L’Affaire de Margerie mort dans un accident d’avion en Russie : Un embarras TOTAL

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Les causes du décès inopiné de Christophe de Margerie, le PDG de la pétrolière française TOTAL, survenu à l’aéroport Vnoukovo de Moscou il y a maintenant plus de trois semaines, n’ont pas encore été élucidées. En raison de ressemblances troublantes avec les circonstances du décès en 1962 d’une figure emblématique de l’industrie pétrolière, Enrico Mattei, l’hypothèse d’un attentat s’est rapidement imposée.

L’article que j’ai consacré à cette affaire, écrit à l’origine pour le site québécois Vigile.net, a été rapidement repris en Europe, notamment en Franceau Moyen-Orient et au Canada.

Ayant débuté ma carrière au service des Affaires publiques d’Esso à Montréal au milieu des années 1970, je me suis familiarisé très tôt avec les enjeux de l’industrie pétrolière à l’échelle mondiale. C’est l’époque du premier choc pétrolier. Les principaux pays producteurs se sont organisés en cartel au début des années 1960 pour contrecarrer l’influence des grandes entreprises majoritairement états-uniennes sur les prix. Majoritairement arabes, ils vont profiter de la guerre du Kippour en 1973 pour décréter un embargo sur les exportations de pétrole à destination des pays qui soutiennent Israël. L’effet à la hausse sur les prix est immédiat, et les membres du cartel ne relâcheront plus jusqu’à aujourd’hui l’emprise qu’ils se sont donnés sur les marchés mondiaux en s’imposant des quotas volontaires de production.

En 1975, les bureaux d’ESSO à Montréal sont situés dans le grand complexe de la Place-Ville-Marie. Un cinéma d’essai jouxte le groupe d’ascenseurs dédié au service de l’immeuble où mon bureau et situé. Arrive à l’affiche le film que le grand réalisateur italien Francesco Rosi vient de consacrer à l’Affaire Mattei dont j’ai vaguement entendu parler. J’en profite pour le voir. J’en ressors très impressionné et complètement fasciné par le sujet. Je reverrai ce film plusieurs fois au cours des années avec un intérêt sans cesse renouvelé avec l’approfondissement de mes connaissances de l’industrie pétrolière et des enjeux géopolitiques que soulèvent ses activités.

J’ai donc tout de suite vu, à l’annonce du drame de Moscou, le lien qui pourrait être établi avec l’Affaire Mattei s’il fallait que ses circonstances soient suspectes, ce qui n’est toujours pas confirmé. Dans mon premier article, j’ai évoqué les déclarations de Christophe de Margerie sur l’opportunité de découpler le pétrole du dollar US en les rapprochant de paroles et de gestes au même effet prononcés et posés par Dominique Strauss-Kahn alors qu’il était directeur général du FMI, et par Mouammar Kadhafi, le leader libyen éliminé par les forces de l’OTAN en 2011.

Au cours des dernières semaines, d’autres esprits curieux en Europe et aux États-Unis se sont penchés sur cette piste et ont retracé toutes les déclarations de Christophe de Margerie au cours des deux dernières années dans lesquelles il s’est trouvé à s’opposer aux points de vue ou aux volontés des États-Unis, non seulement sur le rôle exagéré du dollar dans le commerce international du pétrole, mais aussi sur le rattachement de la Crimée à la Russie, sur la sortie de la Russie du G8, sur la livraison ou non des navires de guerre Mistral par la France à la Russie, sur la volonté de l’UE de réduire sa dépendance gazière vis-à-vis de la Russie, sur l’inopportunité pour les États de prendre en otage leurs entreprises privées pour régler leurs différends politiques, sur l’inopportunité de traiter la Russie en ennemi lorsque l’Europe en dépend pour ses approvisionnements gaziers, et enfin sur l’inopportunité et l’inefficacité des sanctions adoptées contre la Russie.

Bref, il n’a raté aucune occasion de se taire ni de faire activement cabale contre les desseins des États-Unis auprès de tous ses interlocuteurs. Et comme il s’agissait du chef d’une des plus grandes entreprises mondiales dont le champ d’activité et la personnalité très forte le mettaient en rapport avec des chefs d’État et des décideurs du monde entier aux plus hauts niveaux dans les domaines de l’industrie et de la finance, et qu’il jouissait en outre d’entrées privilégiées au Kremlin, il constituait sans aucun doute une menace directe pour les intérêts des États-Unis.

