Le scandaleux Tribunal de la Haye

L’ex-président du Monténégro, Momir Bulatovic, était le dernier témoin cité par Slobodan Milosevic pour sa défense devant le Tribunal pénal international de La Haye (TPIY). Il n’a pas pu faire sa déposition avant le décès de l’accusé. Mais il a pu passer pratiquement ses dernières heures avec l’ex-président de Serbie. Il vient de publier un livre d’accablantes révélations à Belgrade, qui discrédite définitivement ce tribunal d’injustice.  

Slobodan Milosevic considérait Momir Bulatovic (né en 1956) comme un témoin capital pour sa défense, parce qu’il avait occupé de très hautes fonctions durant toute la période de la crise yougoslave qui intéressait le procureur du TPI : d’abord, comme président de la République fédérée du Monténégro (à partir de 1990 et durant sept ans), puis comme chef du gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie (de 1998 à 2000). Il pouvait ainsi en toute connaissance de cause montrer l’inanité de l’accusation portée contre l’ancien président de Serbie selon laquelle il avait tenu un rôle dirigeant dans « l’entreprise criminelle commune » qui avait conduit, d’une part, à la destruction de la Yougoslavie et, de l’autre, aux guerres en Croatie et en Bosnie-Herzégovine en vue de créer une « grande Serbie ».

Une audition capitale

Aussi l’audition du témoin, fixée au mardi 14 mars 2006, avait-elle été préparée avec beaucoup de minutie à la prison de Scheveningen par les deux hommes qui y ont travaillé durant dix-huit heures, réparties sur une période de trois jours (les 8,9 et 10 mars). Des efforts rendus cependant vains par la mort subite de l’ancien chef de L’Etat, intervenue le samedi 11 mars. De sorte que Momir Bulatovic est devenu non seulement le dernier témoin appelé par Slobodan Milosevic à déposer en sa faveur à l’audience de son procès désormais clos à La Haye , mais aussi l’une des rares personnes à l’avoir vu vivant à la veille de son trépas. Une situation imprévue qui lui imposait, à un double titre, un devoir de mémoire, pour user d’une formule dont on abuse aujourd’hui.

Un témoignage choc

Bulatovic s’est acquitté avec honneur de cette tâche dans un livre – publié durant l’été dernier en Serbie et intitulé « Un plaidoyer non prononcé » – dont le véritable auteur est, écrit-il, Milosevic, et que lui, Momir Bulatovic, témoin de la défense, « a rédigé en s’en tenant à la vérité, mais tout en suivant les instructions et les suggestions de Slobodan Milosevic, qui était ici dans le rôle de son propre avocat. »

Sur l’état physique de l’accusé, le témoignage de Bulatovic est fort précis. La santé de Milosevic s’était visiblement dégradée, la fatigue le gagnait rapidement et l’empêchait de maintenir son attention en éveil de manière constante ; en outre, il souffrait d’une constante douleur dans la région des reins. « Il n’était pas nécessaire, note Bulatovic, d’être un expert pour comprendre avec clarté que les conditions de détention et les soins qui lui y étaient dispensés affectaient gravement sa santé. »

Le premier jour de leur entrevue (le mercredi 8 mars), Milosevic ne dit rien de ce sujet. En revanche, le lendemain, il l’aborde pleinement. Lorsque Bulatovic le retrouve vers 11 heures, il est en train de feuilleter la documentation médicale du tribunal le concernant. Il a reçu ce jeudi 9 mars, soit avec deux mois de retard, les résultats des analyses effectuées le 12 janvier 2006. Ce simple fait suscite en lui des soupçons d’autant plus lourds que les examens révèlent la présence dans son corps d’un antibiotique, la rifampicine, qui sert à soigner la lèpre et la tuberculose et qu’il n’a jamais, dit-il, absorbé délibérément. « Alors, pour la première fois, raconte le témoin, Slobodan Milosevic soutient devant Zdenko Tomanovic (son conseiller juridique) et moi-même qu’il est secrètement empoisonné en prison par l’introduction de ce médicament qui annule les effets de son habituelle thérapie destinée à diminuer la pression artérielle. »

