La Turquie s’apprête à saisir des zones tampon en Syrie avec l’aide des Etats-Unis

Après avoir rejoint la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie la semaine passée, la Turquie s’apprête à saisir des zones tampon en Syrie avec l’aide de milices oppositionnelles syriennes et le soutien aérien des USA. Cette escalade fait suite à des semaines de pourparlers entre Ankara et Washington, et une conversation téléphonique entre le président turc Tayyip Erdogan et le président américain Barack Obama.

« Avec la Turquie on discute une collaboration pour défendre des partenaires au sol dans le Nord de la Syrie qui combattent l’EI, » a confié au Wall Street Journal un haut responsable américain anonyme. « L’objectif est d’établir une zone débarrassée de l’EI afin de garantir une meilleure sécurité et une stabilité le long de la frontière turco-syrienne. »

L’armée de l’air américaine utilise actuellement les bases turques d’Incirlik et de Diyarbakir pour bombarder l’EI en Syrie et en Irak. Selon la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), « L’autorisation accordée aux Américains d’utiliser la base aérienne d’Incirlik pour effectuer des attaques contre l’EI est liée au (supposé) projet turc d’instaurer une zone d’exclusion aérienne de 90 kilomètres de long et d’environ 50 kilomètres de profondeur au Nord de la Syrie. »

Les responsables turcs et américains ont dit au Journal que la planification de l’intervention était en cours. Des forces américaines et turques assureraient un soutien aérien aux milices syriennes. Les stratèges sembleraient craindre que ces milices ne réussissent cependant pas à tenir la zone, ce qui pourrait pousser la Turquie à intervenir directement pour s’emparer de la zone tampon en Syrie.

La préparation d’une intervention américano-turque en Syrie marque une escalade majeure dans le re-division du Moyen-Orient menée par les puissances impérialistes. Alors que l’intervention vise ostensiblement l’EI, elle vise également le régime du président syrien Bachar al-Assad et les forces kurdes dans le Nord de la Syrie et de l’Irak, limitrophes de la Turquie.

Les projets d’Ankara de s’emparer de territoires syriens avec l’appui américain représentent une violation flagrante de la souveraineté syrienne. Les gouvernements américain et turc, qui ont déjà déclaré vouloir un changement de régime en Syrie « s’attendent tous deux à ce que cette nouvelle phase de la campagne fasse pression sur M. Assad, » a rapporté le Journal.

Des détails des projets américano-turcs ont filtré après qu’Assad ait reconnu ce week-end lors d’une allocution télévisée à la nation que l’armée syrienne manquait de soldats. Les spéculations vont bon train comme quoi l’Iran, le principal soutien d’Assad au Moyen-Orient, pourrait également réduire son aide à Assad après la signature de ses récents accords nucléaires avec Washington.

L’accord finalisé entre Washington et Ankara est fondé sur un échange sordide. Moyennant la participation d’Ankara à la guerre contre l’EI, Washington donne le feu vert aux attaques contre les organisations kurdes qui, jusqu’alors, se trouvaient en première ligne de la lutte contre l’EI et jouissaient du soutien militaire des Etats-Unis.

La principale cible des attaques turques ce week-end n’était pas l’EI mais le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et sa filiale syrienne, le PYD/YPG. L’armée de l’air turque a affirmé avoir attaqué des positions de l’EI sans avoir violé l’espace aérien syrien, mais elle a profondément pénétré le Nord de l’Irak pour bombarder le PKK. Selon des informations fournies par la YPG, confirmées par l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme, des chars turcs ont attaqué ses positions dans le village de Zur Maghar dans le Nord de la Syrie. Ankara a nié avoir ciblé le PYD/YPD.

Ankara a ainsi mis fin à son processus de paix avec le PKK qui dure depuis six ans, craignant que la montée en puissance des Kurdes ne menace ses intérêts. Le quotidien FAZ a cité une récente étude réalisée par le Centre d’études stratégiques sur le Moyen-Orient dont le siège est à Ankara : « Sans une intervention militaire de la Turquie (en Syrie), il est fort possible que les Kurdes arrivent à conquérir le territoire existant entre les villes (sous contrôle kurde) d’Afrin et de Kobané en Syrie. »

« Une zone entièrement contrôlée par les Kurdes d’Irak à l’est à Syrie, à l’ouest », écrit le FAZ, « couperait toutefois la connexion géographique entre la Turquie et le monde arabe ». Face au danger croissant d’ «un Etat kurde indépendant émergeant de la décomposition de l’Etat irakien », Ankara voulait « au moins bloquer l’émergence d’une nouvelle zone contiguë sous contrôle kurde en Syrie ».

