Moralité hottentote

« S’il vole ma vache, c’est mal. Si je vole sa vache, c’est bien » – cette règle morale était attribuée par les racistes européens aux Hottentots, une ancienne tribu d’Afrique du sud.

Il est difficile de ne pas y penser quand les États-Unis et les pays européens s’indignent de la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie, les deux provinces qui ont fait sécession de la République du Sakartvelo, connu à l’Ouest sous le nom de Géorgie.

Il n’y a pas si longtemps, les pays occidentaux reconnaissaient la République du Kosovo qui avait fait sécession de la Serbie. L’Occident avançait que la population du Kosovo n’est pas serbe, que sa culture et sa langue ne sont pas serbes, que par conséquent il a le droit d’être indépendant de la Serbie. Surtout après que la Serbie avait mené une terrible campagne d’oppression contre les Kosovars. J’ai soutenu cette façon de voir de tout mon cœur. Contrairement à nombre de mes amis, j’ai même soutenu l’opération militaire qui a aidé les Kosovars à se libérer.

Mais ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre, comme dit le proverbe. Ce qui est vrai pour le Kosovo n’est pas moins vrai pour l’Abkhazie ou l’Ossétie du sud. Les populations de ces provinces ne sont pas géorgiennes, elles ont leur propre langue et une vieille civilisation. Elles furent annexées à la Géorgie presque par accident et elles n’ont aucune envie d’en faire partie.

Alors quelle est la différence entre les deux cas ? Une énorme différence : l’indépendance du Kosovo est soutenue par les Américains et les Russes y sont opposés. Donc elle est bonne. L’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud est soutenue par les Russes et les Américains s’y opposent. Donc elle est mauvaise. Comme le disaient les Romains : Quod licet Iovi, non licet bovi, ce qui est permis à Jupiter n’est pas permis à un bœuf.

Je n’accepte pas ce code moral. Je soutiens l’indépendance de toutes ces régions.

Selon moi, il y a un principe simple, et il s’applique à tout le monde : toute province qui veut se séparer d’un pays a le droit de le faire. De ce point de vue il n’y a pour moi aucune différence entre les Kosovars, les Abkhazes, les Basques, les Écossais et les Palestiniens. Une seule règle pour tous.

IL FUT UN TEMPS où ce principe ne pouvait pas être mis en œuvre. Un État de quelques centaines de milliers de personnes n’était pas viable économiquement, et ne pouvait pas se défendre militairement.

C’était l’époque de « l’État nation », quand un peuple fort imposait sa culture et sa langue à des peuples plus faibles, afin de créer un État assez grand pour sauvegarder la sécurité, l’ordre et un certain mode de vie. La France s’est imposée aux Bretons et aux Corses, l’Espagne aux Catalans et aux Basques, l’Angleterre aux Gallois, aux Écossais et aux Irlandais, et ainsi de suite.

Cette réalité est dépassée. La plupart des fonctions de « l’État nation » se sont déplacées vers des structures supranationales : de larges fédérations comme les États-Unis, ou de larges coopérations comme l’Union européenne. Dans celles-ci il y a place pour de petits pays comme le Luxembourg à côté de grands pays comme l’Allemagne. Si la Belgique se disloque et qu’un État flamant se crée à côté d’un État wallon, les deux seront admis dans l’Union européenne, et personne n’en pâtira. La Yougoslavie s’est désintégrée, et chacune de ses parties appartiendra finalement à l’Union européenne.

Cela est arrivé à l’ancienne Union soviétique aussi. La Géorgie s’est libérée de la Russie. En vertu du même droit et de la même logique, l’Abkhazie peut se libérer de la Géorgie.   

Mais alors, comment un pays peut-il éviter la désintégration ? C’est très simple : il doit convaincre les peuples plus petits qui vivent sous son aile qu’y rester leur est plus profitable. Si les Écossais sentent qu’ils jouissent pleinement de l’égalité dans le Royaume uni, qu’ils ont obtenu une autonomie suffisante et une part équitable du gâteau commun, que leur culture et leurs traditions sont respectées, ils peuvent décider de rester ainsi. Un tel débat existe depuis des décennies dans la province canadienne francophone du Québec.

