Lac-Mégantic : Catastrophe ferroviaire, tragédie et criminalité des entreprises

La déréglementation et la ruée vers les hydrocarbures poussent les entreprises à prendre des risques toujours plus grands

Cinq jours après le déraillement et l’explosion à Lac-Mégantic au Québec d’un train transportant du pétrole brut, la petite municipalité rurale présente le visage de la désolation. Son centre-ville calciné ressemble à un lieu de sacrifice. Cinquante personnes y ont trouvé la mort, ce qui en fait l’une des pires catastrophes de l’histoire récente du Canada.

Dans la foulée de l’explosion, politiciens et éditorialistes ont souligné l’indécence qu’il y aurait à politiser l’événement et à en rechercher les causes profondes. Le deuil est permis, mais pas une analyse approfondie. En avril dernier, dans le cadre d’une tentative de perpétrer un attentat à la bombe, le premier ministre Harper avait même inventé une nouvelle expression maladroite, « se rendre coupable de sociologie » pour se moquer de la recherche de la racine des événements tragiques.

Mais de s’en tenir à qualifier l’explosion de Lac-Mégantic de tragédie revient à la réduire aux proportions d’un simple accident causé par une erreur humaine ou une défaillance technique, et à nous empêcher d’attribuer plus largement les responsabilités. Or on doit aux disparus de comprendre exactement pourquoi elle s’est produite, et comment on pourrait empêcher qu’une telle chose ne se reproduise dans l’avenir.

Alors voici ma modeste contribution sociologique. L’explosion de Lac-Mégantic n’est pas seulement une tragédie, C’est la scène d’un crime perpétré par une entreprise. On ne parviendra pas à trouver la preuve des causes profondes de cet événement dans la boîte noire du train, ou en interrogeant le conducteur qui a quitté son convoi avant que les wagons ne s’emballent et débouchent hors de contrôle au coeur de cette petite ville. Pour ce faire, il faudra examiner comment Lac-Mégantic s’est retrouvée au coeur d’une tempête parfaite de cupidité, de déréglementation et de course à l’énergie poussant les entreprises à prendre des risques de plus en plus grands avec l’environnement et la vie humaine.

Le pétrole brut transporté par la société américaine Montreal, Maine and Atlantic Railway – du pétrole de schiste en provenance du Dakota du Nord – serait jamais passé par Lac-Mégantic il y a cinq ans. Entre-temps, il s’est produit une explosion de la production d’énergie sale non conventionnelle alors que les entreprises exploitant les combustibles fossiles ont cherché à remplacer le pétrole et le gaz conventionnels par de nouvelles sources, plus difficiles à découvrir, plus sales à exploiter, et plus difficiles à transporter.

Qu’il s’agisse du pétrole extrait des sables bitumineux de l’Alberta ou des formations de schiste des États-Unis, ces sources sont si destructrices et dégagent tellement de gaz à effet de serre que d’éminents chercheurs en sont venus à la conclusion suivante : pour éviter un emballement des changements climatiques, il est préférable qu’ils restent sous terre.

Ce n’est pas la moindre des ironies que le Québec soit actuellement une des rares juridictions à avoir interdit le recours à la technique de la fracturation hydraulique utilisée pour extraire le pétrole en provenance du Dakota qui a dévasté Lac-Mégantic.

Mais les entreprises qui exploitent les énergies fossiles, stimulées par la taille de leurs profits, ont développé une stratégie tous azimuts pour exploiter ce pétrole et l’acheminer jusqu’aux marchés. C’est une des raisons qui expliquent l’augmentation aussi massive qu’imprudente des volumes de pétrole transportés par rail. En 2009, au Canada, les volumes transportés n’étaient que de 500 wagons. Cette année, ils atteindront les 140 000 wagons.

Le transport ferroviaire de leur produit a également constitué une assurance contre le pire cauchemar des pétrolières, l’émergence d’un mouvement à l’échelle du continent pour empêcher toute utilisation des pipelines pour assurer le transport du pétrole extrait des sables bitumineux.

Un groupe d’industriels canadiens cherche à construire un lien ferroviaire de 2 400 km pour acheminer 5 millions de barils de pétrole bitumineux depuis l’Alberta jusqu’en Alaska. Les entreprises le transportent également par camion et songent à utiliser des péniches pour le transport par les voies fluviales. Le nouveau credo de l’industrie se résume à ceci : par quelque moyen que ce soit.

