Le bluff sultano-saoudien : totalement Dada !

Ténèbres en plein midi, hurlement des sirènes, convulsion d’alertes rouges, comme si nous étions happés à 30 secondes du neuvième cercle de l’Enfer. Le meilleur manque totalement de conviction, le pire est pavé d’intentions démentes.

Est-ce la fin, mon bel ami ? 1

Pas tout à fait. C’est du bluff. Invoquons donc Dada 2 – l’internet originel – pour mettre cet enfer en perspective. Dada est né il y a un siècle au Cabaret Voltaire, à Zurich – en pleine Première Guerre mondiale. Dada n’était pas seulement une révolution artistique ; c’est une révolution permanente.

Dada est un état d’esprit, l’antidote idéal aux manifestations de la Guerre froide 2.0. Il fait tout pour déstabiliser les propos pompeux, dénicher et détruire les symboles, disloquer le langage. Avec la multiplication des allusions à la malédiction qui mènera forcément à la (fausse) Troisième Guerre mondiale, le mieux à faire, c’est de poursuivre sur la voie de l’impertinence et de la fantaisie.  Après tout, la vie n’est-elle pas qu’un grand cabaret (Voltaire) ? Alors bienvenue au cabaret !

Il y a d’abord cette bande de wahhabites exubérants faisant leur entrée au cabaret, avec leurs avions à réaction survolant Incirlik [Base aérienne turque, NdT]. Ils sont prêts à quoi ? À mener des opérations terrestres en Syrie ! C’est ce qu’ils veulent. Ardemment. Mais hélas, il n’y a pas de plan. Écoutez le chef de piste Adel al-Jubeir dans toute sa gloire transgenre, qui parle d’ajouter une composante terrestre ! Mais il faut d’abord que La Voix de ses maîtres lui en donne la permission. Cependant la permission tarde à venir.

Au moins 28 morts et 61 blessés lors de l’explosion d’un bus à Ankara
 

Le choix du moment ne dépend pas de nous, geignent les wahhabites. Pour ajouter au suspense et toujours prompts à s’attirer les feux de la rampe, voilà maintenant qu’entrent en scène… les Turcs ! Le meilleur moment pour entrer en Syrie, c’est maintenant, hurlent les hordes pro-AKP d’Ankara à Antalya. Comment pouvons-nous permettre à ces Kurdes miteux des YPG de concocter un État tampon le long de notre frontière,  contrôlé de surcroît par les Yankees et les Russkofs ?

Le parti de l’union démocratique kurde (PYD) ? Des terroristes ! Qu’on leur coupe la tête – comme l’a dit la Reine rouge [Allusion à Alice au pays des merveilles, NdT], l’inspiratrice d’Abou Bakr al-Baghdadi. Notre destinée est d’établir une enclave sûre pour les réfugiés à 10 kilomètres à l’intérieur de la Syrie, en interdisant à ces réfugiés – par tous les moyens nécessaires – de passer en Turquie.

En avant pour la poche de Jerablus, au nord de la ligne Azaz-Munbij ! Voici le moment venu de bombarder les Kurdes !

Oups ! Ils l’ont fait de nouveau. Les néo-Ottomans ont oublié de piger que La Voix de leurs maîtres ne considère pas le PYD et les YPG comme des terroristes. Après tout, ils luttent vaillamment contre Daech et ne sont pas liés aux rebelles modérés du Front al-Nosra, alias Al-Qaïda en Syrie, contrairement à toutes les brutes favorites des wahhabites et des néo-Ottomans, qui sont en admiration devant le Front al-Nosra. Complètement Dada ! Et le dada-o-mètre explose de manière spectaculaire dans l’espace interstellaire en ajoutant la réelle possibilité que rien de moins que les Forces spéciales US pourraient donner un petit coup de pouce à leurs amis kurdes.

Dites bonjour à ma zone d’exclusion aérienne

Alors que toutes les forces de l’enfer se déchaînent (modérément), tous semblent avoir oublié que la Russie a (discrètement) imposé de facto une zone d’exclusion aérienne sur tout le nord de la Syrie. Même les corbeaux ne volent pas le long de la frontière, pour ne rien dire des F-16 et des hélicoptères turcs. Les pilotes turcs savent que s’ils pénètrent l’espace aérien syrien, c’est Ashes to Ashes [traduction libre: poussière, tu retourneras à la poussière NdT] de Bowie doublée en cyrillique qu’ils devront fredonner. Que va faire Washington ? Apporter un soutien aérien aux néo-Ottomans et risquer la Troisième Guerre mondiale ? Évidemment pas.

L’attentat d’Ankara : une bonne excuse pour Erdogan d’attaquer les Kurdes?