La tendance générale dans le monde est d’étendre les fonctions des grandes organisations régionales, et en même temps de permettre aux peuples de se séparer de leur mère-patrie pour établir leur propre État. C’est ce qui est arrivé à l’Union soviétique, à la Yougoslavie, à la Tchécoslovaquie, à la Serbie, et à la Géorgie. Cela devrait arriver à beaucoup d’autres pays.

Ceux qui veulent aller dans le sens inverse et établir, par exemple, un État binational israélo-palestinien, vont contre le zeitgeist [en allemand dans le texte – « dans l’air du temps » –ndt] – c’est le moins que l’on puisse dire.

TEL EST le contexte historique de la récente prise de bec entre la Géorgie et la Russie. Ici personne n’a raison. Il est plutôt drôle d’entendre Vladimir Poutine, dont les mains sont couvertes de sang des combattants tchétchènes pour la liberté, invoquer le droit à la sécession des Ossètes du sud. Il n’est pas moins  drôle d’entendre Michail Saakashvili comparant le combat pour la liberté des deux régions séparatistes à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie.

La bataille me fait penser à ma propre histoire. Au printemps de 1967, j’entendis un général israélien de haut rang dire qu’il priait chaque nuit pour que le dirigeant égyptien, Gamal Abd-el-Nasser, envoie ses troupes dans la péninsule du Sinaï. Là-bas, disait-il, nous les annihilerons. Quelques mois plus tard, Nasser tombait dans le piège. Le reste c’est l’histoire.

Aujourd’hui, Saakashvili a fait la même chose. Les Russes ont prié pour qu’il envahisse l’Ossétie du sud. Quand il est tombé dans le piège, les Russes lui ont fait ce que nous avons fait aux Égyptiens. Il a suffit 6 jours aux Russes, comme à nous.

Personne ne peut savoir ce qui s’est passé dans la tête de Saakashvili. C’est une personne sans expérience, élevée aux États-Unis, un homme politique qui arriva au pouvoir sur sa promesse de rendre les régions séparatistes à la patrie. Le monde est plein de tels démagogues, qui construisent une carrière sur la haine, le super-nationalisme et le racisme. Nous en avons plus qu’assez d’eux, ici aussi.

Mais même un démagogue ne doit pas être idiot. Croyait-il que le Président Bush, qui est en pleine déconfiture dans tous les domaines, se précipiterait pour l’aider ? Savait-il que l’Amérique n’a pas de soldats à gaspiller ? Que les discours guerriers de Bush sont emportés par le vent ? Que l’OTAN est un tigre de papier ? Que l’armée géorgienne fondrait comme le beurre dans le feu de la guerre ?

JE SUIS curieux de savoir quelle part nous avons prise dans cette histoire ?

Dans le gouvernement géorgien, il y a quelques ministres qui ont grandi et ont été éduqués en Israël. Il parait que le ministre de la Défense et le ministre de l’Intégration (des régions séparatistes) sont aussi citoyens israéliens. Et – ce qui est plus important – que les unités d’élite de l’armée géorgienne ont été entraînées par des officiers israéliens, dont un qui fut blâmé pour avoir perdu la seconde guerre du Liban. Les Américains aussi ont investi beaucoup d’efforts dans la formation des Géorgiens.

L’idée qu’il est possible de former une armée étrangère m’amuse toujours. On peut bien sûr enseigner des techniques : comment utiliser des armes particulières, ou comment conduire une manœuvre à l’échelle d’un bataillon. Mais quiconque a été partie prenante dans une guerre réelle (qu’il faut distinguer de l’activité de police dans une population occupée) sait que les aspects techniques sont secondaires. Ce qui compte c’est l’état d’esprit des soldats, leur disposition à risquer leur vie pour la cause, leur motivation, la qualité humaine des unités combattantes et de l’échelon de commandement.

De telles choses ne peuvent pas être transmises par des étrangers. Toutes les armées sont une partie de la société dont elles sont issues, et la qualité de la société se retrouve dans la qualité de l’armée. C’est particulièrement vrai dans une guerre contre un ennemi qui jouit d’une supériorité numérique décisive. Nous fîmes l’expérience dans la guerre de 1948, quand David Ben Gourion  voulut nous imposer des officiers formés dans l’armée britannique et que nous, les combattants, préférâmes nos propres commandants, qui avaient été entraînés dans notre armée clandestine et n’avaient jamais vu une académie militaire de leur vie.

