Liban : « la destruction d’une nation et d’un peuple »

Entretiens avec Robert Fisk

Selon Robert Fisk, spécialiste du Liban, le drame se joue sans répit. Il estime que les menaces proviennent moins du Hezbollah que de groupes sunnites inspirés par al-Qaida.  

Installé à Beyrouth et correspondant de guerre pour le quotidien britannique The Independent, Robert Fisk parcourt le Moyen-Orient depuis plus de trente ans. La version française de son best-seller, Pity the Nation, vient d’être publiée et retrace l’histoire tragique du pays du Cèdre *. Selon lui, une chronique de la destruction de la nation libanaise. 

Le Figaro Magazine – Quel est votre avis sur la situation au Liban aujourd’hui ?

Robert Fisk – Ce qui a été véritablement détruit par la guerre au Liban, c’est ce sentiment qu’avaient de nombreux Libanais de voir émerger un Etat indépendant. Un sentiment cruellement sacrifié le jour où les puissances occidentales ont abandonné ce pays à son sort face aux bombardements d’Israël à l’été 2006. Le Hezbollah est sorti sensiblement renforcé de l’épreuve de force et son influence dans le pays est grandissante. Cette guerre a creusé le fossé entre les chiites et les sunnites et divisé encore plus la société libanaise. La principale menace aujourd’hui au Liban, c’est le risque de voir des groupes sunnites, inspirés par al-Qaida, s’en prendre aux Casques bleus stationnés dans le sud du pays. Il y a maintenant au Liban des contingents français, espagnols, italiens, turcs et des forces navales allemandes. Soucieux de ne pas être accusé d’attaquer la Finul, le Hezbollah, doté d’un service de renseignement humain très efficace, surveille de près les sunnites. Dans chaque village, au Sud-Liban, et dans le quartier chiite de Beyrouth, il dispose d’un réseau d’informateurs pour collecter l’information au plus près. De plus, la dernière guerre a montré les capacités d’espionnage de la guérilla chiite. Au début du conflit, le Hezbollah a utilisé un drone en territoire israélien pour obtenir des photos aériennes des positions ennemies. De plus, quand les Israéliens ont pénétré au Sud-Liban, ils ont retrouvé leurs propres photos satellites identifiant des caches d’armes dans les bunkers du Hezbollah…

Il y aussi le problème des bombes à fragmentation lancées par Israël dans le sud du pays après l’annonce du cessez-le-feu. Selon des spécialistes du déminage à l’oeuvre sur le terrain, il faudra peut-être quarante ans pour déminer cette région infestée de bombes. A chaque nouveau conflit, c’est une couche supplémentaire qui s’ajoute !

Le Hezbollah a-t-il un vrai programme politique ? Est-ce un danger pour la démocratie au Liban ?

A mon avis, le Hezbollah est le seul parti, peut-être avec le mouvement du fils de Rafic Hariri, à ne pas être corrompu. Il jouit d’une vraie popularité auprès des habitants chiites du Sud-Liban et de la banlieue sud de Beyrouth. Il a une influence grandissante dans le pays où les chiites sont les opprimés et les dépossédés, toujours ignorés par les chefs et patriarches du gouvernement libanais. Depuis sa naissance en 1982, et jusqu’à aujourd’hui, le Hezbollah a perdu beaucoup de combattants. Il a une carte à jouer après cette crise. D’ailleurs, en public comme en privé, il affirme ne pas vouloir instaurer de république islamique. Aussi, il sera impossible pour le pouvoir de continuer à ignorer le Hezbollah. Il sera nécessaire pour le gouvernement d’ouvrir ses portes aux chiites. Même si, en appelant à la désobéissance civile, le Hezbollah joue avec le feu…

Quelle est votre analyse de la stratégie de Bush, qui entend «remodeler le Moyen-Orient» ?

La politique du président Bush au Moyen-Orient est un véritable échec. La campagne d’Irak s’est transformée en désastre, le conflit israélo-palestinien fait du sur-place et la dernière guerre au Liban n’a fait que détruire le pays. Cette stratégie de «Grand Moyen-Orient» conduit la région dans une nouvelle tourmente. Elle consiste à diviser le monde arabe entre chiites et sunnites, entre chrétiens et musulmans… A l’Ouest, nous aimons diviser ou voir le monde avec des cartes séparant les communautés. Bush parle de démocratie, mais il ne fait que semer la division dans le monde arabe.  

Quelle a été votre démarche pour l’écriture de ce livre de près de 900 pages ?

Ce récit est le fruit de plus de trente ans de reportages au Liban et dans le Moyen-Orient. C’est un travail de reporter. Depuis que je couvre la guerre dans cette région en ébullition permanente, j’ai gardé des montagnes de carnets, de coupures de presse, de notes personnelles et de comptes rendus, parfois gribouillés sur des vieux papiers que j’ai conservés dans des sacs de linge et de duty-free à l’aéroport de Beyrouth. La plupart d’entre eux portent sur le Liban, comme une chronique de la destruction d’une nation et d’un peuple sur plusieurs décennies. C’est donc un livre de témoignages, un regard personnel sur l’histoire du Liban, ses espoirs, ses tragédies, ses épisodes sanglants. J’ai toujours pensé le journalisme comme un grand challenge contre les pouvoirs en place. C’est dans cet esprit que je réalise mes enquêtes de terrain, au plus près des acteurs du conflit et des victimes, pour dénoncer les massacres, les oppressions ou les injustices.

Liban, nation martyre, par Robert Fisk, Editions du Panama, 29 euros.



Articles Par : Julien Nessi

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