Le nouveau rôle de la Turquie: de chien servile de l’OTAN à Empire en émergence

La récente tentative de coup d’état en Turquie marque un tournant dans la guerre de l’OTAN contre la Syrie. Un empire émergent et un portail vers l’Orient, la Turquie a toujours joué un rôle crucial dans le « Drang Nach Östen » de l’OTAN – la volonté d’encercler la Russie, de détruire ses états-clients que sont la Syrie et l’Ukraine, et pour servir de rempart contre d’autres puissance émergentes telles que l’Iran. Mais il semble désormais que la Turquie ne puisse plus être à même de remplir le rôle qui lui avait été désigné.

Que les États-Unis soient derrière le putsch ne fait guère de doute, bien que certains analystes de premier plan comme Thierry Meyssan divergent sur la responsabilité des adeptes de Fethullah Gülen dans son orchestration. Il est connu que Gülen est proche de la CIA, et le mutisme US au cours du putsch était typique des procédures habituelles US pendant des opérations secrètes de changement de régime. Alors que Erdogan est indubitablement un criminel de guerre, responsable de la mort de centaines de milliers de personnes innocentes en Syrie et en Libye ainsi que d’une répression domestique sévère, néanmoins, comme dans le cas de l’ancien président irakien Saddam Hussein, le dirigeant turc semble être quelque peu tombé en disgrâce en Occident. Les médias ont déjà entamé le processus prévisible et stéréotypé de diabolisation, publiant des photos des palais opulents du dignitaire turc, etc. La Turquie a désespérément besoin d’un nouveau régime progressif, qui contribuerait à la paix au Moyen-Orient. Mais si les options se réduisent à choisir entre un monstre que la CIA veut voir partir et un autre qu’elle veut voir arriver, la première reste la meilleure car elle affaiblit l’impérialisme étasunien.

Les impératifs stratégiques de la Turquie

Le directeur de Stratfor George Friedman affirme que la Turquie est dorénavant une puissance mondiale dont les forces militaires sont supérieures à celles des Français ou des Britanniques. La stratégie US pour l’Europe était de forcer l’intégration de la Turquie dans l’Union Européenne – le plus récemment par le biais d’armes de migration massives. Cette politique était à l’avantage de la Turquie. Mais la décision britannique de quitter l’Union Européenne a modifié l’équilibre des puissances. Moscou a saisi l’opportunité pour étendre à nouveau la main de l’amitié dans la direction d’Ankara. Juste avant la tentative de coup d’état du 19 juillet, il y avait la rumeur d’une possible détente des relations entre la Turquie et la Syrie.

Bien qu’il ait à l’origine été proche du Parti pour le Développement et la Justice de Erdogan (AKP), le mouvement Hizmat (service) de Gülen est moins nationaliste que lui, et donc mieux disposé envers les intérêts US/Sionistes. Le réseau güléniste opère à l’intérieur de la Turquie comme une cinquième colonne, un état parallèle agissant dans plus hauts rangs des infrastructures militaires, des services de renseignements et judiciaires. Le média public russe RT m’avait demandé de commenter la destruction en vol d’un avion de ligne russe par les Turcs, en novembre 2015. Je leur avais alors dit que le gouvernement turc agissait contre son propre intérêt national. Depuis, il a transpiré que l’attentat avait été perpétré par du personnel militaire güléniste, et ils ont depuis été poursuivis en justice pour leurs crimes. Le Président Erdogan a récemment présenté ses excuses pour cet attentat au Président russe Vladimir Poutine. En fait, la Turquie avait indiqué le 13 juillet qu’elle avait l’intention de normaliser ses relations avec la Syrie, mettant ainsi fin à la guerre contre Bachar al-Assad. Les contacts entre Ankara et Damas sont allés croissant ces derniers mois et il semble désormais que la Russie et la Turquie ont peut-être commencé à réparer leurs relations. Southstream, le projet russe pour pomper du pétrole vers l’Europe à travers la Turquie, avait dû être abandonné l’année dernière du fait des pressions US à l’encontre d’Ankara. Il y a désormais la possibilité d’une renégociation se renouant entre Moscou et Ankara. De récents contacts turco-iraniens indiquent également que la question kurde est en train de contraindre Ankara à recalibrer sa politique étrangère.

Bien qu’il y ait eu des rapports de pourparlers secrets tenus entre Ankara et Damas, les deux pays demeurent en guerre en Syrie et il n’y a encore aucun changement dans la position officielle de l’un ou l’autre de ces états.

Les théories géopolitiques du turcologue grec Dmitiry Kitsikis ont eu une influence majeure sur la politique étrangère turque. Kitsikis est célèbre pour avoir promu la notion de la Turquie comme « état-civilisation » qui embrasse naturellement une région s’étendant depuis l’Afrique du Nord, passe à travers les Balkans et l’Europe de l’Est; Kitsikis y réfère comme à la « Région Intermédiaire ». La précédente politique de « bon voisin » de la Turquie semblait s’accorder avec la géopolitique selon Kitsikis, mais celle-ci a été sabotée par la collaboration traîtresse d’Ankara à la stratégie US de chaos au Moyen-Orient, depuis le « Printemps Arabe » fomenté par les USA en 2011.

