L’histoire purement imaginaire de la banque Belfiasco et du couple Preudhomme

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Pas nécessairement facile de se mettre dans la peau des dirigeants d’une grande banque, que ce soit un grand actionnaire ou un haut dirigeant, pour comprendre leur vision du business. La grande majorité des personnes qui détiennent un compte en banque ont peine à imaginer comment fonctionne ceux qui dirigent cette même banque, leur façon de penser et les avantages qu’ils en tirent. Comprendre concrètement ce qu’est le rendement sur fonds propres (ROE) est particulièrement difficile car nombreux sont ceux qui ne peuvent même pas imaginer tout ce que cache la réponse à une telle question.

Essayons de rendre les choses plus accessibles, en réalisant une comparaison entre une famille comme il en existe tant et les patrons de grandes banques comme il en existe quelques-uns seulement.

Imaginons M. et Mme Preudhomme en Belgique en 2007, proches de la cinquantaine, qui ont accumulé en 30 ans d’activités une épargne de 100.000 euros (ce qu’ils considèrent comme leur capital). Ils décident alors d’acheter une maison de 500.000 euros qui comporte trois appartements. Ils apportent leurs 100.000 euros de fonds propres, soit 20% du prix d’achat. Ils vont occuper eux-mêmes un appartement et les deux autres seront loués. Ils empruntent 400.000 euros à la banque Fortum à rembourser en 20 ans à un taux d’intérêt de 5% mensuel, ce qui représente 18.780 euros par an (la moyenne sur les 4 premières années du prêt) auxquels s’ajoutent 12.898 euros de remboursement annuel du capital (la moyenne sur les 4 premières années du prêt), soit 31.678 euros à rembourser chaque année. Ils font le calcul suivant : « Si on loue chaque appartement pour 1000 euros par mois, cela nous rapportera 10.000 euros par appartement, soit 20.000 euros en tout par an, hors frais d’entretien et charges diverses. Il nous restera à financer 11.678 euros, ce qui correspond à 117 % du loyer que nous avions à payer précédemment. Cela veut dire qu’il faudra réserver une plus grande part de nos revenus au remboursement du prêt, mais au bout du compte, quand nous aurons 70 ans, nous serons propriétaires de cette maison qui procure des revenus et nous pourrons un jour la léguer à nos 3 enfants ».

Par ailleurs, imaginons que, la même année, la banque Belfiasco prend aussi la décision d’acheter le même type d’immeuble que le couple Preudhomme. Elle en achète des centaines comme ceux-là pour augmenter son patrimoine immobilier dans un contexte où les prix des maisons augmentent de manière accélérée. Un bien immobilier d’une valeur de 500.000 euros peut en valoir 600.000 quatre ans plus tard. C’est donc une bonne opération. Comment va-t-elle financer son achat ? Elle construit le schéma suivant : elle apporte 4% de fonds propres, soit 20.000 euros. Pour les 480.000 euros restant, elle utilise 180.000 euros des dépôts effectués par les clients de la banque qui font verser leur salaire et autres revenus sur leur compte courant sans que la banque ne leur verse de rémunération (alors qu’elle reçoit cet argent en prêt et qu’elle l’utilise à sa guise). Enfin elle finance le solde (300.000 euros) en empruntant sur le marché interbancaire à un taux de 3,26 % (la moyenne des taux interbancaires européens « Euribor » des années 2007 à 2010). A côté de sa dépense sur fonds propres pour un montant de 20.000 euros (que la banque Belfiasco n’effectue qu’une fois évidemment), le coût annuel de son achat s’élève à 9 780 euros d’intérêts versés aux autres banques. Si elle loue chacun des trois appartements pour 1000 euros par mois, tous frais d’entretien déduits, cela donnera environ 30.000 euros par an dont il faudra retirer 9 780 euros de frais d’emprunts. Le revenu net s’élèvera à 20 220 euros, soit c haque année 101 % de rendement sur les fonds propres qu’elle a apportés au départ. Si on calcule le rendement sur l’investissement total, cela donne 20 220 euros sur 500.000 euros, à savoir 4,04 %.