Dans un ouvrage publié ces jours-ci aux États-Unis, The Colder War (Une guerre froide encore plus froide), dont la thèse centrale a été validée ces jours derniers par nuls autres qu’Henry Kissinger et Mikhaïl Gorbatchev, l’auteur, Marin Katusa, responsable principal de l’élaboration des stratégies de placement dans le secteur de l’énergie chez Casey Research, une firme réputée pour la qualité de ses analyses, évoque le sort de ceux qui ont osé défier la suprématie du dollar, et décrit dans des termes quasi-apocalyptiques celui qui attend les États-Unis advenant le découplage du pétrole avec le dollar US :

« Le pétro-dollar joue un rôle déterminant dans le système actuel. Et je serai même encore plus clair ! La seule chose qui tient encore les États-Unis au sommet de l’univers aujourd’hui est le pétro-dollar. Si le régime du pétro-dollar s’effondre, il en va de même du statut de super-puissance des États-Unis. »

De là à supprimer Christophe de Margerie, il y a tout de même une marge, me direz-vous. Or l’histoire des soixante dernières années regorge toutefois de cas où les États-Unis n’ont pas hésité à passer aux actes, à commencer justement par Enrico Mattei.

Il se trouve également qu’un journaliste d’enquête américain réputé, Wayne Madsen, ancien officier de la marine américaine et spécialiste des questions de sécurité nationale, invité à plusieurs reprises à témoigner en tant qu’expert par la Chambre des représentants aux États-Unis, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, et une commission judiciaire française sur le terrorisme, passait récemment en revue les cas où les États-Unis avaient délibérément orchestré des accidents aériens pour se débarrasser de personnalités politiques gênantes, et encore tout récemment d’Eduardo Campos, le colistier de Dilma Rousseff lors de la dernière campagne présidentielle au Brésil.

Sa liste des victimes des États-Unis est un véritable « Who’s who » de la politique internationale et nationale des États-Unis des soixante dernières années. On y retrouve en effet les noms de Dag Hammarskjold, secrétaire général des Nations Unies dans les années 1960, Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, en 1994, Francisco sá Carneiro, premier ministre du Portugal, en 1980, Muhammad Zia Ul-Haq, président du Pakistan, en 1988, Sanjay Gandhi, candidat au poste de premier ministre de l’Inde, en 1980, et même des personnalités américaines comme Walter Reuther, président du très puissant (et très redouté par la droite) syndicat des Travailleurs unis de l’automobile, en 1970, l’ancien sénateur du Texas John Tower qui avait à plusieurs reprises osé défier l’extrême droite du parti Républicain, en 1991, et Paul Wellstone, senateur du Minnesota, coupable du même délit de lèse-extrême-droite, en 2002.

Selon Madsen, tous ces « accidents » d’avion portaient la signature d’au moins une des seize agences états-uniennes de renseignement, et visaient à éliminer des personnalités dont les agissements menaçaient les fondements de l’Empire Américain.

Un article paru il y a quelques jours sur le site WikiStrike prétend en outre que les Russes en seraient arrivés à conclusion que Christophe de Margerie aurait été assassiné par la CIA. En effet, leur agence de renseignement, le FSB, aurait

« […] découvert des contradictions inexplicables “entre les informations récupérées à partir des boites noires de l’avion et les informations de la tour de contrôle publiées qui ont montré que cet avion a été ” subrepticement dirigé “dans la trajectoire du chasse-neige qui roulait sur une autre piste, dont il a été rapporté que le conducteur était sobre, et l’avocat a déclaré que son client “souffre d’une maladie cardiaque aiguë ; il ne boit pas du tout et il y a des amis et les parents qui peuvent témoigner de cela.”

Concernant les “actions et les motivations des acteurs étatiques” [euphémisme du FSB pour désigner la Central Intelligence Agency ( CIA )] en cherchant à assassiner Christophe de Margerie, ce bulletin dit, que s’était dû à la réunion qu’il venait de conclure avec le Premier ministre Dmitri Medvedev, dans lequel Total et son partenaire, le plus grand producteur de pétrole et de gaz indépendant de Russie Novatek , commenceraient la vente de pétrole et de gaz naturel liquide (GNL) en euros ou en roubles, et non en Dollars US (aussi appelés pétrodollars).