La politique US vis-à-vis de la Turquie a toujours été de soutenir le régime en tant que puissance régionale forte pouvant servir contre la Russie, tout en soutenant dans le même temps les YPG kurdes (unités de défense du peuple) en Syrie. Le soutien US en faveur des Kurdes fait partie du remodelage géopolitique à long terme de la région – la création de ce que l’ancienne Secrétaire d’État US Condoleeza Rice décrivait, au début du « Printemps Arabe » en 2011, comme le « Nouveau Moyen-Orient ». Les USA et Israël veulent découper un Kurdistan dans la région, qui pourrait devenir un état-client d’Israël; fournissant ainsi au régime sioniste une réelle armée par procuration contre ses ennemis arabes – une fois que le génocide perpétré par Da’esh aurait créé suffisamment de Lebensraüm.

Les ambitions de Erdogan de renouveau de l’Empire Ottoman au Moyen-Orient menacent l’hégémonie US, en définitive. La United States Navy règne sur les océans. Les USA ne permettront pas à une autre puissance maritime majeure de menacer leur contrôle global. Une croissance économique rapide et le remboursement en 2013 de sa dette au FMI ont vu la Turquie émerger de plus en plus en tant que puissance régionale stratégique, dotée d’une indépendance et d’une assurance politique croissantes. Les investissements turcs en Afrique ont plus que décuplé depuis l’an 2000. Les Turcs ont ouvert des Ambassades à travers toute l’Afrique. Ankara vend en Afrique la notion de « pouvoir vertueux » avec des projets de développements d’infrastructures et des investissements conçus pour rivaliser avec la Chine et les États-Unis. L’implication turque en Somalie a fait de la nation est-africaine un véritable état-client de l’empire turc émergeant. En 2015 la Turquie a ouvert une base militaire en Somalie. La Turquie aura dorénavant une portée stratégique jusque dans le Golfe d’Aden, l’un des goulots du trafic maritime pétrolier les plus importants au monde. Ankara nourrit également des projets d’établissement de bases militaires en Azerbaïdjan, au Qatar et en Géorgie.

Le régime turc a tenté de bouter la présence du mouvement güléniste hors de nombreux pays africains, en proposant d’alimenter les caisses des états pour financer des programmes d’éducation. Une récente déclaration faite par un porte-parole du gouvernement turc faisait allusion au désir d’Ankara de contrer les intérêts « néo-coloniaux » occidentaux en Afrique. La déclaration indique clairement que la Turquie entend se joindre à la nouvelle « ruée vers l’Afrique » dans le cadre d’un impérialisme néo-ottoman.

La Turquie en Asie Centrale et en Chine

La Turquie possède un pouvoir et une influence considérables en Asie Centrale, où résident de nombreux peuples turcophones. En 2009, la Turquie a contribué à fonder le Conseil de Coopération des États Turcophones. Les investissements turcs en Asie Centrale sont en augmentation. Ankara assure également l’entraînement militaire des armées de certains états d’Asie Centrale. Le Turkménistan, riche en pétrole, est l’une des nations qui a reçu des visites provenant de la « Sublime Porte » ces dernières années. Alors qu’elle était en froid avec Moscou, Ankara a cherché à approfondir ses liens avec le Turkménistan dans l’espoir d’inciter cet état à participer au Gazoduc Trans-Caspien – un projet d’acheminement de gaz naturel depuis la Mer Caspienne à travers le Turkménistan, l’Azerbaïdjan et la Turquie vers l’Europe, outrepassant donc la Russie. La Turquie dispose aussi d’une influence considérable dans des régions turcophones de la Fédération de Russie, comme au Tatarstan. Bien que les relations se soient réchauffées avec Moscou, les liens d’Ankara en Asie Centrale demeurent des leviers stratégiques essentiels dans la renaissance de l’impérialisme turc.

Les liens de la Turquie avec les terroristes ouïghours dans la province troublée du Xinjiang en Chine (Turkéstan Oriental) ont mené à des disputes diplomatiques avec Beijing. Beaucoup de terroristes ouïghours actifs contre la Chine ont été entraînés et encadrés par la Turquie en Syrie. En dépit du fait que le soutien de la Turquie en faveur des terroristes ouïghours au Xinjiang corresponde à la politique de l’OTAN envers la Chine, il démontre encore une fois la portée potentielle de la puissance turque.