La différence de situations entre le couple Preudhomme et la banque Belfiasco saute aux yeux. Car ce que fait la banque pour financer l’achat d’un bien est très éloigné de ce qui est à la portée de tout un chacun. Dans le monde très fermé des grandes banques (sur les 8000 banques de l’Union européenne, les 20 plus grandes disposent de la moitié des 46.000 milliards d’actifs !), ce qu’elles empruntent, en quelque sorte elles ne le remboursent pas, elles ne paient que des intérêts. En effet, à chaque échéance où le capital doit être remboursé, elles recourent à un nouvel emprunt pour rembourser le précédent. C’est inimaginable pour des emprunteurs provenant de la majorité de la population. Il faut ajouter qu’elles ne rémunèrent pas les dépôts sur les comptes courants alors qu’elles utilisent l’argent qui y est déposé. Cette situation se prolonge tant que les grandes banques ont un accès continu et à peu de frais (de préférence inférieur au taux d’inflation) au crédit. Evidemment, si les déposants retirent leur argent ou/et si les différents prêteurs perdent confiance et serrent le robinet du crédit, la banque se retrouve alors en cessation de paiement car son petit jeu prend fin. Dans ce cas, il y a de fortes chances que les pouvoirs publics interviendront pour sauver la banque s’ils considèrent qu’elle est trop grande pour faire faillite (too big to fail). Pensons à Fortis, Dexia, KBC,…

Nous avons imaginé une situation se déroulant en 2007. Déplaçons-nous dans le temps et franchissons 5 années. Nous sommes en 2012, la crise a éclaté en Europe et a commencé à avoir des effets dévastateurs en Belgique. L’activité économique a flanché, des milliers de travailleurs se sont retrouvés sans emploi. Monsieur Preudhomme a perdu son emploi à Arcelor Mittal et Madame a été licenciée de l’usine Opel au Limbourg. Ils sont incapables de poursuivre le remboursement de l’emprunt hypothécaire de 400.000 euros. La banque Fortum a fait vendre le bien. Le couple Preudhomme s’est retrouvé sans logement et a demandé à ses enfants de les héberger. Les Preudhomme avaient remboursé, en 4 ans, 75 120 euros d’intérêts et 51 591 euros de remboursement du capital emprunté. Pour établir ce calcul plausible, on a pris en compte les conditions habituelles liées à un crédit hypothécaire. Il reste 348 409 euros de capital à rembourser.

Maintenant, regardons ce qui se passe du coté de la banque Belfiasco qui avait acheté un bien similaire à celui des Preudhomme. En 2012, elle peut poursuivre ses opérations d’achat avec une modification de son profil de financement car les autres banques ne veulent plus lui prêter de l’argent (les banques se méfient les unes des autres à cause des créances douteuses que nombre d’entre elles détiennent). Mais heureusement, les pouvoirs publics sont là pour venir en aide à la banque Belfiasco et aux autres banques. La BCE prête de l’argent aux banques à un taux nettement inférieur à l’inflation. Un vrai bonheur pour les banquiers.

Que fait la banque Belfiasco ? Elle rachète le bien immobilier des Preudhomme pour la somme de 400.000 euros car le marché immobilier bat de l’aile. Pour cela, elle investit 18.000 euros de fonds propres (soit 6% du prix de l’immeuble), utilise 132.000 euros prélevés sur les dépôts non rémunérés des clients, 100.000 euros empruntés à la BCE pour 3 ans à un taux de 1% et 50.000 euros empruntés à la BCE à court terme à 0,75%. Le coût annuel en intérêts pour la banque est de 1.375 euros. Elle loue les trois appartements au même loyer que précédemment, soit une rentrée de 30.000 euros moins 1.375 euros d’intérêts à payer, soit 28.625 euros. Le rendement sur fonds propres (ROE) est de 159%, le bénéfice sur le total de l’investissement est de 9.5%.

Tout cela n’est que purement imaginaire. Mais est-ce si éloigné que cela de la réalité ?

Eric Toussaint

Illustration : CC / Tiganatoo



Articles Par : Eric Toussaint

A propos :

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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