Le FSB note que Total et Novatek ont ensemble un projet de 21 000 000 000 € (27 milliards de dollars) pour développer un projet de GNL Yamal dans l’Arctique russe, qui devrait commencer à produire en 2017. Les réserves du champ sont estimées à environ l’équivalent de 800 millions de barils de pétrole, à partir de laquelle les deux sociétés pourraient un jour produire autour de 15 millions de tonnes par an de GNL (gaz naturel liquide). […]

Il va de soi que ces hypothèses sont connues du gouvernement français et de la nouvelle équipe dirigeante de TOTAL qui jusqu’ici se comportent comme si de rien n’était.

Quelques jours après le décès de Christophe de Margerie, le président Hollande se rendait en visite officielle au Canada en la débutant en Alberta, une première dans l’histoire des relations franco-canadiennes, marquées depuis les années 1960 par l’élan donné par le général De Gaulle aux aspirations indépendantistes du Québec.

Il se trouve que TOTAL est un acteur important de l’industrie pétrolière en Alberta et que gravite autour d’elle toute une constellation d’entreprises françaises qui lui fournissent des biens et des services et qui, grâce à elle, sont parvenues à s’implanter en Amérique du Nord. TOTAL est également présente aux États-Unis, et y gère ses affaires à partir de sa plate-forme de Calgary que Christophe de Margerie a abondamment contribué à développer.

Eût-il été encore vivant au moment de cette visite que la participation de Christophe de Margerie s’y serait imposée, tout en jetant sur celle-ci l’ombre noire d’un affrontement direct avec les États-Unis. En effet, toutes les grandes pétrolières américaines sont aussi présentes en Alberta et considèrent celle-ci comme « a home away from home », une expression populaire américaine qui signifie un second chez soi.

Sans aller jusqu’à prétendre que le décès de de Margerie faisait l’affaire de la diplomatie française, il n’y a aucun doute qu’il se trouvait à lui simplifier singulièrement la tâche lors de cette visite officielle au Canada. D’autant plus que le défunt avait semé la consternation dans la région en mai dernier lorsqu’il avait annoncé l’annulation d’un important projet de développement de onze milliards de dollars dans les sables bitumineux.

Voici comment le Globe and Mail de Toronto avait rapporté les faits [ma traduction] :

L’expérience de TOTAL met en relief les périls de l’exploitation des sables bitumineux

La française TOTAL SA en a plein les bottes au Canada

Le géant mondial de l’énergie a déjà a plusieurs reprises annulé ou reporté des projets majeurs de mise en valeur des sables bitumineux en Alberta, engloutissant dans l’opération un nombre incalculable de millions. Elle a tenté par tous les moyens d’y parvenir, sans succès, et elle vient de décider de reporter sine die son projet d’extraction minière au nord de Joslyn.

L’expérience de TOTAL dans les sables bitumineux démontre deux choses : combien la région peut se révéler difficile et coûteuse pour les producteurs de pétrole, et combien les entreprises sont désormais plus rapidement disposées à mettre fin à l’hémorragie des coûts, ou à se montrer beaucoup plus prudentes dans le développement de leurs projets.

La dernière mauvaise surprise de TOTAL est son projet d’extraction minière à Joslyn, en coparticipation avec trois autres partenaires dont Suncor Energy Inc., l’une des pétrolières les plus expérimentées dans l’exploitation des sables bitumineux. Jeudi, TOTAL a annoncé que le projet était trop coûteux et qu’il était reporté. André Goffart, le directeur des opérations de TOTAL au Canada, a refusé de précisé combien l’entreprise avait englouti jusqu’ici dans ce projet.

Robert Bedin, directeur des recherches sur l’énergie aux bureaux de Calgary de la firme ITG Investment Research Inc. n’a jamais considéré très intéressants les plans de développement du site minier de Joslyn au coût de 11 milliards $. L’expérience de TOTAl dans les sables bitumineux n’a pas été particulièrement impressionnante, dit-il. « L’entreprise semble éprouver de la difficulté à connaître le succès.

TOTAL a un autre projet en co-participation avec Suncor : le site minier de Fort Hills qui n’a pas encore été mis en valeur. S’il est perçu comme offrant de meilleures perspectives que Joslyn, M. Bedin ne s’en interroge pas moins sur sa viabilité. Il estime qu’il ne serait rentable qu’avec un prix du baril de pétrole à 100 $ US.

