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Misère de la décentralisation en Haïti
Par Edy Fils-Aime
Mondialisation.ca, 15 août 2012
15 août 2012
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La chute du régime des Duvalier le 07 Février 1986 a donné lieu à un ensemble d’évènements  sociopolitiques qui traduisait à la fois de profondes frustrations sociales et d’une ferme volonté de rompre cavalièrement avec certaines  pratiques du pouvoir et de la gouvernance politique. Cette volonté de rupture s’est cristallisée notamment dans l’esprit et les lettres de la Constitution votée et adoptée en Mars 1987. Le peuple haïtien a pris la ferme résolution d’établir un système de gouvernance tournée vers le pluralisme idéologique et l’alternance politique. 

Dans son préambule, la Constitution de 1987 a opté pour la séparation et la répartition harmonieuse des Pouvoirs de l’Etat au service des intérêts de la Nation, et arrêté la décentralisation effective comme levier pour instaurer un régime gouvernemental respectueux des droits humains, de l’équité économique,  et basé sur la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale. La Constitution de 1987 vient donc révolutionner l’organisation et le fonctionnement de l’État haïtien en établissant la décentralisation comme réponse institutionnelle et politique à la dictature, au manque de services publics et à la misère aux recoins du pays.  

Environs 25 ans après ce virage institutionnel et politique, où en est-on ? Haïti n’a nullement connu le changement escompté. La misère qu’on s’est proposé de combattre a-t-elle gain de cause de la décentralisation? On n’y va pas par quatre chemins pour reconnaitre que la misère politique, sociale et économique de ce pays a bel et bien triomphé dans le pari de la décentralisation. Maintenant, faut-il bien tirer leçons des échecs pour mieux nous orienter.

Décentralisation précaire dans un cadre légal fragilisé 

L’organisation politique d’un État est régie par la Constitution dont la supériorité sur la loi ordinaire tient de la consécration des droits et libertés fondamentales des citoyens et citoyennes. La garantie fondamentale de tout processus de décentralisation doit être constitutionnelle. C’est un des indices majeurs qui servent à identifier si la volonté de décentraliser est réelle. Un État dont le principe de la décentralisation ne s’inscrit que dans les lois ordinaires et non dans la loi suprême de la nation (la Constitution) souffre de la menace constante du centralisme. La tendance centraliste en soi est tellement vigoureuse qu’elle peut, sous de simples prétextes, sauter les arrêtés, décrets, les décrets-lois, etc. constituant de très faible verrou, surtout dans le contexte d’instabilité politique des pays récemment dirigés par des dictateurs.

Dans le contexte haïtien, le processus de décentralisation charrie tout un ensemble d’arguments revendicatifs ayant abouti à la refondation de l’État par une nouvelle Constitution en 1987 qui consacre la décentralisation effective comme mode de concertation et de participation de toute la population aux décisions majeures de la vie nationale. Le principe de la décentralisation en Haïti est donc fortement inscrit dans la Constitution de 1987. Cependant,  l’analyse du contenu des 298 articles de cette  Constitution a permis de relever des ambigüités dans le principe de décentralisation.  

Dans un État unitaire décentralisé, les Collectivités Territoriales (CT) sont en principe des entités administratives jouissant de la personnalité morale et juridique, et elles sont égales au niveau statutaire. Par contre, la Constitution haïtienne établit implicitement des différences statutaires au niveau des CT. L’article 66 consacre l’autonomie administrative et financière aux Communes de la république, sans leur accorder la personnalité morale à l’instar des Départements. L’autonomie administrative et financière n’implique pas forcement la reconnaissance de la personnalité morale et juridique. Au regard de la Constitution,  les Communes haïtiennes ne sont pas explicitement titulaires de droits et d’obligations.  

La situation des Sections Communales (SC), étant des CT, est encore plus alarmante. Les SC ne jouissent explicitement d’aucune autonomie administrative et financière, encore moins de personnalité morale et juridique.              

Cet état de chose crée un véritable flou juridique. Les Conseil Municipaux et Casecs peuvent-ils entrer en litige avec l’État central ? A quelle limite peuvent-ils disposer d’eux mêmes ? Par contre la situation des Départements est sans ambigüités par rapport à ces interrogations.