Dans la foulée et toujours en présence des deux témoins serbes, Milosevic fait part de ses soupçons à Gillian Higgins, l’assistante de Steven Kay, l’avocat nommé d’office par le Tribunal, et lui explique au téléphone qu’il n’a jamais songé à prendre en cachette ce médicament au risque de sa vie, et qu’il juge offensantes les affirmations selon lesquelles il l’aurait dissimulé (ce qui était, d’ailleurs, tout à fait impossible) et avalé, afin de rendre urgent son transport à Moscou pour y être soigné in extremis.

Dans la soirée de jeudi, il rédigera la lettre manuscrite adressée au ministre russe des affaires étrangères et que Tomanovic remettra le lendemain (10 mars) à l’ambassade de Russie.

Un esprit combatif

Sur la disposition d’esprit de Milosevic, Bulatovic est catégorique : le détenu était convaincu qu’il pouvait vaincre le tribunal de La Haye et il était entièrement absorbé par le combat qu’il livrait à cette fin. Bref, il était à l’opposé des intentions d’esquive ou de fuite que les gens de l’accusation lui prêtaient en l’accusant de consommer frauduleusement la rifampicine. Sa combativité suscitait d’autant plus l’admiration de Bulatovic que ce dernier situait les chances de succès de Milosevic à un niveau « inférieur au minimum ». Le témoin aurait, lui, voulu, par amitié et raison, que l’accusé songeât d’abord, et même uniquement, à sa santé. Il écrit: « Je lui disais alors : tu ne peux vaincre le tribunal que si tu restes en vie. Je vois maintenant que je me trompais. Le tribunal peut être vaincu même si on meurt. Bien que le prix de cette victoire soit trop élevé et ne puisse satisfaire personne. »

Le tribunal détériorait-il délibérément la santé de Milosevic ? La réponse à cette question se trouve, dit Bulatovic, dans l’absence de réaction de cette instance dite de justice : « Les responsables du Tribunal n’ont rien entrepris alors qu’ils connaissaient depuis le 12 janvier 2006 la présence de ce médicament contre indiqué dans le sang de Milosevic. Peu importe comment ce médicament est parvenu dans son organisme (y compris par le truchement de l’invraisemblable hypothèse du tribunal selon laquelle Milosevic le prenait en cachette), le tribunal aurait dû prendre des mesures dès la découverte de cette dangereuse anomalie. Mais il n’a pas bougé. »

Le démenti des mensonges

Dès octobre 2002, Momir Bulatovic avait annoncé publiquement qu’il était prêt à témoigner en faveur de Milosevic. Il l’avait fait au terme d’une déclaration, rédigée à la demande de l’accusé du TPI, rendue publique et dans laquelle il rectifiait les nombreuses contrevérités figurant dans la déposition d’un témoin de l’accusation, Nikola Samardzic, qui avait été un court instant, dans les années 90, ministre des Affaires étrangères du Monténégro. Dans cette affaire, Bulatovic avait été ébahi par le nombre incroyablement élevé de mensonges prononcés par son ancien collaborateur, retiré depuis longtemps de la vie publique ; et aussi par le fait que les services du Procureur de La Haye, pour recueillir ses affirmations, avaient réussi à le retrouver dans la lointaine Australie où il vivotait anonyme et en mauvaise santé (il allait d’ailleurs mourir peu après).

