LIBYE :Les fantômes de la frontière

RAS JADIR

 

Frontière entre la Tunisie et la Libye. C’est ici que l’ONU et l’Unhcr, son agence pour les réfugiés, ont lancé une alarme sur une crise humanitaire en cours, un des « effets collatéraux » du fracas qui est en train de mettre la Libye en pièces (et qui pourrait être une des causes, ou des prétextes, pour une prochaine intervention militaire internationale).

Mercredi l’Unhcr avait donné des chiffres et situations épouvantables. Files de 80.000 personnes en attente, du côté libyen de la frontière et 120 mille entassées du côté tunisien sans s’avoir qu’en faire. Conditions hygiéniques et sanitaires horribles (en rangs, de nuit, dans le gel pour ne pas perdre sa place, un enfant mort de froid) et humaines effrayantes (mauvais traitements, vols, vexations de toutes sortes).

 
Selon certains 200 mille réfugiés étrangers sont passés à ce poste frontière, à l’extrémité occidentale de la Libye depuis que la révolte a éclaté le 17 février ; l’ONU redimensionne le chiffre partiellement à un peu plus de 90 mille depuis le 20 février, mais pas son côté dramatique, plus de 7.500 réfugiés rien que mercredi.

 

Hier, quand notre convoi de voitures de Tripoli arrive à Ras Jadir, vers 4 heures de l’après-midi, on s’attend à se trouver face à des scènes dantesques semblables à celles qu’on voit à l’aéroport de la capitale, où depuis deux semaines bivouaquent des milliers de personnes dans des conditions terribles. Mais le poste frontière, du côté libyen, est pratiquement désert et il y a presque plus de journalistes étrangers -une centaine- que de gens qui sont en tain de passer.  En général ce sont des gens du Bengladesh, des Vietnamiens, des Africains noirs de diverses nationalités. Quelques uns osent le signe de la victoire mais on voit qu’ils ont peur. La plupart sont chargés de valises mais certains n’ont quasiment rien avec eux.  Et nous racontent ce que nous nous attendons à entendre : dans leur calvaire pour arriver jusque là on leur  volé tout ce qu’on pouvait leur prendre, argent, portables.., souvent leur salaire de six-sept mois de travail évanoui en une nuit. Mais ça n’a pas d’importance, l’important est d’être là, à quelques dizaines de mètres de la guérite où flotte le drapeau tunisien et la libération de ce cauchemar.  Fuir la guerre qu’il y a eu et qu’il y aura peut-être encore, et qui sera même pire.

  

Mais où sont ces « 80.000 ». Ou, en tous cas, les dizaines de milliers qui, jusqu’à hier, étaient en rangs pour passer ? Les collègues qui suivent la crise du côté tunisien de la frontière nous disent au téléphone que là-bas les réfugiés entrés par Ras Jadir sont effectivement entassés par dizaines de milliers, que la situation humanitaire est dramatique, qu’on est en train d’organiser des ponts aériens et navals.

 

Mais reste la question : où sont les pauvres gens qui étaient ici jusqu’à hier ? La raison pour laquelle nos anges gardiens libyens nous ont amené jusqu’ici est très claire : montrer qu’il n’y a pas de crise humanitaire, que ceux qui veulent partir peuvent le faire sans problème excessif,  que dans ce cas-là aussi la Libye -la Libye de Kadhafi- est victime d’une campagne de désinformation systématique.

 

On ne sait pas comment ils ont fait mais à présent ces Bangladeshi, ces Vietnamiens, ces sub-sahariens sont passés et ils sont sans doute maintenant en Tunisie.

 

Nous reprenons, nous, la route de Tripoli, qui est à 170 kms. Mais la nuit tombe rapidement et, à travers les dizaines de postes des gouvernementaux, quand nous arrivons à Az Zaywah, à une cinquantaine de Kms de la capitale, le conducteur se trompe de route et il est arrêté par un check-point de rebelles, qui contrôlent le centre. Celui qui court le plus de risques, bien sûr, est notre guide libyen mais le mot magique -« presse étrangère »- et l’obscurité font des miracles, et nous passons. Nous voulions nous arrêter à Mellita, où se trouvent les implantations les plus importantes de l’Eni en Libye. Mais l’obscurité et le danger le déconseillent. On continue.

Az Zaywah est en quelque sorte le symbole de cette guerre civile parfois rampante parfois ouverte. Nous nous y étions arrêtés le matin, en venant de Tripoli.  On voulait nous montrer la plus grande raffinerie du pays, en capacité de raffiner 120 mille barils par jour (qui tourne à présent à 75% de sa capacité). Dans la rade, en face, trois ou quatre pétroliers sont en attente. Les rebelles avaient informé, et les media rapporté, ces jours derniers, que la raffinerie était entre leurs mains. Et par contre non. Les anti-Kadhafi, qui contrôlent effectivement le centre de la ville, ne sont qu’à quelques centaines de mètres de là, avec un coup de canon ils pourraient facilement viser la raffinerie. « Mais ils ne le feront pas », dit le directeur, parce que « le pétrole est à tous les Libyens ». En effet, paradoxe apparent, la raffinerie sert à la fois la principale centrale électrique de Tripoli, aux mains des gouvernementaux, et celle de Az Zaywah, aux mains des rebelles. Situation dans l’impasse, peut-être avec des négociations clandestines. Mais qui pourrait sauter d’un moment à l’autre.

Edition de vendredi 4 mars 2011 de il manifesto

http://abbonati.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/04-Marzo-2011/art32.php3

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio



Articles Par : Maurizio Matteuzzi

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