Le sabot du diable

J’ai été choqué quand j’ai lu le titre du Haaretz. Il faisait dire à Sari Nusseibeh « Il n’y a pas de chambre pour deux », signifiant par-là deux États entre la Méditerranée et le Jourdain.

Quoi ? Nusseibeh a-t-il abandonné son soutien à une solution basée sur la coexistence entre l’État d’Israël et l’État de Palestine ?

J’ai lu son long entretien avec Akiva Eldar et retrouvé mon calme. Calmé et aussitôt après en colère. Parce que le titre était une déformation flagrante. Il ne reflétait pas ce qui était dit dans l’interview. Et comme beaucoup de gens ne lisent que les titres et ne prennent pas la peine d’étudier le texte qui suit, c’est une tromperie.

Comment de telles choses se produisent-elles ? Dans Haaretz, comme dans la plupart des autres journaux, la règle est que les titres ne sont pas choisis par les auteurs mais par le rédacteur en chef. Ceci peut aboutir à des titres complètement trompeurs – par ignorance, par négligence ou intentionnellement.

Cette fois-ci, la question et la personne de l’auteur sont trop importantes pour passer ce fait sous silence.

POUR TOUT DIRE, j’aime beaucoup Sari Nusseibeh. Un jour nous avons défilé main dans la main en tête d’une manifestation dans la Vieille Ville de Jérusalem. Nous avons partagé un prix pour la paix en Allemagne (Le prix Lev Kopelev de 2003, du nom du militant russe des droits humains exilé).

J’ai connu son père, Anwar Nusseibeh, un vrai aristocrate palestinien, qui fut ministre de la Défense pendant l’occupation jordanienne et ambassadeur à la cour de Saint James. Juste après le début de l’occupation israélienne, je lui ai demandé confidentiellement s’il préférerait revenir sous administration jordanienne ou avoir un État palestinien indépendant. Il me répondit en termes non ambigus qu’il préférait la seconde solution.

Sari bénéficia d’une éducation britannique en même temps que palestinienne. Certaines personnes le trouvent distant et même hautain, mais je pense qu’il est sensible et modeste. Il est très courageux, tant moralement que physiquement, exprimant souvent des opinions très impopulaires. C’est pourquoi il a été plusieurs fois frappé.

Il y a cinq ans, en coopération avec l’amiral israélien (et actuel ministre sans portefeuille) Ami Ayalon, il publia un plan de paix clair, prévoyant l’établissement d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël, avec des frontières situées sur la Ligne Verte et avec Jérusalem comme capitale des deux États. Le plan n’était pas très différent du précédent plan de paix de Gush Shalom ou de l’Initiative de Genève postérieure.

Donc j’ai été choqué quand j’ai lu le titre. Se pouvait-il que Nusseibeh ait abandonné le point central de cette proposition ?

DANS L’interview, Nusseibeh dit quelque chose de tout à fait différent. Non seulement, il ne dit pas qu' »il n’y a pas de chambre pour deux », mais au contraire, il loue la solution des deux États comme la meilleure solution pratique. Cependant, il ajoute un avertissement aux Israéliens : du fait de l’expansion rapide des colonies, le temps pour la réalisation de cette solution est en train d’expirer. Il fixe même une date limite : la fin de 2008.

Ceci équivaut à un ultimatum : si les Israéliens ratent cette occasion, qui est toujours là, et s’ils continuent d’accélérer l’activité de colonisation à Jérusalem-est et en Cisjordanie, les Palestiniens tourneront le dos à cette solution. A la place, ils accepteront l’annexion à Israël des territoires occupés palestiniens, c’est-à-dire un gouvernement israélien sur l’ensemble du pays entre la mer et le fleuve, et ils se battront pour l’égalité des droits civils à l’intérieur de l’État. Il appelle cela une « alternative par défaut ».

Nusseibeh tient le pistolet démographique sur la tempe des Israéliens. Il leur dit en effet : les Palestiniens seront une grosse minorité dans un tel État. Leur combat pour l’égalité contraindra Israël, en fin de compte, à leur accorder la pleine citoyenneté. Dans quelques années, les citoyens arabes constitueront la majorité. Exit le rêve sioniste. Exit l’État juif. (Soit dit en passant, Tsipi Livni est en train de dire la même chose.)

