Les parlementaires et les citoyen-ne-s se mobilisent à Bruxelles pour l’annulation de la dette odieuse de la Tunisie

Compte-rendu de la conférence du 24 mars sur la dette tunisienne au Parlement européen à Bruxelles

Le 24 mars 2011, le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et les députées européennes Marie-Christine Vergiat et Gabriele Zimmer, membres de la GUE/NGL (Gauche Unitaire Européenne – Gauche Verte Nordique), ont organisé au Parlement européen à Bruxelles une conférence publique intitulée « L’Union européenne et la dette tunisienne ». Cette conférence, soutenue par ATTAC, le CNCD-11.11.11, EURODAD et le Front du 14 janvier, a réuni près de 100 personnes dont des parlementaires de la GUE/NGL, du Groupe des Verts européens et du Parti Socialiste Européen (PSE). Elle a constitué un moment privilégié pour relayer en Europe la campagne pour la suspension immédiate du remboursement de la dette tunisienne, lancée en Tunisie par RAID, une organisation membre des réseaux internationaux CADTM et ATTAC[1].

Dans le premier panel modéré par la députée européenne Malika Benarab-Attou (Verts européens), Fathi Chamkhi (RAID-ATTAC-CADTM Tunisie) a souligné l’hypocrisie des puissances européennes qui ont soutenu le dictateur Ben Ali jusqu’au bout contre le peuple tunisien, pour préserver les intérêts de leurs transnationales. Il signale que “les révolutions qui secouent la rive sud de la méditerranée en sonnant le glas des dictatures annoncent aussi la fin de l’époque des dominations et du néocolonialisme” et appelle l’Europe à “mettre en place des vraies politiques de coopération négociées d’égal à égal, avec les peuples, désormais souverains, du Sud”[2]. De même qu’il s’est affranchi de la dictature de Ben Ali, le peuple tunisien veut s’affranchir du fardeau de la dette, au coeur de ce système de domination et de spolation. RAID-ATTAC-CADTM Tunisie est à l’initiative de la campagne pour la suspension du paiement de la dette lancée en Tunisie. Ce moratoire exigé sur cette dette (avec gel des intérêts) est d’autant plus urgent que le gouvernement provisoire prévoit d’affecter, dès le mois d’avril, 410 millions d’euros sur les 577 millions d’euros destinés cette année à son remboursement (l’équivalent de six fois le budget de la santé!).

Comme le souligne cet appel : « Suspendre le paiement de 577 millions d’euros ne nuira en rien aux créanciers de la Tunisie. Par contre, payer cette somme ne fera qu’aggraver la situation du peuple tunisien !”. Fathi Chamkhi a expliqué que la Tunisie “est devenue, sous le long règne de la dictature, un fournisseur net de capitaux au titre de la dette. Désormais, c’est la Tunisie qui finance les riches créanciers du Nord et non le contraire”. Alors que les prêts augmentaient sous la dictature, “dans le même temps, la pauvreté, le chômage et le pouvoir d’achat moyen se sont dégradés de manière significative : plus de 10% des Tunisiens vivent actuellement en dessous du seuil de pauvreté, le taux de chômage dépasse 15% et concerne dans 3 cas sur 4 des jeunes de moins de 34 ans, qui sont surtout des diplômés de l’université.(…) Seule une minorité en a profité. Le dictateur et ses proches sont ceux qui ont le plus bénéficié de cette dette”.

Fathi Chamkhi a également mis en évidence la lettre adressée par un collectif d’associations tunisiennes (dont RAID-ATTAC-CADTM Tunisie) au gouverneur de la Banque centrale de Tunisie[3] pour exiger le moratoire sur la dette tunisienne en attendant l’élection de l’Assemblée constituante prévue le 24 juillet prochain et la formation d’un gouvernement démocratiquement élu (le gouvernement provisoire n’ayant aucune légitimité pour effectuer ce paiement) et la réalisation d’un audit de la dette afin de déterminer sa part odieuse, c’est-à-dire celle qui n’a pas servi aux Tunisien-ne-s et qu’il faut donc répudier sans conditions.

Mohammed Ellouze, avocat et membre fondateur de l’association tunisienne contre la torture, a fait un état des lieux des avoirs illicites du clan Ben Ali, qui ont évolué au même rythme que la dette, avec la complicité des pays européens. Il a insisté sur le fait que l’Union européenne et ses pays membres se sont appuyés sur cette “voyoucratie” pour construire une Tunisie ultralibérale, où les capitaux européens ont pu s’assurer la mainmise sur les banques, les transports, le commerce, etc., tandis que les conditions de vie des populations devenaient toujours plus insupportables. La Tunisie a pris un décret portant sur le rapatriement en Tunisie des biens mals acquis de Ben Ali et ses proches, placés à l’étranger. Mohammed Ellouze a également souligné la difficulté de récupérer ces biens sans collaboration effective des autres pays, et rappelé les obligations des Etats européens qui ont ratifié à la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la corruption. Cette convention consacre notamment la restitution des avoirs détournés comme un principe fondamental du droit international. M. Ellouze a conclu qu’il n’est pas compliqué pour les Etats européens de détecter la corruption et les biens mals acquis, dès lors qu’ils ont la volonté politique de le faire.

