avaient coordonné les livraisons d’armes au Rwanda ont participé dans l’organisation de l’expédition d’armes aux forces armées rwandaises [de l’ancien régime] ».

4.14 Selon le témoignage d’un haut fonctionnaire dans le gouvernement rwandais en exil:

« les fonctionnaires ont rejeté la solution d’envoi direct d’armes par l’Afrique du sud, en violation de l’embargo, et ont plutôt offert d’arranger des expéditions par des tierces personnes ».

Les livraisons d’armes de la France

4.15 Human Rights Watch confirme également que le gouvernement français avait fourni cinq cargaisons d’armes à l’ancien régime rwandais entre mai et juin 1994. Le rapport est basé sur le témoignage du vice consul (honoraire) de la France à Goma, M. Jean Claude Urbano. Ce dernier justifiait ces livraisons car il s’agissait de contrats négociés avant l’imposition de l’embargo des Nations unies le 17 mai 1994.

« Pendant toute la durée de l’opération turquoise, les FAR ont continué a recevoir des armes dans la zone contrôlée par les Français via l’aéroport de Goma…les autorités françaises n’ont rien fait pour interdire ces approvisionnements et ne les ont même pas signalés à la commission crée par la Résolution 918 du conseil de Sécurité des Nations unies ».

4.16 Les données ci-haut mentionnées indiqueraient néanmoins que les fournisseurs avaient déjà été payés avant le génocide pour de l’équipement militaire livré en mai-juin 1994. Et par conséquent les transactions bancaires en FRF (incluant les paiements auprès des fournisseurs français) dont les paiements auprès de la compagnie Alcatel effectuées entre mai et août correspondraient à des fournitures d’armes au gouvernement autoproclamé en exil établi à Goma, livres vraisemblablement à des dates postérieures à juin 1994.

4.17 A ce sujet, Human Rights Watch confirme que:

« Les partisans des ex-FAR et leurs miliciens ont suffisamment de fonds pour acheter des armes sur le marché libre. La plus grande partie des réserves en devises et d’autres actifs financiers du Rwanda ont été volés par les fonctionnaires de l’ancien gouvernement et les officiers des ex-FAR ainsi que les miliciens lorqu’ils ont quitté le pays l’été dernier [1994]. Des fonds additionnels et d’autres avoirs dans les pays étrangers (comprenant au moins le Kenya, la Tanzanie, le Zaïre et les Pays Bas) sont sous le contrôle du gouvernement en exil et continuent d’être à la disposition de ses dirigeants ».

L’ampleur des importations militaires

4.18 L’ancien régime aurait acheté (selon les données disponibles), pour au moins 112 millions de dollars en équipement militaire, machettes et articles divers: cette somme inclut les dépenses de $83 millions encourues entre 1990 et 1994 en équipement militaire, près de 5 millions de dollars en machettes, bêches, houes et autres articles utilisés dans le génocide et les massacres et un montant de plus de 24 millions de dollars emporté ou prélevé par l’ancien régime après le 4 avril 1996 à partir des Comptes correspondants de la BNR à l’étranger. Il est probable que le montant réel de ces importations soient considérablement plus élevé: de nombreuses transactions ne furent pas enregistrées et les données relatives aux importations d’armes sont incomplètes.

V CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS

5.1 Notre étude démontre que la mise en oeuvre du génocide et des massacres nécessitaient des engagements financiers importants. Sans compter les énormes dépenses civiles des Forces armées et des milices, les dépenses en équipement militaire, machettes et autres articles s’élèvent à plus de 112 millions de dollars. L’analyse ainsi que les divers documents et pièces justificatives confirment la mise en place par l’ancien régime d’un processus systématique de détournement de fonds. Les dépenses militaires furent financés par la dette extérieure.

5.2 Les bailleurs de fonds ont d’une part exigé l’assainissement des finances publiques appliquée sans réserve aux dépenses civiles tout en établissant des objectifs budgétaires à atteindre pour les dépenses de sécurité.

5.3 Les bailleurs de fonds étaient non seulement au courant, la Banque mondiale et le FMI ont donné un appui technique aux autorités par l’entremise du Comité technique de suivi du PAS afin d’établir des normes budgétaires pour le Ministère de la Défense nationale.

5.4 Autrement dit, les bailleurs de fonds par l’entremise des dons et prêts, ont accepté de combler le déficit budgétaire du Ministère de la Défense nationale et donc, de financer la guerre et, finalement aussi, les miliciens civils.

5.5 La mission a pu confirmer qu’il y a eu négligence des bailleurs de fonds: d’une part en ce concerne la gestion des budgets de l’État et d’autre part dans les processus de suivi, de vérification et d’audit des accords de prêt.