Tableau : Problèmes au niveau des statuts des CT

Collectivité Territoriale

Statut constitutionnel

Degré  de décentralisation

Section Communale

Entité territoriale administratif (art. 62).

Très faible

Communes

Autonomie administrative et financière (art. 66)

Moyen

Département

Personne morale. Autonome. (art. 77)

Forte

Pourquoi cette discrimination statutaire ? Y il aurait-il donc en Haïti des Collectivités  Territoriales supérieures à d’autres CT existantes ?   Les Sections Communales et Communes sont dirigées par des élus au suffrage universel  tout comme le président de la république, tout comme les parlementaires, mais sans la personnalité morale et juridique. S’agit-il d’une confusion conceptuelle ou d’un fait calculé sur mesure ?  L’histoire de  ‘’jeu de bascule’’ de l’autonomie des Communes- comme c’est le cas à travers les différentes Constitutions du pays- peut laisser  croire qu’il s’agit non d’une confusion conceptuelle, mais plutôt d’une fenêtre laissée entrouverte  sur le statut incertain des Communes et celui des Sections Communales question de les fragiliser tout simplement.

Décentralisation sans les moyens humains, financiers et techniques nécessaires 

S’il faut évoquer une formule lapidaire pour définir la décentralisation, on retiendra que la décentralisation est le fait que l’État au niveau central transfert des compétences[1]  aux entités infranationales (région, département, district, commune, syndicat, plateforme, etc.). En principe, l’État transfert des blocs de compétences avec les moyens humains, financiers et techniques nécessaires.  

Dans le cas d’Haïti, en dépit des compétences propres des entités infranationales, beaucoup de compétences- telles que éducation, enseignement professionnel, planification de développement, justice, etc.- sont partagés entre l’État et les échelons infranationaux, mais quasiment sans les ressources techniques et financières nécessaires.  

Par définition les Finances de la République sont décentralisées[2].  Le budget national devrait faire apparaître la ventilation territoriale des dépenses de fonctionnement et d’investissement. Il devrait établir clairement la différence entre les ressources allouées aux services déconcentrés et celles à transférer aux collectivités territoriales, de telle sorte que ces transferts et subventions soient prévisibles et intégrés dans les budgets de ces collectivités[3]. Dans la réalité, le budget de la république reste hyper centralisé et concentré. Les autorités locales, dans la majorité des cas,- ne jouissant que des subventions de l’État et des dons des ONG- n’arrivent même pas à faire fonctionner leurs administrations, voire  réaliser des projets d’investissement public. 

La décentralisation en Haïti devrait être accompagnée de la déconcentration des services publics[4] qui permettraient à l’État central de mettre son expertise technique et ses grands moyens au profit des administrations locales pour que celles-ci puissent délivrer les services de proximité à la population. Mais dans la pratique, il n’en est rien. L’État central n’arrive même à se déployer sur tout le territoire national. Les rares services déconcentrés sont inefficaces et inefficients. L’inaccessibilité  des services déconcentrés les transforme en purs objets de corruption notamment dans la capitale à Port-au-Prince.

Les citoyens et citoyennes au niveau local n’ont pas accès à l’éducation, la santé, à l’eau potable,  aux loisirs, etc. Le déficit de leurs capacités à se responsabiliser et à responsabiliser les autorités locales s’aggrave de plus en plus. Privées des services publics de base, les notions civiques des populations locales s’effritent. Elles se livrent à survivre en utilisant des stratégies autodestructrices comme la coupe et la commercialisation des bois, la domesticité, la prostitution. Ainsi s’y installe donc un marasme économique déshumanisant et un cercle vicieux qui tombe à chaque fois dans la même situation. 

Décentralisation sans l’appareillage administratif et institutionnel  nécessaires

Dans un État centralisé, la chaine de décision peut être  hiérarchique, direct et ininterrompue entre le gouvernement central, le préfet, le sous préfet, le maire et l’administré qui subit passivement les décisions. Tans dis que dans un État décentralisé comme Haïti, la chaine de la décision part du gouvernement central, passe par le délégué départemental, ensuite le vice-délégué au niveau de l’arrondissement et la chaine se coupe. Car les conseils municipaux, par exemple,   selon l’article 66 de la Constitution de 1987, gèrent leur commune de manière autonome sur plan financier et administratif.

