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La « psychose » de Breivik, phénomène de la « guerre des civilisations »
Par Jean-Claude Paye
Mondialisation.ca, 25 mars 2012
voltairenet.org 25 mars 2012
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https://www.mondialisation.ca/la-psychose-de-breivik-ph-nom-ne-de-la-guerre-des-civilisations/29953

Les massacres sont un phénomène récurrent de notre post-modernité. Ils ne résultent pas uniquement des actions militaires de l’armée impériale et de ses « coalitions », mais aussi d’actes individuels. À travers ce que l’on continue d’appeler des faits divers, ils font partie de notre quotidien. Ces actes ne sont plus rejetés à l’extérieur de la société, mais intègrent son réel. Ainsi, les tueurs de masse ne sont pas porteurs de valeurs propres. Ils ne présentent pas non plus les caractéristiques d’une psychose « extraordinaire », mais seulement d’une « psychose ordinaire », celle qui est commune à l’ensemble de la société. Ces massacres constituent un simple passage à l’acte, un révélateur d’un enfermement collectif dans la virtualité de la « guerre des civilisations », c’est à dire dans un nouveau réel destiné à se substituer à la réalité des contradictions sociales.

Un massacre afin de combattre le « complot islamo-marxiste »

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Au XIXe siècle, Gustave Flaubert posait la question de l’influence des médias sur le comportement individuel. Il mit en scène une Madame Bovary qui trompe son mari pour se conformer aux romans à la mode. A chaque époque, les médias dominants véhiculent l’idéologie du moment. Au XXIe siècle, ils propagent celle de l’Empire : le « choc des civilisations », et produisent des Behring Breivik et des Mohamed Merah.

Remis le 29 novembre 2011, le rapport des psychiatres, sur l’auteur des attaques du 22 juillet en Norvège, était très attendu. Ce jeune homme avait fait exploser une bombe à Oslo, tuant huit personnes, avant de se rendre sur l’île d’Utoeya, où il avait assassiné 69 jeunes gens et blessé une centaine d’autres. Le rapport devrait influer sur la suite de l’affaire : un procès ou l’internement psychiatrique.

Le parquet norvégien, citant les conclusions des deux psychiatres, a annoncé que le prévenu était psychotique au moment des faits. Il aurait développé « une schizophrénie paranoïaque ». Si le tribunal rejoint l’opinion des experts, l’accusé ne pourra être considéré comme pénalement responsable et ne sera pas jugé.

L’absence de procès poserait problème à plus d’un titre. La lumière ne serait pas faite sur nombre de zones d’ombre du dossier, à savoir : la possibilité que le tueur n’ait pas été seul, hypothèse notamment liée au fait qu’il avait un walkie-talkie au moment où il a perpétré son acte [1], l’absence de forces de l’ordre sur l’île, l’incroyable lenteur de la police à se rendre sur les lieux ou le fait que le tueur n’ait pas été préventivement intercepté, alors que ses intentions étaient affichées sur le Net et qu’un achat de 6 tonnes d’engrais chimique, un classique en matière de terrorisme, avait été signalé.

Le procureur Svein Holden, a expliqué : « les experts ont décrit une personne qui se trouve dans un univers illusoire où toutes ses pensées et ses gestes sont régis par ses illusions » [2]. Il rejoint ainsi les positions de l’avocat d’Anders Behring Breivik. Ce dernier avait d’abord déclaré que son client était probablement « dément ». Ensuite, il avait préféré affirmer qu’il avait « sa propre perception de la réalité. »

Ces déclarations posent problème à plus d’un titre. Que Beiring Breivik ait une vision illusoire de la réalité ne peut lui être spécifique, puisque l’illusion accompagne toute perception. Cela ne peut le conduire à la psychose qui, elle, confond intérieur et extérieur, fusionne le sujet et l’objet, rendant ainsi impossible toute forme de conscience. Merleau-Ponty nous a montré que la perception, comme façon d’habiter le monde, repose nécessairement sur une croyance, autrement dit, sur une illusion. Cette théorie est complétée par Jacques Lacan. Ce dernier nous indique que dans l’hallucination psychotique la part de croyance dans le monde, accompagnant normalement les actions et les pensées, a été remplacée par une certitude absolue.