5.6 La situation est particulièrement grave dans la mesure où dès 1992, une partie des fonds à décaissement rapide fut utilisé au titre des « importations éligibles » pour l’importation massive de machettes. Aucune action ou démarche n’a été prise par les missions de supervision et d’audit afin de bloquer ces importations.

5.7 La question du partage des responsabilités se pose, les bailleurs de fonds n’ont ils pas une responsabilité face aux victimes du génocide et des massacres?

5.8 Cette responsabilité ne relève pas exclusivement de la légitimité formelle de la dette extérieure engagée par l’ancien régime entre 1990 et 1994 et de son annulation, elle pose également l’obligation des bailleurs de fonds et de la communauté internationale de contribuer à un programme spécial de réparation post-genocidaire visant la compensation des familles des victimes et des survivants ainsi que la reconstruction économique et sociale du pays.

5.9 La dette extérieure du Rwanda se situe, fin 1995, à près d’un
milliard de dollars, ce qui représente un poids insoutenable. La mission est d’avis que les dettes encourues durant la période 1990-1994 doivent être l’objet d’un traitement extraordinaire permettant au gouvernement actuel d’être dégagé des engagements pris par les autorités responsables du génocide.

5.10 Dans la mesure où la majeure partie de cette dette est multilatérale, cette démarche devra viser des mesures de nature exceptionnelle afin de dépasser les pratiques habituelles concernant la restructuration des dettes détenues par les bailleurs multilatéraux.

5.11 Il faut comprendre dans cette même perspective, que la solution consentie aux Pays les moins avancés par les bailleurs bilatéraux suite à la démarche du Groupe des Sept (G7) au Sommet de Lyon en juin 1996 et aux réunions de Washington des institutions de Bretton Woods en septembre 1996, est totalement inapproprié à la situation du Rwanda.

5.12 Le fardeau de la dette extérieure étant tellement lourde, ces propositions de traitement privilégié (assorties de conditionalités) ainsi que les nouveaux apports de capitaux envisagés au titre des prêts et des dons, sont aujourd’hui insuffisants pour assurer le service de la dette.

5.13 Sans annulation préalable et inconditionnelle des dettes 1990-94, les nouveaux prêts ne pourront guère servir à la reconstruction du pays. Ces nouveaux engagements contribueront au contraire à maintenir le pays dans son état actuel ainsi qu’à faire augmenter le fardeau de cette dette.

Recommandations

5.14 Les modalités précises auraient pour objet d’obtenir auprès des bailleurs de fonds multilatéraux (AID, FMI, BAD, FIDA, Fonds OPEP, BEI) l’annulation des dettes engagées entre 1990 et 1994.

5.15 Il est par ailleurs proposé que les créanciers bilatéraux, notamment le Belgique, Canada, Koweit, la Chine, le Japon, l’Autriche, la Libye, la Suisse (via AID), Abudhabi, la France, prennent l’initiative d’annuler la totalité de la dette engagée durant la période 1990-94 y compris les prêts cofinancés avec l’AID (Banque mondiale) et le FIDA.

5.16 Il faut comprendre que ce programme constitue un acte de réparation et non pas d’aide. Il devra être consenti en plus des programmes d’aide et de prêts, et en dehors des conditionalités habituelles établies par les bailleurs de fonds. Cette annulation des dettes du Rwanda devra être inconditionnelle. En d’autres mots, elle ne devra surtout pas être rattachée à la mise en oeuvre de réformes macro-économiques dans le cadre de l’ESAF.

5.17 En ce qui concerne les dettes engagées avant 1990, la mission propose que:

1) le montant intégral des dettes correspondant à cette période soit converti en un Fonds spécial de réhabilitation et de réparation (FSRR) aux familles des victimes du génocide.

2) L’Union européenne contribue avec le gouvernement rwandais (avec l’aide d’experts internationaux) à la création de ce Fonds spécial sous forme de dotation pour la mobilisation des jeunes orphelins et des femmes veuves, rescapés du génocide et des massacres, pour la reconstruction par la voie de chantiers de service civil.

5.18 La mission suggère également qu’une conférence spéciale des bailleurs de fonds soit envisagée afin de formuler un programme d’aide au développement adapté à la situation actuelle du Rwanda et de mobiliser les fonds en ce sens.

5.19 Cette démarche des bailleurs de fonds appuiera un Programme de construction et d’habilitation du Rwanda formulé par le gouvernement et les différentes instances de la société civile rwandaise, et ayant pour objectif d’asseoir les bases du développement économique et social à long terme. Cette construction et habilitation exigerait non seulement l’annulation de la dette extérieure et un afflux d’aide internationale sans conditions. Mais encore faudrait-il modifier les composantes essentielles du programme d’ajustement structurel (PAS) afin de protéger la production alimentaire locale et organiser la sécurité du monde paysan.