Nusseibeh connaît bien les Israéliens. Il sait que l’obsession démographique les rend fous. Le démon démographique les poursuit dans leurs rêves. La discussion effrénée sur ce sujet domine le discours israélien. Il croit donc que cette menace obligera les Israéliens à se dépêcher d’accepter la solution des deux États. C’est le principal objectif de l’interview.

AVEC TOUT le respect et l’amitié que j’ai pour Nusseibeh, je crois que cette tactique est imprudente. Très imprudente.

A ses yeux, et aux yeux de certains intellectuels des deux côtés, il n’y a que deux possibilités : la « solution des deux États » ou « la solution d’un seul État ». Un État palestinien à côté de l’État d’Israël ou un État binational dans lequel l’égalité entre tous les citoyens, juifs et arabes, est assurée.

C’est une dangereuse méprise.

La « solution d’un seul État » est un oxymore, une contradiction dans les termes. L’idée d’un seul État n’est pas une solution, mais une anti-solution. C’est une recette pour un conflit sanglant continu. Pas un rêve mais un cauchemar.

Il n’y a aucune chance que les Juifs acceptent, dans cette génération ou la prochaine, de vivre comme une minorité dans un État dominé par une majorité arabe. 99,99% de la population juive se battra contre cela bec et ongles. La démographie ne cessera pas de les hanter, mais au contraire, elle les poussera à faire des choses qui sont impensables aujourd’hui. Le nettoyage ethnique deviendra un programme pratique. Même les Israéliens modérés seront poussés dans les bras de la droite fasciste. Tous les moyens d’oppression deviendront acceptables quand la majorité juive aura pour but de faire en sorte que les Arabes partent avant d’avoir une chance de devenir majoritaires.

Les vrais partisans de l’idée de l’État binational diront : OK, faisons-le. Nous aurons une ou deux générations de bain de sang, d’état de guerre civile, mais à la fin nous persuaderons les Juifs et les obligerons à accorder la citoyenneté et l’égalité aux Palestiniens. Mais quelle personne normale prendrait un tel risque ?

En réalité, le choix est donc : la « solution des deux États » ou « la solution du nettoyage ethnique ».

Dans le meilleur des cas, l’État binational n’est pas réaliste. Je suppose que Nusseibeh, aussi, sait cela. A ses yeux, la menace est une manœuvre tactique. Il va même plus loin et suggère de mettre en œuvre la menace immédiatement à Jérusalem.

Les résidents arabes de Jérusalem-est ne sont pas citoyens israéliens et ne peuvent pas prendre part aux élections législatives. Toutefois ils ont le droit de vote aux élections municipales. Jusqu’à présent, ils ont boycotté ces élections parce qu’y participer impliquerait la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur Jérusalem-est.

Nusseibeh soulève la possibilité que les résidents arabes cessent le boycott et mettent en place une liste électorale qui leur soit propre. Ils sont à peu près un tiers de la population de la ville, et la majorité juive est divisée entre les orthodoxes et les laïques si bien que les Arabes pourraient décider qui serait le prochain maire. Nusseibeh ne rejette pas l’idée de postuler lui-même à cette fonction. Il croit que cela effraierait les Juifs au plus haut point.

LE VRAI danger dans cette tactique n’est pas qu’elle convertirait les gens à accepter l’idée de l’État binational. Le danger est beaucoup plus grand et beaucoup plus immédiat.

Le principal danger est ceci : si l’ensemble du pays est sur le point de devenir un État binational de toute façon, il n’y a plus aucune raison de restreindre la colonisation juive du tout.

Nusseibeh avance que le temps pour la solution des deux États est bientôt écoulé à cause de l’activité de colonisation en Cisjordanie, et en particulier à Jérusalem-est. Mais c’est précisément l’idée d’un seul État qui ouvre les vannes à une colonisation juive débridée. En théorie, la colonisation permet aussi aux Palestiniens d’adopter cette option – mais le fait même de mentionner cette possibilité révèle son absurdité.

