« Non seulement on absout la Cia, mais on revendique son impunité »

Entretien avec Claudio Gava

« Déséquilibré, sans application et pas juste », c’est ainsi que John Bellinger, porte-parole officiel de Condoleeza Rice qualifie le rapport sur les activités  de la Cia en Europe, signé et approuvé par le Parlement Européen le 14 février. Tandis qu’augmentent les preuves d’activités illégales et, parallèlement, les signes de nervosité étasuniens : Human Rights Watch dénonce la disparition de 38 prisonniers et Washington répond par un coup de semonce préventif à toute éventuelle requête  d’extradition, de la part de l’Italie, des 26 agents de la Cia impliqués dans l’enlèvement d’Abou Omar. Face à cette nouvelle offensive « diplomatique » étasunienne, l’Europe des gouvernements donne une nouvelle preuve de mutisme, l’Italie in primis. Entretien avec Claudio Gava (député européen, du Parti de Refondation Communiste,  président de la commission d’enquête du Parlement européen et auteur du rapport, NDT).

Comment répondez-vous aux accusations de Bellinger ?

Il dit que le rapport est déséquilibré, fait sans application, et pas juste, mais ne répond pas sur ce qui est écrit dans mon rapport : il ne dit pas ce qu’il pense des 21 cas de rendition (extraordinary rendition, terme conservé en anglais par les journalistes italiens, signifie remise, consigne, livraison, de personnes enlevées, à un pays tiers, ici l’Egypte, où ces personnes sont généralement emprisonnées et torturées, NDT), que nous avons scrupuleusement reconstruits, des récits des 200 témoins, des documents de travail qui témoignent de l’activité  clandestine et illégale de la Cia en Europe, des opérations couvertes, faites en violation  totale des lois  et des conventions internationales. Je voudrais comprendre  quelle est l’évaluation du Département d’état sur ce sujet. Je ne voudrais pas que, de leur point de vue, les opérations justes, soignées et équilibrées ne soient que celles que nous appelons nous rendition. Je soupçonne que leur lecture des activités de la Cia est non seulement une absolution mais aussi une revendication, comme pour dire que cela « est » la façon de combattre le terrorisme : en passant par-dessus le droit international, en créant une deuxième voie pour les accusés de terrorisme, en réduisant à zéro les procédures judiciaires légales et les garanties processuelles pour les suspects, et en prétendant  avoir sur cela une couverture légale totale ou une délégation entière de la part des gouvernements alliés. Le fait que quelqu’un leur dit que ça ne fonctionne pas, ou du moins que ça ne fonctionne pas en Europe, leur fait probablement un peu bizarre.

 

Mais à part ta réaction et celle de quelques autres eurodéputés ou ONG, en Europe, c’est le silence.

Les gouvernements se taisent, regardent ailleurs, sont bâillonnés et aveugles là-dessus depuis des années. Ils se sont tus pendant les années de l’impunité absolue et manifeste, les années où les rendition se faisaient au grand jour et où les aéroports étaient des lieux de transit ordinaire pour la Cia, ces années où les prisons clandestines, bonnes à stocker les détenus avant de les envoyer en Egypte ou en Syrie, étaient organisées dans les aéroports européens. Mais c’est aussi le silence qui a accompagné l’année de travail de notre Commission. Au début, on pouvait lire dans ce silence un désintérêt, un agacement, puis de façon croissante, un embarras, un malaise et ensuite le besoin de se taire face à la demande d’explication et de cohérence qui arrive de notre commission. Cette question même qui est posée au gouvernement italien sur le cas Abou Omar.

Il y a ensuite ce saut qualitatif qui est fait par la presse Us. Le Wall Street Journal et le Washington Post demandent l’application d’un droit nord-américain à agir contre le Parquet de Milan et quiconque enquête ou entrave les opérations de la Cia….

 

Si je devais  choisir entre protéger le directeur des services secrets Pollari ou l’autonomie du procureur Spataro (qui a demandé l’inculpation des agents de la Cia, NDT), je n’aurais aucun doute sur le côté où je me rangerais. Au contraire, Spataro est en quelque sorte renvoyé devant la Cour constitutionnelle et Pollari est récompensé par une place de consultant à Palazzo Chigi (siège de la présidence du Conseil, NDT). Le problème est en amont, il réside dans une sorte de droit revendiqué à l’impunité dans la lutte contre le terrorisme parce qu’il s’agit avant tout d’une guerre étasunienne et parce que ce sont eux qui ont payé le prix le plus fort. En un certain sens ils ont raison,  à cause des 3.000 morts des Tours Jumelles, mais ils ne sont pas d’accord avec sa conséquence juridique : en Sicile aussi nous avons eu plus de 3.000 morts de mafia mais personne n’a jamais songé à y établir un droit à l’exception (oui, pendant le régime fasciste, NDT), à la suppression des garanties processuelles. Bellinger a dit au contraire que ce conflit a rendu inutilisable le droit international et une bonne partie des traités internationaux. 

Ça ressemble aussi à des termes qui voudraient intimider les gouvernements alliés et bloquer les enquêtes.

Plus de la dissuasion que de l’intimidation. L’Italie a retiré ses troupes d’Irak, une bonne et juste chose, et maintenant ils nous font comprendre qu’il serait inutile d’ajouter d’autres gestes hostiles, comme la demande d’extradition pour les agents de la Cia. Je lis dans le silence italien l’embarras de ceux qui ont des difficultés  à ajouter d’autres éléments  de conflictualité politique avec les Usa. Sur le plan politique ce malaise peut  se comprendre, mais pas se justifier, parce que nous nous trouvons face à une violation des lois italiennes, à une opération illégale de soustraction à la justice italienne ; mais nous sommes surtout  devant une tentative de légitimer l’impunité dans la lutte contre le terrorisme.

 

Edition de vendredi 2 mars 2007 de il manifesto.

 

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.



Articles Par : il manifesto

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