Une fourbe invitation

Or, en dépit de sa claire annonce sur son intention de soutenir Milosevic, Momir Bulatovic a été convié par le TPI, en octobre de l’année suivante, à venir déposer comme témoin de l’accusation au même procès. La surprenante invitation est venue par une femme nommée Nevenka Tromp, vraisemblablement d’origine croate (par sa manière de parler) et ayant le statut d’analyste et d’enquêteur au tribunal. Lors de leur rencontre, le 15 octobre 2003, dans un grand hôtel de Belgrade, Bulatovic allait apprendre (par un enquêteur de police qui accompagnait son interlocutrice) qu’il figurait sur la liste des suspects du TPIY et qu’il pouvait, à ce titre, être arrêté à tout moment si le tribunal en décidait ainsi. Nevenka Tromp lui a alors expliqué ce que l’on attendait de lui : il devait aider l’accusation à présenter les différences qui existaient entre lui et Milosevic sur diverses questions, mais qui n’étaient pas visibles de l’extérieur et avaient ainsi échappé à l’attention générale. A cet effet, Bulatovic était incité à rencontrer Geoffrey Nice, le représentant de l’accusation au procès de Milosevic. Avant de prendre congé des émissaires de La Haye, l’ancien président du Monténégro avait posé une ultime question : s’il rejetait leur invitation risquait-il d’être accusé par le tribunal ? Et il a eu droit à cette réponse mémorable : « Vous ne pourrez jamais savoir si vous serez accusé tant que la l’accusation ne sera pas prononcée, et la décision dépend de l’accusation et non de vous et de vos décisions. ». Par lettre datée du 20 octobre 2003 et adressée à Nevenka Tromp, Momir Bulatovic a refusé officiellement et définitivement les propositions du TPI.

La volte-face américaine

Cet épisode est à rapprocher d’un autre que Milosevic avait demandé à Bulatovic de raconter à l’audience et qui figure dans le livre de ce dernier. A la fin de l’année 1996, le témoin effectue un voyage de travail aux Etats-Unis au cours duquel il se rend vite compte que Milosevic ne jouit plus au sein de l’administration américaine de la bonne image acquise lors des négociations de Dayton. La politique de Washington concernant les Balkans est à un tournant, et elle a déjà pris, à cette époque, la décision d’envoyer au Kosovo 50.000 militaires de l’OTAN. Bulatovic comprend également que la crédibilité de l’OTAN est une préoccupation majeure des Américains. Et on lui dit, sans la moindre réserve, que la politique de Milosevic constitue un obstacle direct aux intérêts des Etats-Unis dans la région. « Comme l’administration américaine m’a clairement demandé de me distancier de Slobodan Milosevic, raconte Momir Bulatovic, on m’a proposé de devenir ce que Milo Djukanovic, alors Premier ministre du Monténégro et mon plus proche collaborateur, deviendra plus tard. »

Et s’adressant à Milosevic, il ajoute : « On m’a déclaré ouvertement que dans la mesure où je m’éloignais de toi et de la politique que nous avions arrêtée et menée ensemble, je bénéficierais du mérite d’être désigné par l’Amérique comme un nouveau leader démocrate ayant une importance régionale. Je n’ai pas pu accepter cette offre, non par attachement à ta personne, mais parce que j’étais convaincu que je devais maintenir le Monténégro sur la voie de l’unité indéfectible avec la Serbie. Pour le meilleur comme pour le pire. J’ai dit alors à mes interlocuteurs US que je souhaitais bénéficier de l’estime et des faveurs de leur administration, mais que je ne pouvais pas les obtenir au prix d’un travestissement de la vérité sur la Serbie qui nous était fraternelle. »