Des valeurs communes avec celles des médias

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Durant une décennie, Al-Jazeera a continué à faire vivre Oussama Ben Laden, pourtant mort et enterré publiquement en décembre 2001. Cette fiction était indispensable à la stratégie US de contrôle du leadership islamique. Elle a inspiré aussi bien les GI’s partis le combattre en Irak que des musulmans jihadistes partis à sa recherche en Afghanistan pour se mettre à son service.

Dans l’élaboration de son discours, Breivik ne se confond pas avec son objet. Il se représente, énonce sa vérité, ses valeurs. Il a ainsi une forme de conscience, ce qui n’est pas le cas du psychotique qui lui est entièrement parlé.

Non seulement Breivik a une vision de la réalité, mais, comme toute perception, elle est réflexive. Elle distingue, au contraire de la psychose, l’intérieur et l’extérieur en les articulant.

De plus, le dogme du complot islamo-marxiste ne lui est pas propre. Il s’agit là d’un paradigme largement répandu grâce au choc des cultures, notamment théorisé par l’ouvrage de l’États-unien Samuel Huntington [3]. Ainsi, l’hostilité à l’islam et au multiculturalisme n’est pas une valeur propre du prévenu. Combattre le complot islamo-marxiste fait partie d’une « guerre de civilisations ». Le conflit en Irak n’a-t-il pas été lancée par le président Bush, au nom de la « guerre du Bien contre le Mal » ? Le bombardement de la Libye par l’OTAN a été effectué au nom de l’amour des victimes de Kadhafi [4].

Behring Breivik a déclaré avoir commis ses « exécutions (…) par amour pour son peuple ». L’attentat doit ouvrir les yeux de la société sur «  la guerre du Bien contre le Mal », celle entre l’identité chrétienne et l’islamisation de l’Europe. Son action doit rendre visible l’invisibilité d’une guerre souterraine et doit nous réveiller. Le massacre rendrait transparent le danger islamiste. Tout en reconnaissant l’attentat, Breivik ne se s’estime pas coupable, car ce type d’action appartiendrait originairement aux « djihadistes » Cette procédure de renversement ne lui est pas propre. Au début, les médias se sont d’abord demandés s’il ne s’agissait pas d’un attentat islamiste. Ensuite, lorsqu’ils ont communiqué que l’auteur était un « Norvégien de type norvégien », nombre de ceux-ci ont accompagné cette information de l’assertion que cet « islamophobe » usait de la même rhétorique et des mêmes méthodes que les mouvements islamistes, l’attentat réalisé relevant d’ailleurs du même mode opératoire [5].

La croisade comme passage à l’acte

La spécificité du prévenu ne réside pas donc dans sa vision du monde, dans des valeurs ou un univers illusoire propres, mais dans le fait qu’il se sente investi d’une mission. Il se présente comme un croisé en guerre contre « l’invasion musulmane » et se considère comme « le chevalier le plus parfait depuis la Seconde Guerre mondiale » [6]. Behring Breivik s’inscrit bien dans la « guerre des civilisations ». Ce qui le distingue c’est la manière dont il reçoit le message. Il ne se situe plus dans le laissez faire ou le laisser dire, mais dans le passage à l’acte.

L’accusé s’offre comme fétiche, car il estime que l’attentat est « cruel mais nécessaire ». Il se constitue en symbole afin de se substituer lui-même à la réalité, c’est-à-dire interdire par là, à autrui et à lui-même, toute médiation symbolique. C’est lui, qui par son acte, est le porteur de la voix de l’invisible qu’il faut entendre, celle de la guerre « cosmique ». Il se pose comme maître du discours et fusionne simultanément deux positions, celles du bourreau et de la victime émissaire. Il correspond ainsi parfaitement à l’antinomie propre à la structure perverse, désarticulée entre la revendication d’un moi fort et le phantasme qui situe le sujet comme objet, celui de la « guerre des civilisations ». Le prévenu garde en effet une part de conscience. Sa « folie » résulterait du caractère impératif de l’acte et du fait que, enfermé dans une structure perverse, il se pose en concurrence avec le « monopole de la violence légitime »que s’octroie l’État.