5.20 Pour la préparation du Programme de construction et d’habilitation, les auteurs du présent rapport suggèrent:
1. La sauvegarde, dans les différents Ministères Plan, Finances, Banque nationale du Rwanda, banques privées, de l’ensemble des rapports et documents devant permettre de tracer l’histoire de ces années noires du Rwanda.

2. L’organisation avec les responsables des mêmes Ministères et Institutions d’un séminaire pour initier la collecte de données d’enquête à réaliser dans le pays pour la conception d’un plan macro-économique et social de construction et habilitation post-génocidaire.

3. Que le modèle macro-économique pour l’habilitation et la construction du nouveau Rwanda repose prioritairement sur le renforcement et la création d’une économie qui réponde aux besoins primaires de la population: travail, santé, éducation, infrastructures collectives, habitations décentes.

4. Que la gestion économique soit axée prioritairement vers la réhabilitation, le renforcement et la protection de la production agro-alimentaire en vue de résoudre à court terme la situation de famine affectant plusieurs régions du pays.

5. Que ce programme tienne compte de l’immense besoin en matière de santé et santé mentale des rescapés, de la nécessité pour les jeunes (rescapés, orphelins, enfants des rues, handicapés, jeunes filles maltraitées, jeunes rentrant des camps de Tanzanie et du Zaïre) de trouver à coexister, à se rendre utiles, à bâtir une société fondée sur la mémoire, la justice, le bien-être, de la volonté des femmes rwandaises (rescapées, veuves, réfugiées) d’occuper une place moteur dans ce programme.

6. Le programme intégrera également les exigences de démobilisation et réintégration des anciennes Forces Armées, ceux qui n’ont pas commis de crimes et des jeunes qui ont rejoint les bataillons du FPR.

7. Ces objectifs ne sauront être atteints sans une participation populaire organisée à l’échelon local, tant pour formuler les propositions de chantier, que pour en assurer la mise en oeuvre, l’évaluation et le contrôle.
Des chantiers de service civil bien articulés entre eux dans les villages, entre les préfectures et à l’échelon national, permettront une distribution de revenus et, donc, une relance de la consommation et une accélération des échanges intérieurs.

Pour l’État, ce sera, la source indispensable de recréation d’une gestion des finances publiques et le moyen de réactiver une économie de production orientée vers la satisfaction du bien-être de la population. Ce sera aussi le moyen pour l’État de réorienter cette production de manière prioritaire vers le marché intérieur tout en identifiant de nouveaux axes d’exportation.

Que le gouvernement rwandais et les bailleurs de fonds s’entendent sur un programme progressif qui permette aux financements extérieurs dans un premier temps d’être très largement des dons, dans un deuxième temps un juste équilibre entre dons et prêts sans intérêts.

ANNEXE: PIECES JUSTIFICATIVES ET TABLEAUX

Note: ces documents ne sont inclus dans la version internet de ce rapport.

1. Fiches d’utilisation: licence émargée: importations de machettes et articles divers par ETS KABUGA FELICIEN et autres importateurs.

2. Engagements en devises pris par les anciennes autorités de la BNR après avril 1994.

3. Tableaux synthétiques d’importation militaire par rubriques, et par importateurs; tableau synthétique: importations de machettes et articles divers.

4. Transferts et achats d’armes: transferts vers l’Egypte, L’Afrique du sud, la Belgique, la France, la Chine.

 



A propos :

Michel Chossudovsky is an award-winning author, Professor of Economics (emeritus) at the University of Ottawa, Founder and Director of the Centre for Research on Globalization (CRG), Montreal, Editor of Global Research.  He has taught as visiting professor in Western Europe, Southeast Asia, the Pacific and Latin America. He has served as economic adviser to governments of developing countries and has acted as a consultant for several international organizations. He is the author of eleven books including The Globalization of Poverty and The New World Order (2003), America’s “War on Terrorism” (2005), The Global Economic Crisis, The Great Depression of the Twenty-first Century (2009) (Editor), Towards a World War III Scenario: The Dangers of Nuclear War (2011), The Globalization of War, America's Long War against Humanity (2015). He is a contributor to the Encyclopaedia Britannica.  His writings have been published in more than twenty languages. In 2014, he was awarded the Gold Medal for Merit of the Republic of Serbia for his writings on NATO's war of aggression against Yugoslavia. He can be reached at [email protected] Michel Chossudovsky est un auteur primé, professeur d’économie (émérite) à l’Université d’Ottawa, fondateur et directeur du Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) de Montréal, rédacteur en chef de Global Research.

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