[…]

L’an dernier, TOTAL et Suncor ont annulé leur projet Voyageur pour la construction d’une usine de valorisation des sables bitumineux au coût de 11,6 milliards $ CDN, et TOTAL a dû enregistré une perte de 1,65 milliard $ U.S. au premier trimestre de 2013, avant de vendre sa part dans le projet à Suncor pour une somme de 500 millions $.

TOTAL avait déjà reporté la construction d’une usine de valorisation avant le projet voyageur. Elle prévoyait à l’origine construire une usine d’une capacité de 250 000 b/j à l’est d’Edmonton.

TOTAL a déjà été perçue comme un très gros investisseur potentiel en Alberta. Après avoir reçu le feu vert des autorités compétentes pour son projet d’Edmonton désormais reporté aux calendes grecques, le cabinet d’avocats Ogilvy Renault (aujourd’hui intégré au réseau international Norton Rose Fulbright) avait déclaré : « Au cours des 10 prochaines années, TOTAL Canada va investir de 15 à 20 milliards $ dans l’économie albertaine en lien avec son projet de valorisation. Ce sera l’un des plus importants projets d’investissement dans toute l’histoire de Total SA ».

Il est donc assez évident que Christophe de Margerie, après avoir cru au potentiel des énergies fossiles non conventionnelles (sables bitumineux, pétrole et gaz de schiste) au Canada, s’est rendu compte que leur exploitation soulevait de nombreux défis sur le plan de la rentabilité. Il a aussi constaté l’existence de nombreux obstacles dans l’acheminement du pétrole vers les marchés, tous de nature à précariser les perspectives de rentabilité de ses opérations au Canada.

En effet, l’Alberta est située dans l’Ouest canadien et il faut pouvoir acheminer ce pétrole soit vers la côte du Pacifique pour l’exporter vers les marchés asiatiques, soit directement vers le sud des États-Unis à partir de l’Alberta, soit à l’est à destination du marché ontarien et du Mid-West des États-Unis, du Québec et des provinces atlantiques du Canada, et, via la voie maritime du Saint-Laurent, vers les raffineries du Texas, et notamment celle de Port Arthur dans la mise à niveau de laquelle TOTAL a lourdement investi ces dernières années pour lui permettre justement de traiter le pétrole bitumineux de l’Alberta.

Or, les infrastructures de transport existantes (rail et pipelines) sont insuffisantes et vétustes, et tous les projets de mise à niveau se heurtent à une forte opposition politique, que ce soit en direction de la côte Pacifique, du sud des États-Unis, ou de l’est du Canada.

De Margerie a donc décidé de concentrer les activités de TOTAL sur des régions qui offraient des perspectives de rentabilité plus sûre et plus immédiate, et c’est la Russie qui lui en offrait alors le plus.

Il faut aussi savoir que TOTAL s’est trouvée au cours des dernières années à perdre d’importantes positions en Libye à la suite d’une série d’affaires de corruption très médiatisées en France dans la mesure où elles impliquaient des personnalités politiques françaises de très haut niveau, notamment l’ancien président Sarkozy.

C’est d’abord le cas de l’affaire Takieddine dont on peut suivre la trace sur le site FrenchLeaks opéré par Médiapart sous « Documents Takieddine » et « Takieddine et Total en Libye ».

C’est ensuite une affaire révélée en avril 2012 par la Securities and Exchange Commission des États-Unis dans le cadre d’une enquête conjointe avec les autorités libyennes après le renversement du régime Kadhafi par les forces de l’OTAN. Voici comment Le Monde avait rapporté les faits :

[…] « VERSEMENTS ILLICITES À DES OFFICIELS LIBYENS »

La National Oil Corp (NOC), firme publique libyenne, a ainsi été invitée à fournir des documents concernant des transactions avec le français Total et l’italien ENI – première société pétrolière étrangère opérant en Libye –, ainsi qu’avec les négociants internationaux Glenncore International et Vitol, la plus grosse maison de courtage en pétrole au monde.

Selon le journal américain, ENI et Total avaient déjà fait savoir que leurs activités en Libye faisaient l’objet d’une enquête de la Securities and Exchange Commission (SEC), la commission américaine des opérations de Bourse. Dans sa déclaration annuelle à la SEC, ENI a indiqué que l’enquête américaine concernait une période allant de 2008 au début de 2011 et portait sur « certains versements illicites à des officiels libyens, qui pourraient violer la loi américaine sur la corruption à l’étranger ». Le pétrolier américain Marathon Oil Corp a quant à lui indiqué, en février, avoir reçu une demande de documentation concernant ses activités en Libye.