Une réunion peu connue

Mais la véritable déclaration de guerre de la communauté internationale contre Milosevic remonte, d’après ce dernier et Momir Bulatovic, à un évènement un peu plus tardif qu’il faut citer parce qu’il est peu connu. Il s’agit de la réunion des dirigeants des pays du sud-est européen, en Crète en novembre 1997. A l’audience du procès, Bulatovic devait rappeler que Milosevic avait eu à cette occasion un entretien très important avec le Premier ministre albanais Fatos Nano au cours duquel les deux hommes s’étaient engagés à améliorer les relations de bon voisinage entre leurs pays. Le représentant de Tirana avait déclaré avec netteté que la question du Kosovo était une affaire intérieure de la Serbie. De l’avis général, ce « sommet » avait constitué un net progrès pour établir la confiance et promouvoir l’entente dans les Balkans. Quant à Milosevic, il était apparu comme l’acteur principal de cette amélioration soudaine et bienvenue. Or cette évolution perturbait, devait dire Bulatovic dans son témoignage, la politique américaine définie un an plus tôt ; comme Washington n’allait pas tarder à le faire savoir.

Un remplacement forcé

Le chef de gouvernement albanais Fatos Nano devait bientôt être soumis à de très vives critiques, en provenance notamment de l’administration américaine, qui l’affaibliront sérieusement sur le plan de la politique intérieure. Il sera ainsi remplacé au sommet suivant des Etats du sud-est européen (tenu à Antalya sur la cote turque, en automne 1998) par le ministre des Affaires étrangères Pandeli Majko, qui refusera (sans aucune explication) de rencontrer la délégation de Belgrade présidée cette fois par Momir Bulatovic. Ce dernier raconte : « Tous les chefs de délégations avec lesquels je me suis entretenu étaient certains que les forces de l’OTAN allaient attaquer la Yougoslavie et qu’elles n’attendaient qu’un prétexte opportun pour déclencher l’offensive. Les représentants de la Grèce et de la Turquie nous ont même dit que leurs pays, bien que membres de l’Alliance atlantique, étaient opposés à cette action, comme eux-mêmes personnellement. Mais, disaient-ils, il n’y avait rien à faire car les Américains décidaient de tout, et leur décision de nous bombarder était déjà prise. »

Avant de terminer, signalons, afin de la garder en mémoire, une étonnante découverte que Momir Bulatovic a faite sur le fonctionnement du TPI. Travaillant à sa déposition, il avait repris tous les sténogrammes des réunions tant de la Présidence collective yougoslave que des présidents des Républiques fédérées, durant l’année cruciale de 1991. Ce qui représente une imposante documentation réunissant plus de 20.000 pages dactylographiées.

L’acte d’accusation contre Slobodan Milosevic faisait état de ces réunions pour attribuer explicitement leur échec à l’intransigeante rigidité de l’accusé ou à ses calculs pour constituer une « grande Serbie », et non à la volonté sécessionniste de la Slovénie et de la Croatie, ce qui était pourtant le cas, comme le prouvent, sans la moindre ambiguïté, les comptes rendus de ces séances. C’était, d’ailleurs, la raison précise pour laquelle Bulatovic voulait produire ces pièces devant le Tribunal.

Or le témoin devait constater que ces sténogrammes n’avaient pas été traduits en anglais (qui est la langue du TPIY). Par conséquent l’accusation ignorait leur contenu et était incapable d’apprécier l’exactitude des résumés qui en avaient été faits pour les besoins de l’accusation. En revanche, Momir Bulatovic était en mesure d’effectuer les vérifications nécessaires et il a établi que tous les résumés en question trahissaient les textes originaux. Et les affirmations du témoin pouvaient être, à leur tour, vérifiés, puisque, grâce à sa diligence, ces sténogrammes sont désormais traduits et se trouvent, enfin, accessibles aux représentants de l’accusation. Mais il ne faut pas rêver : ces derniers, qui se sont habitués à se passer de preuves dans leurs réquisitions, ne se soumettront pas volontiers à une révision, d’autant moins que personne ne le leur demandera dans l’état actuel et misérable des choses.

Le manquement mis à jour par le dernier témoin de Milosevic appartient à la justice que rendra un jour la postérité. Mais pour l’instant, il figure comme l’une des plus éloquentes dénonciations du TPIY, dans sa conception et sa pratique.



Articles Par : Kosta Christitch

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]