Le Kremlin saisit totalement Dada mais joue la carte du constructivisme. Le secret : il est impossible de défaire Daech et les bandes de terroristes djihadistes salafistes assortis sans fermer cette même frontière syro-turque que les néo-Ottomans brûlent de franchir. Après tout, c’est l’autoroute par où les djihadistes et leurs armes entrent et le pétrole de contrebande sort. La Russie reste néanmoins constructive en étant disposée à conclure des accords avec quiconque n’est pas un djihadiste salafiste. Mais il y a un hic. La liste des invités de la Russie ne concorde pas avec celle des USA.

Comment entre-t-on dans le club ? Puis une fois admis, sur l’air de qui faut-il valser ? Israël, l’Égypte, la Jordanie et même les Émirats (ce fruit du mariage avantageux unissant Abou Dhabi et son pétrole, à Dubaï et ses affaires de contrebande) suivent de près le jeu des Russes en Syrie. Ils sont favorables à une fermeture. Ce n’est pas exactement à quoi jouent les wahhabites et les néo-Ottomans. Mais même si nos deux desperados étaient soutenus par le Qatar et Bahreïn dans leur fameuse opération terrestre illusoire, l’idée même d’avoir à affronter à la fois la Russie et les États-Unis n’est rien d’autre que du pur Dada.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir certains chefs néo-ottomans faire plus de tours sur eux-mêmes que les derviches à Konya. Nous les haïssons tous ! Mais nous ne pouvons tout de même pas déclarer la guerre à Daech, au PYD et au régime encore en place de cet ingrat de Bachar el-Assad en même temps !

Pour apaiser leur indicible chagrin, les néo-Ottomans persistent consciencieusement dans leur offensive contre… d’autres Kurdes, ceux du PKK en Anatolie. Mais s’ils devaient frapper plus fort le PYD en Syrie, attendez-vous à ce que le PKK en Turquie orchestre un contrecoup létal.

Un commandant kurde
 

Au beau milieu de tout ce chaos, quel joueur ressort comme la voix de la modération ? Les Forces armées turques ! On s’imagine de fiers généraux turcs résistant à jouer le (faux) prologue d’une possible Troisième Guerre mondiale. Dada à l’état pur.

Carré blanc sur fond blanc, y a un amateur ?

Le bon sens ne l’a donc pas emporté, du moins pas encore. Le bon sens n’est tellement pas Dada ! Ce qui nous ramène à l’opération Tonnerre du NordLe général wahhabite Ahmed Asseri persiste à dire que la fameuse opération terrestre est irréversible. Désolé, mais si le feu vert des Maîtres ne s’allume jamais, elle sera inéluctablement réversible.

Mais il ne faut jamais sous-estimer la capacité d’un wahhabite en proie à une crainte frénétique d’augmenter l’effet Dada de plusieurs crans. Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, Jubeir a dit, le visage impassible, qu’Assad est l’aimant le plus efficace pour attirer les extrémistes et les terroristes dans tout le Moyen-Orient. C’est un changement de régime ou quoi alors ? Des auto-décapitations à profusion ? Voilà qui serait une performance artistique digne du Manifeste Dada.

La Russie, pendant ce temps, se conduit avec autant de placidité que le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Moscou ne veut certainement pas s’empêtrer dans le bourbier syrien. La Russie est pourtant déjà bien implantée en Syrie et ne fait que pousser son empreinte géopolitique plus loin encore. C’est ce qu’on appelle la projection méditerranéenne. Tous devront s’en accommoder.

Nous rageons, rageons encore lorsque meurt la lumière (en Asie du Sud-Ouest)… Soudainement, dans un flash, nous voyons poindre la possibilité que les grandes puissances, la Russie et les États-Unis, parviennent à une sorte de symbiose en Syrie, qui pourrait finir par aboutir au processus de paix dont Kerry et Lavrov sont si friands. Qui veut une Troisième Guerre mondiale sinon les malades mentaux ? Oups, nous revenons au Dada. Il faudrait peut-être en parler au Sultan Erdogan et au prince guerrier Mohammed bin Salman.

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) Empire of Chaos (Nimble Books, 2014) et le petit dernier, 2030 (Nimble Books, 2015).

Article original en anglais : A dose of Dadaism to call the Sultan/Saudi bluff, RT, 18 février 2016

Traduit par Diane, vérifié par Daniel, relu par Diane pour le Saker francophone

 

  1. Référence à une chanson du groupe The Doors, The End, NdT
  2. DaDa est un mouvement artistique apparu à Zurich pendant la Première Guerre mondiale en réaction négationniste à la guerre. L’art, la poésie et les performances des artistes Dada sont souvent absurdes pour mieux faire passer leur message.


Articles Par : Pepe Escobar

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