LE NOUVEAU RÉGIME SOUS PRESSION

Selon M. Saad, cité par le journal, en cas d’activités reconnues illégales, les sociétés concernées seraient frappées d’une « amende d’au moins le double » des sommes perdues par les autorités libyennes. Une condamnation affecterait aussi leur capacité à avoir de nouveaux contrats, selon le responsable.

Le nouveau régime libyen, qui doit affronter ses premières élections en juin, « est sous pression pour faire la lumière sur les accords pétrolier passés sous Kadhafi, dont le renversement a été en partie motivé par les mécontentements concernant les soupçons de corruption », rappelle le Wall Street Journal.

Au moment où cette affaire est rendue publique aux États-Unis et en Europe, en éclate une autre au Canada, sans autre lien apparent sur le champ que la participation du géant mondial québécois de génie-conseil, SNC-Lavalin à un stratagème similaire en Libye. Cette fois-ci, c’est le quotidien montréalais La Presse qui mène la charge, avec un titre très racoleur : SNC-Lavalin en Libye : des affaires avec le diable

(Benghazi, Libye) Les nouvelles autorités libyennes ont entrepris de réviser tous les contrats signés avec des entreprises étrangères sous l’ancien régime, l’un des plus corrompus de la planète.

Le résultat de cette révision décidera de l’avenir de SNC-Lavalin (T.SNC) en Libye.

Mais déjà, les dirigeants préviennent qu’ils prêteront une attention particulière aux contrats de la firme montréalaise, en raison des liens étroits qu’elle entretenait avec l’ancien play-boy de la famille Kadhafi.

« C’est une entreprise célèbre pour la corruption à cause de ses liens avec Saadi », affirme Ahmed Al-Abbar, responsable des affaires économiques au Conseil national de transition (CNT). « Avec son soutien, elle pouvait faire tous les travaux qu’elle voulait dans le pays. »

Cela dit, toutes les entreprises étrangères seront plus ou moins touchées par la révision des contrats, prédit le vice-premier ministre du gouvernement intérimaire, Mustafa Abushagur.

« Il est très difficile de croire qu’un seul de ces contrats n’ait pas contenu un élément de corruption. C’est comme cela qu’on faisait des affaires au pays. C’était la norme », dit-il.

Les entreprises ne seront pas chassées pour autant, précise-t-il. « Nous sommes prêts à renégocier les contrats signés sous l’ancien régime. Si les entreprises sont prêtes à travailler proprement, elles seront de nouveau les bienvenues chez nous. »

La porte n’est donc pas encore fermée pour SNC-Lavalin.

Mais son étroite collaboration avec Saadi pour mettre sur pied le Corps des ingénieurs libyen, unité de l’armée chargée de réaliser des travaux civils et militaires, risque de nuire à ses chances de décrocher des contrats au pays.

« Si des membres de l’ancien régime étaient partenaires de SNC-Lavalin, alors nous ne ferons certainement pas affaire avec cette entreprise puisqu’elle faisait affaire avec le diable », tranche M. Abushagur.

Créée en 2008, l’Agence d’exécution pour l’ingénierie et la construction était détenue à 60% par SNC-Lavalin et à 40% par le Corps des ingénieurs libyen, dirigé par Saadi. L’Agence pilotait divers travaux, le plus controversé étant la construction d’une prison à Gharyan, au sud de la capitale.

Or, lorsqu’on sait que le quotidien La Presse appartient à Power Corporation, le groupe de l’Empire Desmarais qui détenait alors 4,5 % des actions de TOTAL (contre 3,2 % aujourd’hui ) , la publication de cette information et le traitement qui lui était accordé ressemblait d’autant plus à une manœuvre pour détourner l’attention de TOTAL et de ses actionnaires que La Presse ne faisait pas le moindre écho aux difficultés de TOTAL avec les autorités américaines et libyennes pour faits de corruption.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là, comme en témoigne cet article paru en France dans Les Échos à l’époque :

Ingénierie : le canadien SNC-Lavalin rattrapé par son passé libyen

Crise au sommet chez SNC-Lavalin.