Un rapport psychiatrique controversé

Suite aux déclarations du procureur, les Norvégiens se posent une question : « Peut-on être considéré comme instable psychologiquement en planifiant des meurtres pendant des années et avec une telle minutie ? » [7].

Dans une lettre publiée par le tribunal d’Oslo, les avocats de 56 survivants et proches de victimes ont également mis en question le diagnostic rendu par les deux psychiatres et validé ensuite par une commission médico-légale. « Plusieurs des parties civiles qui l’ont vu à Utoeya l’ont trouvé cynique et rationnel et jugent que cela est peu compatible avec le fait qu’il serait psychotique » [8], ont écrit les avocats. La résistance des familles des victimes, ainsi que du personnel psychiatrique, attaché au suivi du prévenu, ont rendu caduque la thèse de la psychose déclenchée puisque le tribunal d’Oslo a ordonné, le vendredi 13 janvier 2012, une nouvelle expertise psychiatrique d’Anders Behring Breivik [9].

Cependant, le tribunal n’a pas abandonné toute perspective de psychiatriser et, ainsi, de ne pas juger le prévenu. Lors de la conférence de presse, annonçant leur décision d’ordonner un nouveau rapport, les juges ont indiqué que les experts « devront entre autres chercher d’autres souffrances physiques ou psychiques qui peuvent expliquer la façon dont l’accusé fonctionne ».

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Jeune homme romantique et naïf, Anders Behring Breivik a cru les médias et les leaders politiques occidentaux. Ils ont fait de lui un meurtrier de masse.

Une psychose ordinaire

Ce que les psychiatres ont nommé comme psychose déclenchée ou extraordinaire n’est rien d’autre que la psychose ordinaire [10] envahissant actuellement nos sociétés. La « guerre du Bien contre le Mal » est bien la création d’un nouveau réel, devant se substituer à la réalité des contradictions sociales d’ordre économique et politique. Cette psychose ordinaire [11], telle qu’elle est décrite par Jacques Alain Miller, n’est pas propre au prévenu, c’est une psychose de masse existant à une époque où la parole n’opère plus sa fonction de coupure entre la chose et son énonciation. Enfermé dans l’image qui fusionne ces deux éléments, le sujet n’est plus parlant, mais parlé.

Des tueurs de masse, agissant à titre personnel et non reconnus par une puissance publique, spécifient la post-modernité. L’exemple le plus marquant reste l’attentat d’Oklahoma City en 1995 [12] tuant 168 personnes et faisant plus de 680 blessés. Les meurtres de masse sont devenus de plus en plus fréquents depuis deux décennies [13]. Ils sont commis par des adolescents et des jeunes adultes et se terminent généralement par le suicide de leurs auteurs. Breivik Beihring fait donc exception sur ce dernier point. La mort des tueurs éteint automatiquement l’action publique à leur encontre. Le fait que Breivik n’ait pas mis fin à ses jours se présente comme une occasion unique d’avoir un débat sur cette question de société.

C’est à cette éventualité que les « experts  » ont fermé la porte, en répondant parfaitement à ce que l’on attendait d’eux. L’accusation aurait fait face à un individu en grande partie conscient, dont le tort ne réside pas dans ses valeurs, mais seulement dans leur mise en application en concurrence avec le monopole de la violence étatique.

Juger le tueur norvégien aurait impliqué de s’opposer à son discours, celui, dominant au niveau médias, du « choc des cultures ». Refuser le jugement est au contraire placer l’acte hors du droit, le rejeter dans le non lieu. C’est en faire une anomie, un enfermement dans le réel hors de la constitution imaginaire de la société. Déclarer irresponsable le prévenu s’inscrit dans une structure perverse de déni de la psychose sociale. Ne pas juger Breivik fait obstacle à ce qu’une parole puisse se dire et briser l’enfermement dans ce nouveau réel. Il s’agit de nous conforter dans l’abandon à la « guerre des civilisations ».

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