Dans la pratique, certaines autorité haïtiennes ne comprennent ou n’acceptent pas que la chaine de commande hiérarchique de l’administration centrale n’aille pas au-delà des vice-délégués des arrondissements. Elles intiment carrément des ordres aux élus locaux. La mentalité selon laquelle c’est la République de Port-au-Prince qui commande est aussi forte dans le milieu que dans les temps de dictatures. Beaucoup d’autorités siégeant à Port-au-Prince exercent continuellement de fortes pressions sur les élus locaux, notamment aux moments des élections où ils sont pour ainsi dire sommés de se faire responsables de campagne électoral du parti au pouvoir sous peine de ne pas bénéficier des subventions qui leur sont légalement dues de l’État central.

La répartition des compétences entre l’État et les Collectivités Territoriales n’est que fictive. Souventes fois, pour gonfler sa visibilité, l’État central court-circuite cavalièrement les Collectivités Territoriales en exécutant des projets qui légalement tombent dans les compétences de ces dernières. Les maires, par exemple, sont trop de fois de simples spectateurs des agents du gouvernement central qui œuvrent dans les communes sans coordonner avec les pouvoirs locaux, sans même les avoir informés. Pourtant, la Constitution de 1987 fait du conseil municipal le maitre d’œuvre du développement de la Commune en établissant tout un système de coordination entre le gouvernement central et les trois niveaux de CT.

Malheureusement, un quart de siècle après l’adoption de la Constitution de 1987, les organes constitutionnellement prévus dans le processus de la décentralisation ne sont qu’infirmement mis en place et ceci dans une logique pour ainsi très déconcertante. Les Conseils Municipaux fonctionnent sans les Assemblées Municipales, organes de contrôle, de délibération et de participation.  Aucun conseil départemental ne fonctionne, ce qui entraine automatiquement le non-fonctionnement du Conseil Interdépartemental.

La configuration- des institutions fonctionnelles et non fonctionnelles  de la décentralisation- soulève un paradoxe dans le processus.  Les conseils exécutifs des communes dont le statu est mitigé existent. Les conseils exécutifs des Départements dont le statut est sans ambigüité n’existent point.  Les Communes fonctionnent dans la précarité juridique. Les Départements qui auraient  latitude  légale nécessaire pour fonctionner  pleinement comme entité décentralisée n’ont ni conseils  exécutifs, ni Conseils délibératifs ou participatifs (Assemblées Départementales) dans la réalité. Tel est aussi le cas du Conseil Interdépartemental (CI) qui travaillerait directement avec l’Exécutif, qui participerait au Conseils de ministres dans le cadre l’étude et de la planification des projets de décentralisation et de développement du pays (article 87.2  de la Constitution 1987amendée). Pourquoi des entités ont été mises en place et d’autres non ? Pourtant toutes les Délégations et Vice–Délégations sont fonctionnelles.  

Les entités délégataires même de l’exécutif et de chaque ministre du gouvernement  ont vue  ces dernières années leur  situation  en parfaite amélioration. On a assisté à un plus grand déploiement territorial de l’État central par le biais des Directions départementales dont les conditions matérielles ont sensiblement amélioré. L’État semble se renforcer- en se déconcentrant- sans accompagner les entités décentralisées à se renforcer. Assiste t-on à un retour du centralisme d’autrefois ? Ou assiste t-on à l’application de la stratégie qui voudrait le renforcement de l’État d’abord avant de décentraliser ? Dans un cas ou dans un autre, le processus de la décentralisation en Haïti ne serait pas au bout du tunnel des  menaces.   

Edy Fils-Aime 

[1] Aptitude d’une autorité à effectuer ou exécuter certains actes, à prendre des décisions dans la cadre de la loi. 

[2] article 217 de la Constitution de 1987

[3] article 120 du décret définissant le cadre général de la décentralisation, les principes d’organisation et de fonctionnement des collectivités territoriales haïtiennes. 

[4] Article 87.4 de la Constitution de 1987

Edy Fils-Aimé ([email protected]) est né en 1977 en Haïti. Il a un diplôme de licence en Linguistique Appliquée et  un diplôme de maitrise en Sciences du Développement. Il conduit actuellement des recherches sur les politiques publiques, l’empowerment des communautés, la décentralisation, dans des sociétés en transition démocratiques. Son ouvrage ‘’ Décentralisation et Stratégies de Développement local’’ est en cours de publication chez les éditions Edilivre en France.

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