Hier, le leader canadien de l’ingénierie a annoncé la démission de son patron, Pierre Duhaime, un mois après avoir révélé des paiements injustifiés et limogé deux hauts responsables impliqués dans ses activités en Libye. En toile de fond : des soupçons de scandale concernant notamment ses relations avec le régime du colonel Kadhafi.

Présent à la fois dans les mines, l’énergie ou les infrastructures, SNC-Lavalin est peu connu du grand public. Le groupe de 28.000 salariés a enregistré l’année dernière un chiffre d’affaires de 7,2 milliards de dollars canadiens (5,45 milliards d’euros). En France, il gère plusieurs aéroports de province, dont ceux de Rouen, Vatry ou Vannes. Dans un autre secteur, il se trouve en compétition avec Areva pour un appel d’offres de centrales nucléaires en Jordanie.

Hier, SNC-Lavalin a évoqué des paiements injustifiés totalisant 56 millions de dollars effectués en 2010 et 2011, découverts à la suite d’une enquête indépendante lancée en février. Le groupe affirme « ne pas croire que ces paiements se rapportent à la Libye ». L’un d’eux concerne la Tunisie. Certains versements avaient d’abord été refusés par le conseil d’administration puis autorisés par le PDG.

Les affaires du groupe en Libye font aussi l’objet de polémiques. L’ambassadrice du Canada en Libye vient de quitter son poste. Son mari, Edis Zagorac, avait codirigé une société commune entre SNC-Lavalin et le Corps d’ingénieurs libyen, présidé par Saadi Kadhafi, un des fils de l’ancien dictateur. Par ailleurs, une Canadienne ayant effectué pour SNC-Lavalin une mission d’information en Libye est détenue au Mexique, accusée d’avoir tenté de faire entrer illégalement dans ce pays le même Saadi Kadhafi. Le groupe de Montréal a nié toute implication. […]

L’affaire a pris depuis un tournant tellement grave que le conseil d’administration, cédant sans doute à des pressions de très haut niveau vu les implications internationales, a nommé à la tête du groupe l’Américain Robert G. Card, un ancien sous-secrétaire à l’Énergie du gouvernement américain, et Senior Adviser du Center for Strategic and International Studies, et du Brookings Institution.

Qu’il ait été nommé à la requête du gouvernement américain, ou pour lui permettre d’avoir en place un homme de confiance capable de lui transmettre toutes les informations nécessaires sur l’évolution d’une affaire qui touche à la sécurité nationale des États-Unis, ne peut faire aucun doute quand on connaît la sensibilité des Américains en la matière, et quand on imagine la colère noire dans laquelle ils ont dû entrer à la découverte qu’une entreprise canadienne, et une entreprise française à laquelle des intérêts canadiens amis sont associés, trafiquaient dans leur dos.

Bien entendu, les services de renseignement de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) suivent l’affaire de près et viennent de mettre le grappin sur un ex-haut dirigeant de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aissa, qui s’était enfui en Suisse pensant y être à l’abri, mais qui a été arrêté, incarcéré et jugé pour des actes criminels commis en Suisse avant d’être relâché tout récemment pour être remis entre les mains de la justice canadienne. Le quotidien La Presse publiait récemment l’information suivante :

Riadh Ben Aissa, l’ex-haut dirigeant de SNC-Lavalin accusé d’avoir orchestré de gigantesques complots de corruption au Québec et en Libye, est maintenant délateur pour la GRC dans le cadre d’une enquête sur les agissements du géant du génie-conseil québécois, a appris La Presse de plusieurs sources sûres.

Les détails de son entente de collaboration sont tenus secrets pour l’instant. Mais si l’escouade d’élite des enquêtes sur la corruption du corps policier fédéral a décidé d’en faire un collaborateur de la justice, c’est dans l’espoir qu’il fera tomber des cibles très importantes, confirment toutes les sources interrogées.

Le journaliste semble oublier que la GRC a deux mandats dont l’un a préséance sur l’autre. En effet, la sécurité nationale l’emporte sur la sécurité publique, et une affaire de corruption relève clairement de la seconde. À toutes fins pratiques, cela veut dire que la GRC pourrait fort bien se trouver des motifs de sécurité nationale de ne pas donner suite à l’affaire de corruption.