Les attaques d’Ankara en Syrie et dans le nord de l’Irak va de pair avec la répression interne en Turquie. Des centaines de personnes ont été arrêtées ce week-end, dont des partisans du PKK, des partisans de l’EI, et des militants politiques.

Dimanche soir, le gouvernement a interdit une marche de la paix à Istanbul du Parti démocratique populaire (HDP) prokurde pour commémorer les victimes de l’attentat de Suruç. A Suruç, un kamikaze a tué 32 personnes et en a blessé environ 100 personnes qui avaient prévu de se rendre à la ville syrienne-kurde de Kobani pour aider à la reconstruction. Le gouvernement s’est emparé de l’attentat pour justifier la guerre avec EI.

Les attaques en Syrie et de la répression interne constituent aussi une réponse du Parti de la Justice et du Développement (AKP) du président Tayyip Erdogan à une profonde crise politique. L’AKP, au pouvoir depuis 2002, a perdu sa majorité absolue au Parlement en juin, lorsque le HDP kurde a franchi le seuil des 10 pour cent, accédant ainsi à la représentation parlementaire. Le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, a jusqu’au 23 août pour trouver un partenaire de coalition, ce qu’ il n’a pas pu faire jusqu’à présent. Erdogan pourrait se voir forcé de convoquer de nouvelles élections.

De nombreux observateurs estiment qu’en intervenant en Syrie et en attaquant le PKK, qui riposte avec des attaques en Turquie, Erdogan compte provoquer une hystérie sur la guerre et le terrorisme pour permettre à l’AKP d’obtenir une majorité parlementaire dans de nouvelles élections.

La croissance économique turque, qui garantissait auparavant à l’AKP ses majorités parlementaires, est sévèrement touchée. L’objectif d’une croissance de 4 pour cent en 2015 ne sera pas atteint, et la projection pour 2016 n’est que 3 pour cent. Les guerres régionales, les sanctions contre la Russie, et la chute des prix mondiaux ont réduit les recettes d’exportation et touristiques. En outre, l’afflux de 2 millions de réfugiés en provenance de Syrie et de l’Irak aurait coûté $ 6 milliards jusqu’ici.

Erdogan et l’AKP sont confrontés à une impasse en politique étrangère. Leur perspective de devenir la première puissance régionale du Moyen Orient, dans la tradition de l’Empire ottoman, a subi son premier revers majeur il y a deux ans, lorsque l’armée égyptienne a renversé le président Mohammed Mursi, dont les Frères musulmans étaient alliés à l’AKP.

En Syrie, Ankara a tenté de renvserser Assad. Comme Washington, Ankara a d’abord soutenu l’opposition, y compris EI, qui a pu fonctionner presque sans entrave en Turquie. Lorsque l’EI est entré en Irak et menacé le régime de Bagdad, Washington a fait volte-face et a commencé à bombarder l’EI. Tout en maintenant son objectif de renverser Assad, Washington a commencé à soutenir les ennemis de l’EI. Ankara n’a pas suivi ce changement de politique, craignant l’émergence d’un Etat kurde indépendant dans le Nord de l’Irak et en Syrie.

Ankara se lance maintenant dans une tentative incendiaire de résoudre ses divergences avec Washington, provoquées par l’aggravation de la crise au Moyen-Orient, par l’escalade militaire.

Cette stratégie fait monter des tensions au sein de l’OTAN. Washington soutient les attaques contre le PKK, et la Maison Blanche a publié une déclaration selon laquelle la Turquie peut bien se défendre contre les attaques terroristes des Kurdes.

Mais ceci a soulevé de fortes tensions en Europe. La chancelière allemande Angela Merkel et la ministre de la Défense, Ursula von der Leyen, ont appelé à la Turquie à ne pas mettre en danger le processus de paix avec les Kurdes. Berlin arme les milices kurdes irakiennes peshmergas, et ce faisant arme indirectement les Kurdes syriens, et forme également leurs combattants.

L’éditorial du Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) décrit les différences entre l’Amérique et l’Europe comme «tout à fait majeures ».

« Apparemment Washington accepte le prix d’une escalade du conflit kurde par la Turquie pour avoir plus de puissance de feu contre EI », écrit Nikolas Busse. « En revanche, les Européens sont plus axés sur le processus de paix entre Ankara et les Kurdes, même s’il n’a pas beaucoup progressé récemment. … Il vaudrait mieux que cette désunion transatlantique ne soit pas poussée à la limite ».

Une conférence de l’OTAN s’est déroulée hier à l’initiative de la Turquie pour discuter de ces différences.

Peter Schwarz



Articles Par : Peter Schwarz

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