Les services publics en ligne de mire

Appel de la LRU (France)

Grévistes contre «usagers pris en otages», «corporatismes» contre «intérêt  général», «privilégiés» contre «travailleurs méritants». Etudiants e  enseignants à l’université, directement confrontés aux conséquences de la  loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), nous  sommes convaincus de la nécessité de transformer l’université.

En tant que chercheurs en sciences sociales, nous estimons que cette présentation politico-médiatique des mouvements sociaux actuels masque la question centrale qu’ils nous posent : celle de la place des services publics dans notre société. Déjà présentes en 1995, ces préoccupations n’ont pas trouvé de réponse politique. L’invocation rituelle de la «modernisation», de l’«autonomie», de la «gouvernance», et les mesures apparemment techniques qui sont menées au nom de ces mots d’ordre empêchent le nécessaire débat sur la finalité des réformes en cours. Loin d’être une nouvelle poussée de l’éternelle rébellion de la jeunesse, la mobilisation des étudiants a ceci d’original qu’il s’agit d’un mouvement porté par les usagers du service public eux-mêmes. Par leurs revendications, les étudiants mettent le doigt sur les ambiguïtés de l’autonomie ainsi proclamée par la loi. Sera-t-elle plus autonome cette université qui devra compter sur les fonds privés plutôt que le financement par l’impôt, garant de la solidarité nationale ? Seront-ils plus autonomes ces étudiants qui devront bientôt s’acquitter de droits d’inscription plus élevés ? Seront-ils plus autonomes ces enseignants-chercheurs dont le recrutement et les activités pédagogiques et scientifiques seront davantage contrôlés par leur hiérarchie administrative et par les financeurs ? Et ces personnels administratifs et techniques menacés par l’externalisation de leurs activités ? En place d’autonomie, c’est plutôt une forte hétéronomie que promeut la loi LRU en resserrant les pouvoirs dans les mains de quelques mandarins, chefs d’entreprise ou notables.

Finalement, en interpellant le gouvernement sur la question du financement, du fonctionnement et des missions de l’université, les étudiants – dont la LRU réduit la représentation dans les conseils d’administration –, refusent de laisser la définition du service public d’enseignement à quelques experts ou hauts fonctionnaires. C’est aussi la question de la place du service public qui est en cause dans les grèves contre la réforme des régimes spéciaux. Ces métiers au contact du public remplissent une mission spécifique : leur contribution à la cohésion sociale a longtemps eu pour contrepartie la reconnaissance, statutaire si ce n’est pécuniaire, des agents publics. Beaucoup de travaux récents, sur les postiers ou les conducteurs de bus par exemple, ont montré que les mesures de libéralisation avaient non seulement détérioré les conditions de travail et d’emploi de ces salariés mais qu’elles avaient aussi remis en cause leur honorabilité. Au centre des changements qui travaillent notre société, ces agents doivent affronter les logiques de concurrence et de rentabilité tout en étant confrontés aux inégalités et aux souffrances sociales.

C’est l’enseignant face aux enfants de la démocratisation scolaire menacés par la déstructuration du marché du travail, ou encore le cheminot face aux fermetures de lignes régionales et aux territoires relégués. Ne pas dégrader les conditions de travail et d’emploi de ces agents, c’est renouveler la confiance de la société à leur endroit, c’est aussi reconnaître que certaines activités doivent échapper aux seules logiques marchandes. La mise en scène spectaculaire des différentes réformes des services publics empêche de les penser dans leur globalité. Plutôt que d’envisager les services publics au seul prisme des supposés privilèges des fonctionnaires et des coûts qu’ils génèrent, ces réformes doivent être pensées dans leurs dimensions sociales et politiques. Cela nous apparaît comme la condition pour sortir de l’alternative entre l’immobilisme, rejeté par les personnels et les usagers eux-mêmes, et le démantèlement des services publics.

* Appel lancé par le collectif contre la LRU du campus Jourdan (Ecole normale supérieure-EHESS-Ecole d’économie de Paris) : Christian Baudelot, sociologue, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure Stéphane Beaud, sociologue, professeur à l’Ecole normale supérieure Florence Weber, sociologue, professeur à l’Ecole normale supérieure, Jérôme Bourdieu et Muriel Roger, économistes, Inra et Ecole d’économie de Paris Bruno Amable, économiste, professeur à l’université Paris-I Dominique Lévy, économiste, directeur de recherche au CNRS, Ecole d’économie de Paris, etc. A l’initiative du collectif contre la LRU du campus Jourdan (Ecole normale supérieure/EHESS/Ecole d’économie de Paris), paru dans le quotidien Libération du 21 novembre 2007.

(21 novembre 2007)



Articles Par : Collectif contre la LRU

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