Quoiqu’il en soit, il s’est passé de bien étranges affaires en Libye, et au coeur de celles-ci, on trouve une pétrolière française d’envergure mondiale dans le capital de laquelle figure une grande famille canadienne et ses partenaires belges qui y détiennent des intérêts si importants (par l’entremise de Pargesa Holdings SA, une société suisse) qu’ils lui donnent droit à désigner quatre administrateurs au conseil d’administration, et une entreprise canadienne de génie-conseil de taille mondiale, SNC-Lavalin, qui a d’importantes activités dans le secteur pétrolier tant au Canada qu’à l’étranger, et notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Selon le site de Pargesa Holdings SA, la société

« […] est contrôlée conjointement au travers de la société holding néerlandaise Parjointco NV, en vertu d’une convention intervenue en 1990 entre les groupes Power et Frère-Bourgeois/CNP.

Les ayants droit économiques de Pargesa Holding SA sont les familles Desmarais et Frère, dont la structure de détention est mise à jour au minimum annuellement. »

On y précise également que

La stratégie du Groupe Pargesa repose sur les principes suivants :

• concentration du portefeuille sur un nombre limité de participations significatives, avec pour objectif la création de valeur sur le long terme.
• obtention d’une position de contrôle ou d’influence majeure dans ces participations.
• mise en oeuvre continue d’un travail professionnel d’actionnaire stratégique auprès des participations.

Il faut donc comprendre que, s’agissant de TOTAL, Pargesa SA y détient « une position de contrôle ou d’influence majeure », et c’est ce qui explique qu’elle soit représentée par quatre administrateurs au conseil d’administration : Paul Desmarais fils qui représente le clan Desmarais au sein de Pargesa, Gérard Lamarche qui représente le clan Frère au sein de cette même structure, Michel Pébereau, l’ancien PDG de la banque française BNP-Paribas, devenu administrateur de Pargesa, et Bertrand Collomb, président d’honneur du groupe cimentier Lafarge dans lequel Pargesa est également présente .

De plus, son ambition d’agir en « actionnaire stratégique » dans les entreprises dans lesquelles elle intervient l’amène à s’impliquer de près dans leurs grandes orientations.

On peut dès lors conclure sans grand risque d’erreur que le tandem Desmarais/Frère était parfaitement au courant des faits de corruption commis par TOTAL en Libye, d’autant plus qu’il est également lié d’assez près à l’ancien Président Sarkozy qui a élevé et Paul Desmarais père et Albert Frère, tous deux présents à la fameuse fête du Fouquet’s, à la dignité de  Grand-croix de la Légion d’honneur, un grade généralement réservé à des chefs d’État ou à des personnes s’étant distinguées de façon exceptionnelle au service de l’État, et que l’intérêt de Nicolas Sarkozy pour la Libye est bien connu.

Les choses se compliquent toutefois lorsqu’il s’agit de déterminer si, et dans quelle mesure le cas échéant, le tandem Desmarais/Frère approuvait l’initiative stratégique de TOTAL en Russie et les prises de position de Christophe de Margerie sur le dollar. Paul Desmarais père comptait parmi ses amis George Bush père qui, rappelons-le, avait été ambassadeur des États-Unis aux Nations Unies avant de devenir le premier diplomate américain en Chine, puis directeur de la CIA, et enfin président des États-Unis.

Qui plus est, André Desmarais, l’autre fils de Paul Desmarais père, siège depuis plusieurs années à la Commission Trilatérale et il en aurait atteint les échelons les plus élevés. Il est également actif au sein du Groupe Bilderberg.

Paul Desmarais père a également été associé dans le passé aux activités du Carlyle Group, un fond d’investissement de très haut niveau directement branché sur les plus hauts échelons du pouvoir aux États-Unis. Il est donc très peu vraisemblable que le tandem Desmarais/Frère ait souscrit aux dernières orientations de Christophe de Margerie, et il existe même de bonnes raisons de croire le contraire.

En effet, la conjoncture politique internationale s’est beaucoup détériorée au cours de la dernière année, et la possibilité d’un affrontement avec la Russie est devenue très réelle.

Tout investissement en Russie se trouve donc à risque, et TOTAL se trouve très largement exposée. Dans un scénario où la situation continuerait à se dégrader, on ne pourrait exclure la possibilité d’une saisie totale ou partielle des actifs de TOTAL, ou de toute autre entreprise française faisant des affaires en Russie, soit pour payer les dédommagements suite à la non livraison des Mistral, soit pour les nationaliser purement et simplement.