En direct depuis Tunis (en conférence téléphonique), Kamel Jendoubi, président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (REMDH), a rappelé que « le régime de Ben Ali n’a pas disparu, il a été touché à la tête, il est assommé, mais n’a pas disparu ». Pour lui, l’annulation des créances européennes à l’égard de la Tunisie signifierait un signal fort de la part de l’UE. Il s’est également insurgé contre le traitement reservé aux migrant-e-s en Europe et appelle l’UE et ses Etats membres à revoir leurs politiques migratoires et de coopération.

Le second Panel, dans lequel est notamment intervenue la députée européenne Ines Ayala Sendera (PSE), a porté sur le rôle néfaste de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Tunisie et du projet de Banque euro-méditerranéenne, dénoncé par plusieurs participant-e-s. La modératice Selma Benkhelifa, avocate et membre du Front du 14 janvier, a souligné que la BEI dispose d’un portefeuille de prêts deux fois plus important que la Banque mondiale et qu’à l’instar de cette dernière, l’action de la BEI est davantage motivée par des considérations liées au profit que par le soucis d’améliorer les conditions de vie des populations. Elle a rappelé la clause relative aux droits de l’homme dans les contrats et questionné l’absence de mécanisme adéquat visant à vérifier et sanctionner un gouvernement niant les droits fondamentaux de son peuple. L’autre intervenante de ce panel, Oygunn Brynildsen (EURODAD), a mis en évidence le manque de transparence et la difficulté à retracer les activités de prêts de cette institution[4]. Elle a rappelé que l’Union européenne et la BEI ont jusqu’à présent soutenu politiquement et financièrement les régimes en Afrique du Nord, dont celui de Ben Ali. Dès lors, elle appuie également la nécessité d’un moratoire sur la dette tunisienne et d’un audit de ces prêts afin d’apprécier s’ils ont bénéficié aux élites corrompues ou au peuple.

Enfin, Éric Toussaint (président du CADTM Belgique) a fait la synthèse des différentes interventions en soulignant que le peuple tunisien est parfaitement en mesure de prendre les décisions clé quant à son avenir mais que le Nord doit cesser d’entraver le développement des populations, en mettant fin à l’évasion des capitaux, au pillage des ressources par les multinationales et les institutions financières internationales, etc. Il a en outre souligné que le régime dictatorial tunisien a été renversé par un mouvement populaire profond et que la dette contractée sous la dictature de Ben Ali revêt la qualification juridique de « dette odieuse »: il s’agit d’une dette personnelle du régime, dont les créanciers ne peuvent exiger le remboursement, sinon auprès du régime de Ben Ali[5]. Eric Toussaint rappelle qu’il y a de nombreux précédents d’annulation/répudation de dettes dans l’Histoire. Il cite l’exemple de la Norvège qui, sous la pression des mouvements sociaux, a annulé unilatéralement et sans conditions des dettes de cinq pays – Équateur, Égypte, Jamaïque, Pérou et Sierra Leone -, reconnaissant sa part de responsabilité dans leur endettement illégitime[6].

La députée européenne Marie-Christine Vergiat (GUE/NGL) a clos cette conférence en appelant les parlementaires européens et nationaux à signer le plus rapidement possible l’appel lancé par le CADTM à destination de ces parlementaires pour la suspension immédiate du remboursement des créances européennes sur la Tunisie (avec gel des intérêts) et la mise en place d’un audit de ces créances[7]. Cet appel  qui devrait renforcer la campagne tunisienne vise, à court terme, à faire pression sur le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie pour qu’il suspende le remboursement de cette dette.

Notes

[1] Lire l’appel http://www.cadtm.org/Tunisie-campagne-pour-la
[2] Lire l’intervention de Fathi Chamkhi au Parlement européen: http://www.cadtm.org/Intervention-au-Parlement-Europeen
[3] Lire la lettre adressée au gouverneur de la Banque centrale : http://www.cadtm.org/Lettre-au-gouverneur-de-la-Banque. Mustapha Kamel Nabli était en poste à la direction Moyen-Orient/Afrique du Nord à la Banque Mondiale avant d’occuper le poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie.
[4]    Un rapport de Eurodad et Counter Balance a montré que la BEI et ses clients ont souvent utilisé les paradis fiscaux.

[5] Selon la doctrine de la dette odieuse, reconnue en droit international : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».

[6]nHélene Baillot et Renaud Vivien, L’annulation de la dette des pays en développement gagne du terrain au Sud comme au Nord, 30 septembre 2009, http://www.cadtm.org/L-annulation-de-la-dette-des-pays

[7]Appel des parlementaires européens et nationaux : Pour un audit des créances européennes à l’égard de la Tunisie, http://www.cadtm.org/Appel-des-parlementaires-europeens,6560



Articles Par : Cécile Lamarque et Renaud Vivien

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