Seuls des généraux professionnels, dont tout l’univers est technique, imaginent qu’ils peuvent « entraîner » des soldats d’un autre peuple et d’une autre culture – en Afghanistan, en Irak ou en Géorgie.

Un trait de caractère bien développé chez nos officiers est l’arrogance. Dans notre cas, c’est en général en rapport avec une norme raisonnable de l’armée. Mais si les officiers israéliens contaminent leurs collègues géorgiens avec cette arrogance et les convainquent qu’ils peuvent battre la puissante armée russe, ils commettent une faute grave à leur égard.

JE NE CROIS pas que ceci soit le début d’une seconde Guerre Froide, comme on l’a suggéré. Mais c’est certainement une continuation du Grand Jeu.

C’est ainsi que l’on qualifiait la lutte secrète implacable qui s’est poursuivie à travers le XIXe siècle le long de la frontière méridionale de la Russie entre les deux grands empires de l’époque : l’empire britannique et l’empire russe. Des agents secrets et des armées pas aussi secrètes s’activaient dans les régions frontalières de l’Inde (y compris le Pakistan actuel), de l’Afghanistan, de la Perse, et ainsi de suite. La « frontière nord-ouest » (du Pakistan), qui est aujourd’hui en vedette dans la guerre contre les Talibans, était alors déjà légendaire.

Aujourd’hui le Grand Jeu entre les deux grands empires actuels, les États-Unis et la Russie, se déroule sur tout l’espace qui va de l’Ukraine au Pakistan. Il prouve que la géographie est plus importante que l’idéologie : le communisme est venu et parti, mais la bataille continue comme si de rien n’était.

La Géorgie n’est qu’un pion sur l’échiquier. L’initiative appartient aux États-Unis : ils veulent encercler la Russie en développant l’OTAN, bras armé de la politique américaine, tout le long de la frontière. C’est une menace directe sur l’empire rival. La Russie, pour sa part, essaie d’étendre son contrôle sur les ressources les plus vitales pour l’Occident, pétrole et gaz, aussi bien que sur leurs voies d’acheminement. Cela peut conduire au désastre.

QUAND Henry Kissinger était encore un historien avisé, avant qu’il devienne un homme d’État stupide, il exposa un principe important : pour maintenir la stabilité dans le monde, on doit mettre en place un système qui comprenne toutes les parties. Si une partie est laissée de côté, la stabilité de l’ensemble est en danger.

Il cita comme exemple la « Sainte Alliance » des grandes puissances qui se forma après les guerres napoléoniennes. Les hommes d’État avisés de l’époque, conduit par le prince autrichien Clemens Von Metternich, prirent soin de ne pas laisser les Français vaincus à l’écart, mais, au contraire, ils leur donnèrent une place importante dans le concert européen.

La politique américaine actuelle, avec ses tentatives de pousser dehors la Russie, est un danger pour l’ensemble du monde. (Et je n’ai même pas mentionné la puissance montante de la Chine).

Un petit pays qui est engagé dans la bataille entre les grands tyrans risque d’être écrasé. C’est arrivé dans le passé à la Pologne, et il semble quelle n’ait rien appris de cette expérience. On devrait conseiller à la Géorgie, et aussi à l’Ukraine, de ne pas être les émules des Polonais, mais plutôt des Finnois, qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont poursuivi une politique sage : ils gardent leur indépendance mais veillent à prendre en compte l’intérêt de leur puissant voisin.

Nous, Israéliens, pouvons peut-être, aussi apprendre quelque chose de tout cela : qu’il n’est pas sain d’être le vassal d’un grand empire et de provoquer l’empire rival. La Russie revient vers notre région, et tout ce que nous ferons pour y favoriser l’expansion américaine sera sûrement contrebalancé par un mouvement russe en faveur de la Syrie et de l’Iran.

Donc n’adoptons par la « moralité hottentote ». Elle n’est pas sage, et certainement pas morale.

Article en anglais, « Hottentot Morality« , Gush Shalom, le 30 août 2008.

Traduit de l’anglais pour l’AFPS: SW

 Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom



Articles Par : Uri Avnery

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