Il est assez surprenant qu’un homme de l’envergure et de l’expérience de Christophe de Margerie n’ait pas senti à quel point sa position était intenable et qu’il soit demeuré sourd et aveugle à tous les signaux qui devaient se multiplier autour de lui, à moins qu’il ait eu des raisons de croire que son activité était couverte par l’État français et qu’il ait jugé cette protection suffisante. Dans ce cas, quelqu’un, quelque part, aurait joué double jeu. Qui ? Au bénéfice de qui ? En échange de quoi ?

Et si la visite du président Hollande en Alberta ces derniers jours a le moindre sens, il faut y voir la perspective d’une relance des investissements de TOTAL dans les sables bitumineux dans la mesure où une aggravation sérieuse de la situation internationale interdirait l’accès au pétrole et au gaz russes et justifierait leur exploitation en remplacement.

N’est-ce pas la façon dont il faut comprendre cette annonce récente de l’Union Européenne qui renonçait à son projet de déclarer « sale » le pétrole albertain ? C’est certainement la conclusion à laquelle en est venue Radio-Canada Internationaldans un reportage récent :

Le projet de l’Union européenne de déclarer le pétrole extrait dans les sables bitumineux d’Alberta « hautement polluant » vient d’être abandonné après des années de contestation menée par les principaux producteurs au Canada. Ce projet de l’UE s’inscrivait dans sa politique de réduction des gaz à effet de serre.

La proposition rendue publique ce mardi par l’UE a donc pour effet d’enlever tout obstacle interdisant au Canada d’exporter du pétrole brut vers l’Europe. Elle arrive aussi au moment où les tensions sont vives entre l’Union européenne et son fournisseur principal de pétrole, la Russie.

Il n’est pas inutile non plus de savoir qu’après avoir eu ses entrées privilégiées à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, le tandem Desmarais/Frère est parvenu à les maintenir sous François Hollande par l’entremise de son vieil ami Jean-Pierre Jouyet qui se trouve également à avoir bénéficié de ses largesses, comme l’alléguait une requête au Conseil d’État introduite le 24 août 2012 par l’homme d’affaires français Jean-Marie Kuhn en vue de l’annulation du décret du 19 juillet 2012 portant nomination de Monsieur Jean-Pierre Jouyet, Inspecteur général des finances, au poste de Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations.

On voit donc comment deux pays comme la France et le Canada peuvent se retrouver liés dans un enchevêtrement d’intérêts nationaux et particuliers dans le contexte d’une crise internationale, et il y quelque chose d’assez choquant à voir les dirigeants de ces deux pays se comporter comme si le scénario du pire allait effectivement se matérialiser. Nous auraient-ils fait des cachotteries ? Au fait, à voir aller les gouvernements du bloc atlantiste à l’heure actuelle, ce scénario n’en est-il pas déjà aux premiers stades de son déploiement ?

À qui profitera-t-il ? Certainement pas aux populations qui seront touchées. À des intérêts plus ou moins anonymes. À ces 1 % de la planète qui sont parvenus à confisquer à leur profit la démocratie telle qu’elle s’incarnait dans la souveraineté des États. À ceux pour qui roulent tous les Obama, Hollande, Harper, Cameron, Merkel, Renzi, Juncker, Rajoy, Barroso, etc. de ce monde, et que nous avons laissé troquer la qualité de notre environnement, nos valeurs, notre identité, notre dignité, nos droits, nos libertés, notre langue, notre patrimoine historique et culturel, contre une prospérité illusoire et la forte probabilité d’une guerre mondiale dont Christophe de Margerie aura été la première victime.

La mise en scène contre la Russie à laquelle nous venons d’assister au Sommet de Brisbane nous démontre qu’il reste très peu de temps pour renverser la situation. Qui va oser se mettre en travers de la machine infernale ?

Richard Le Hir

Cet article a été publié initialement par vigile.net :

http://www.vigile.net/Un-embarras-TOTAL

Lire également :

Richard Le Hir est l’auteur de deux ouvrages récents sur les intérêts de l’Empire Desmarais publiés aux Éditions Michel Brûlé à Montréal :« Desmarais : La Dépossession tranquille », et « Henri-Paul Rousseau, le siphonneur de la Caisse de dépôt ».



Articles Par : Richard Le Hir

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