Le vrai combat aujourd’hui porte sur la colonisation. Il est mené dans tout le pays, pour chaque colonie, chaque « avant-poste », chaque route de contournement, chaque projet de construction de logements. C’est un combat titanesque qui est conduit partout, depuis la colonie « Har Homa » à Jérusalem jusqu’au « mur de séparation » (qui n’est rien d’autre qu’un moyen d’élargir la colonisation, comme même la Cour suprême israélienne le reconnaît maintenant.)

La tactique de Nusseibeh coupe l’herbe sous le pied de tous ceux qui comme nous se battent contre le vol de la terre et la colonisation – des courageux militants qui chaque jour manifestent et sont blessés dans leur lutte contre le mur, à nos amis à l’étranger qui s’adressent à l’opinion publique dans leurs propres pays.

La « vision » de l’État binational appartient à l’avenir lointain, mais le résultat immédiat de la campagne en sa faveur est de supprimer tous les obstacles à l’effort de colonisation.

C’EST aussi l’objectif qu’Ehoud Olmert, avec ses manœuvres tortueuses, a en tête. Il proclame haut et fort qu’il est favorable à la solution des deux États, mais il faut être fou pour le prendre au sérieux si l’on considère ce qu’il fait sur le terrain.

Il y a deux semaines, ses proches ont dévoilé le plan de paix qu’il soumet à l’Autorité palestinienne. Un plan innocent, et même positif.

Ses principales composantes : Israël rendra tous les territoires occupés à l’État palestinien, sauf 7% de la surface, où sont situés les blocs de colonies. En échange de ces 7%, Israël rendra aux Palestiniens des zones d’Israël-même, égales à 5,5% de la surface de la Cisjordanie. De plus, Israël permettra aux Palestiniens d’utiliser un passage qui sera ouvert entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Cela compensera la différence entre les surfaces de terres échangées.

Alors où est l’arnaque ? Le diable, comme on dit, se cache dans les petits détails. L’accord serait un « shelf agreement » [c’est-à-dire un accord en suspens – ndt]. Il sera mis en œuvre à l’avenir. Quand ? Eh bien…

Les territoires occupés de Cisjordanie seront rendus aux Palestiniens quand l’Autorité palestinienne prouvera qu’elle est capable de les contrôler. Qui le décidera ? Nous, bien sûr.

Les zones israéliennes qui sont destinées à être rendues aux Palestiniens, en échange des zones qui seront annexées à Israël, sont situées le long de la bande de Gaza. Quand seront-elles transmises ? Après que l’administration Hamas dans la bande de Gaza aura été renversée et que l’Autorité palestinienne se fera respecter. La même chose s’applique pour le passage entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Quand cela arrivera-t-il ? Comme disaient les Romains : « aux calendes grecques ». (Dans le calendrier romain, les calendes étaient les premiers jours du mois – le calendrier grec n’avait pas de calendes.)

L’arnaque réelle est devenue évidente quand des proches d’Olmert ont expliqué que, immédiatement après l’acceptation du « shelf agreement » par les Palestiniens, Israël commencera à accélérer l’activité de colonisation, puisque, selon l’accord, les blocs de colonies deviendront dans tous les cas partie intégrante d’Israël. Même les Américains ne pourraient rien objecter à cela, après que les Palestiniens eux-mêmes auront accepté l’annexion de ces zones à Israël.

Pour dire les choses simplement : tous ces accords sont des mots vides de sens, et une seule chose est concrète et immédiate : les colonies seront étendues sans cesse.

DANS LA MYTHOLOGIE chrétienne, le diable a un sabot fourchu. Quelquefois ce sabot se voit sous sa longue robe, ce qui le trahit.

Notre sabot du diable, ce sont les colonies. Lors de l’examen de toute idée ou de tout plan, il faudrait soulever le bas de la robe pour voir ce que celle-ci dissimule en réalité.

Article en anglais, « The Devil’s Hoof« , Gush Shalom, le 23 août 2008.

Traduit de l’anglais pour l’AFPS: SWPHL

 Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom



Articles Par : Uri Avnery

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