L’imprudence téméraire de ces entreprises n’est pas le fruit du hasard. Le néolibéralisme des trente dernières années a amené le gouvernement canadien et plusieurs autres à éliminer toutes les normes qu’ils s’étaient données en matière de protection de l’environnement, de protection des travailleurs, de sécurité publique et de surveillance, tout en ouvrant aux entreprises de nouveaux champs très lucratifs en privatisant des activités ou des biens jusque là publics.

Le secteur ferroviaire au Canada n’a pas échappé à ce mouvement. Jusqu’au milieu des années 1980, le transport par train était largement aux mains du gouvernement et encadré par une réglementation très rigoureuse. Lorsque le gouvernement progressiste conservateur Mulroney, largement inspiré par les méthodes de Mme Thatcher, eut achevé son oeuvre de réforme, il était déréglementé et les entreprises avaient réécrit les règles de sécurité. Allait s’ensuivre un long épisode de réduction des coûts, de mises à pied massives, d’accélération des opérations, et éventuellement de privatisation complète des chemins de fer.

Le gouvernement libéral poursuivit sur cette lancée en remettant entre les mains des entreprises le soin d’administrer elles-mêmes la règlementation qui restait. Un rapport rendu public en 2007 annonçais la suite des choses : le système ferroviaire canadien courrait tout droit vers le désastre.

Il ne faut donc pas se surprendre que les magnats du pétrole et des chemins de fer soient parvenus à tourner les coins ronds en toute liberté. Ils utilisent des vieux wagons-citernes pour transporter le pétrole malgré que les agences concernées aient informé le gouvernement fédéral il y a une vingtaine d’années que leur utilisation posait des risques inacceptables. Un rapport plus récent de ces mêmes autorités fédérales rappelait au gouvernement fédéral que ces wagons étaient vulnérables et pouvait être à l’origine de déversements catastrophiques de produits dangereux, Le gouvernement fédéral ferma les yeux. Et, pour couronner le tout, le gouvernement fédéral accorda l’an dernier à la Montreal, Maine and Atlantic Railway, l’autorisation de faire rouler ses trains avec un seul conducteur à bord.

Tout cela pour dire qu’il ne suffira pas de découvrir si un frein a fait défaut le soir de la catastrophe ou s’il s’agit d’un cas de règlementation trop permissive. Le débat devrait porter sur un tout autre genre de frein, celui qu’il faut appliquer à la folle recherche de ressources infinies, à l’emballement d’entreprises devenues d’une imprudence téméraire, sur une planète fragile et aux ressources limitées.

La classe politique canadienne ne sera pas enchantée par les leçons à tirer de cette expérience. Le gouvernement doit recommencer à encadrer sévèrement les entreprises, en recourant à une combinaison d’incitatifs, de mesures fiscales et de sanctions. Et l’affaire ne s’arrêtera pas au seul transport des produits pétroliers qui demeurera périlleux par rail ou par pipeline. Il va falloir prendre rapidement nos distances avec une économie fondée sur dépendance trop lourde à l’énergie. Ce n’est pas par une enquête publique qu’on parviendra à ce résultat, mais par des mouvements sociaux bruyants qui imposeront aux gouvernements la mise à l’agenda de cette question.

C’est pourquoi la meilleur réponse à la catastrophe de Mégantic s’est produite à Fairfield dans le Maine, à 160 km de la frontière canadienne, lorsque des citoyens ont été arrêtés pour avoir tenter de bloquer le passage d’un train qui transportait lui aussi du pétrole extrait par fracturation hydraulique provenant du même champ pétrolifère du Dakota du Nord.

Leur message nous invitait à réduire notre dépendance au pétrole. Pas à moyen terme. Dès maintenant. Ce serait le plus bel hommage que ceux qui n’ont jamais connu les victimes de Lac-Mégantic pourraient leur rendre.

 Martin Lukacs

 

Version originale en anglais :

http://www.guardian.co.uk/environment/true-north/2013/jul/11/1?CMP=twt_gu

Traduction : Richard Le Hir, Vigile.net

 

 

 



Articles Par : Martin Lukacs

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