L’élan de la Turquie vers le statut de puissance mondiale, de pair avec le déclin de l’Europe en tant qu’entité politique, implique qu’Ankara continuera de rouler des mécaniques sur la scène internationale. Le Ministre des Affaires Étrangères français Jean-Marc Ayrault a affirmé que la Turquie n’était plus un partenaire fiable dans la lutte de l’OTAN contre l’État Islamique. Bien entendu, Ankara n’a jamais été un partenaire dans la guerre contre l’État Islamique puisque le régime turc a armé et entraîné les terroristes de Da’esh tout comme ses partenaires de l’OTAN, s’étant fait prendre en flagrant-délit à plusieurs occasions. Mais ce que signifient les remarques du Ministre des Affaires Étrangères français, c’est que la Turquie ne sera plus aussi sanguinaire dans son soutien au terrorisme en Syrie, à cause du soutien occidental en faveur des Kurdes; du rapprochement avec Moscou et avec Damas, et maintenant plus que tout après la tentative ratée de coup d’état appuyée par les USA.

Le double jeu d’Israël

La situation est rendue encore plus complexe par l’attitude d’Israël vis-à-vis du putsch raté en Turquie et de ses suites. La régime turc a remercié Israël pour l’avoir aidé à écraser la tentative de coup d’état. Les relations entre Tel-Aviv et Ankara se sont améliorées, malgré la dispute actuelle avec Washington. Il ne faut pas négliger le fait que bien que le lobby israélien exerce un contrôle considérable sur la politique étrangère US, Israël adopte souvent une attitude plus amicale envers de nombreux prétendus ennemis des USA. Les relations d’Israël avec la Biélorussie ont toujours été généralement bonnes, en dépit d’agressions US répétées contre ce pays. Les relations d’Israël avec l’Azerbaïdjan ont été bonnes, en dépit de disputes diplomatiques graves avec les USA.

Les relations israélo-russes sont bien meilleures que les relations entre Moscou et Washington. Israël a toujours eu une politique orientale plus nuancée que les USA. Les Israéliens sont passés maîtres à jouer les uns contre les autres dans les conflits internationaux. Au cours de la guerre Iran/Iraq durant les années 1980, les USA soutenaient le régime de Saddam Hussein alors qu’Israël a fini par fournir secrètement des livraisons d’armes à l’Iran, sans aucun accord US. Les Israéliens avaient noué des liens avec des membres de la cinquième colonne iranienne, Mir-Hossein Moussavi et Hachemi Rafsanjani. Le directeur de Stratfor susnommé George Friedman a affirmé que la guerre Iran/Iraq allait servir de modèle, pour gérer l’émergence de la Turquie en tant que puissance mondiale.

Une puissance maritime émergente en danger?

La Turquie va payer cher sa folie d’avoir abandonné sa politique régionale de « bon voisin » qui était prometteuse jusqu’en 2011. Elle avait alors une glorieuse opportunité pour faire l’exercice d’un « pouvoir vertueux ». Aujourd’hui, le pays pourrait être confronté à la guerre civile. La purge des gülénistes dans le régime turc a déjà mené à des centaines d’arrestations de fonctionnaires de haut rang du gouvernement et des forces armées. Si la Turquie doit émerger en tant qu’empire régional, elle devra quitter l’axe sioniste et trouver une solution à la question kurde, de concert avec la Syrie et avec la Russie. Il commence tout juste à apparaître que les plans secrets antérieurs, convenus entre Ankara et Paris pour découper un état kurde au nord de la Syrie, doivent être abandonnés. Tandis que les Français augmentent leur bombardement de Raqqah en Syrie dans le sillage de la psy-op terroriste de Nice, la Turquie pourrait se retrouver face à un état d’urgence dramatique.

Les États-Unis ne peuvent tolérer l’émergence d’une puissance maritime majeure comme la Turquie qui, depuis la Guerre Froide, a été utilisée comme outil contre la Russie. La base turque d’Incirlik héberge jusqu’à 80% de l’arsenal nucléaire de Washington en Europe. Une réorientation orientale de la politique étrangère d’Ankara signifierait la fin des perspectives US de « domination à spectre total » [« full spectrum dominance« , NdT], créant les conditions d’une nouvelle division impériale du monde – une reconfiguration géopolitique que certains pourraient imaginer alignée avec la perspective d’un axe Moscou/Constantinople ou, en termes mythico-historiques, d’une « Troisième Rome ».

Il est possible que les USA envisagent d’ores et déjà qu’une reconfiguration des alliances impérialistes soit nécessaire, l’influent ancien Conseiller à la Sécurité Nationale Zbigniew Brzezinski ayant suggéré la détente des relations avec la Russie et la Chine. Ce qui ressort clairement des récents événements en Turquie, c’est que le système impérialiste mondial subit des changements tectoniques, d’anciennes alliances militaires s’effondrant et de nouvelles configurations du puissance impériale faisant leur apparition. Les perspectives qui existent pour la libération mondiale de la classe ouvrière, dans cette période de crise capitaliste allant s’approfondissant et de guerres, restent à voir.

Gearóid Ó Colmáin

Article original en anglais :

nato-turkey

Turkey’s New Role: From NATO Lapdog to Emerging Empire? 3 septembre 2016

Traduit par Lawrence Desforges, reseauinternational.net



Articles Par : Gearóid Ó Colmáin

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]