La stratégie russe dans le chaos syrien

Vers une puissance globale, levier de la multipolarité onusienne ?

Après une transition postcommuniste désastreuse la réduisant au rang de puissance régionale, la Russie s’inscrit au Moyen-Orient dans une stratégie de long terme axée sur son retour comme grande puissance, contre les menaces issues des radicalités politiques et religieuses manipulées par Washington. Cette dernière est suspectée par Moscou de créer, conformément à la doctrine Brzezinski, une « ceinture verte » islamiste antirusse, autrefois antisoviétique (muslim belt), pour achever son encerclement. Malgré la fin de la guerre froide, la ligne russe exprime donc une continuité historique avec le soviétisme.

Depuis l’élection de Vladimir Poutine, le 26 mars 2000, la Russie opère une reconstruction accélérée de sa puissance (derjava). Dans un monde qu’elle voudrait multipolaire et soumis aux lois internationales, elle cherche à s’affirmer en nouant des alliances avec les puissances émergentes (Chine, Inde, Iran) et en s’opposant à l’unipolarité américaine. Cette configuration explique son implication dans la gouvernance mondiale en vue de réduire la conflictualité au Moyen-Orient et d’œuvrer à sa stabilité, sur la base de la légalité onusienne promue par un puissant axe eurasien. En cela, la Syrie est une pièce clé de la stratégie russe sur l’échiquier moyen-oriental.

Dans un environnement jugé hostile, la ligne russe suit une logique défensive visant à protéger ses intérêts nationaux et ses positions sur la scène extérieure. La chute imminente du président Assad a justifié son offensive en Syrie, le 30 septembre 2015, car Moscou risquait d’être exclue d’une région stratégique – avec la perte de sa base navale de Tartou lui ouvrant, avec celle de Sébastopol, l’accès aux mers chaudes. En outre, la Syrie est l’allié historique de la Russie soviétique et le symbole de son statut de superpuissance amie des États non alignés, face à l’impérialisme américain. Longtemps sur le déclin, la Russie revancharde ne pouvait plus reculer. Le caractère stratégique de l’État syrien sur l’échiquier arabe tient à sa place au cœur des circuits énergétiques et des stratégies d’alliance. Il est donc logique que la radicalisation de la révolution syrienne coïncide avec le choix, en juin 2011, du projet gazier iranien (prorusse) – au détriment du projet qatari (pro-américain) – par Bachar Al Assad devenu, dès lors, pour la coalition arabo-occidentale pro-sunnite, « l’ennemi à abattre ». C’est à partir de là que la déferlante djihadiste, soutenue par les puissances sunnites régionales, s’abat sur la Syrie et que le conflit perd sa nature révolutionnaire en s’internationalisant, dans le cadre d’une guerre de l’information.

La Syrie est un pivot verrouillant la stabilité du Moyen-Orient et le point névralgique où s’affrontent axes sunnites et chiites, par puissances – et stratégies énergétiques – interposées. Le vieux diplomate de la guerre froide E. Primakov – le « Lawrence d’Arabie soviétique » – l’avait compris et renforcé l’inflexion arabe de la ligne russe en vue d’une coalition anti-hégémonique. En tant qu’avant-poste russe au Moyen-Orient, le pivot syrien équilibre la présence américaine – et ses bases – au cœur des dictatures sunnites du Golfe.

Structurellement, la stratégie russe en Syrie vise à neutraliser la menace islamiste surfant sur les courants antirusses soutenus par l’Occident et gangrenant les régions musulmanes de l’ex-URSS : Asie centrale, Volga et Caucase. Depuis l’amorce du printemps arabe en 2011, l’ancien espace soviétique est devenu un pourvoyeur de djihadistes trouvant au Moyen-Orient un terrain favorable à leur formation. Un fait inquiétant est la précarisation de la population russe musulmane (20 millions), ciblée par l’idéologie « sociale » de l’islam radical. Pour Poutine, la chute d’Assad enfanterait un hiver islamiste.

La crise syrienne est une forme dérivée – sous le vernis religieux – des révolutions néolibérales sous supervision américaine ayant grevé la périphérie postsoviétique, dans les années 2000, en vue de placer des dirigeants dociles et de poursuivre le reflux (rollback) de la puissance russe amorcé à la fin de l’URSS en 1991 – et succédant à son endiguement (containment).

L’ingérence extérieure, via l’activisme d’ONG et le soutien dollarisé de groupes radicaux ou paramilitaires, a été décisive dans la déstabilisation des régimes prorusses en zones arabe et postsoviétique. En Syrie, il s’agit pour Moscou d’apparaître comme un État fort, capable d’annihiler – via le hard ou soft power   – toute contestation des régimes autoritaires (dont russe) de l’ex-URSS. Dans la vision russe, le chaos syrien est le produit d’une révolution alimentée de l’étranger par la politisation du religieux, sous l’impulsion des monarchies pétrolières du Golfe flirtant avec le radicalisme islamique – sous bienveillance occidentale.

L’objectif de Moscou en Syrie est d’affirmer son retour sur la scène mondiale comme puissance globale capable, d’une part, de contribuer à la résolution d’un conflit majeur (via les processus de Genève et d’Astana), d’autre part, de s’opposer à l’unilatéralisme armé de l’hyperpuissance américaine (via le Conseil de sécurité de l’ONU). Dans ce cadre, il vise à établir une gouvernance multipolaire plus démocratique et représentative, intégrant la voix des grandes puissances émergentes – le contrepoids eurasien – et privilégiant les mécanismes onusiens.

Moscou rejette les ingérences droit-de-l’hommistes ayant pour conséquence – à l’instar du Moyen-Orient, en Irak (2003) et Libye (2011) – de détruire les structures étatiques, de déstabiliser des régions et de créer des conflits génocidaires. Il dénonce l’instrumentalisation des révolutions politiques (néolibérales), religieuses (islamistes) et nationalistes (identitaires) pour justifier – via l’Otan – une intervention militaire et verrouiller les évolutions géopolitiques. Visant désormais l’espace postsoviétique, ces révolutions sont définies par la doctrine de sécurité russe comme des « menaces majeures ».

Au final, la Russie veut apparaître en Syrie comme un facteur d’ordre, réhabilitant les régulations étatiques et prônant une vaste coalition contre les nouvelles menaces globales, terroristes et hybrides.

Une forme de Realpolitik, au nom de la paix au Moyen-Orient.

Jean Geronimo

 

Négociations en cours

Un nouveau cycle de négociations concernant l’avenir syrien s’est ouvert, mardi 28 novembre, sous l’égide des Nations unies, à Genève, pour tenter de faire dialoguer les composantes de l’opposition syrienne et les forces gouvernementales.

Jean Geronimo : Docteur en économie, spécialiste de la pensée économique et géostratégique russe



Articles Par : Jean Géronimo

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