Obama, Poutine et la géopolitique. Les dangers d’une guerre mondiale…nucléaire?

Analyses:

Il ne s’agit pas de présenter une énième analyse des responsabilités des uns et des autres au sujet des récents événements en Ukraine. Comme toujours, il faudra attendre la fin de cette crise et aussi une révolution copernicienne des méthodes des journalistes-analystes travaillant pour les médias traditionnels pour qu’un plus large public puisse être informé de tous les actes de subversion dont ce pays a été victime. Le retour des journalistes à la déontologie de leur profession serait aussi le bienvenu, surtout en France.

Il est plus intéressant d’analyser ces événements dans le contexte beaucoup plus large des rapports géopolitiques entre les États-Unis et le bloc sino-eurasien qui est en train de se former.

Pour cela, il s’agit avant tout de comprendre quel est l’objectif poursuivi depuis 25 ans par les États-Unis vu que ce sont eux les maîtres du jeu.

Les objectifs étasuniens.

Évoquons d’abord la théorie du Heartland publiée en 1904 par le britannique Halford Mackinder. Cette théorie peut se résumer ainsi :

« Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle l’Heartland (le centre du continent eurasiatique) ;

Qui contrôle l’Heartland contrôle l’Île Monde (l’Eurasie et l’Afrique) ;

Qui contrôle l’Île Monde contrôle le Monde »

Zbigniew Brzezinski reprend cette théorie et publie Le Grand Échiquier en 1997, au moment où la Russie était la plus faible et qu’on évoquait même son éclatement en plusieurs entités indépendantes. Il réalise que les États-Unis n’ont plus de rival dans le monde et il détaille la méthode qu’ils doivent utiliser pour devenir la seule superpuissance globale qui interdirait dorénavant l’émergence de toute autre puissance concurrente.

Les attentats du 11 septembre 2001 écarteront cette théorie qu’on pouvait qualifier de méthodique et progressive. Ce sera alors une politique néo-conservatrice plus radicale et surtout basée sur la suprématie militaire qui émergera et grisera les États-Unis pendant la première partie du mandat présidentiel de Georges W Bush. Les circonstances semblaient favorables à un contrôle accéléré du Heartland grâce à l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak ainsi que par l’influence grandissante des États-Unis dans les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase.

Plusieurs raisons, liées à une résistance asymétrique, au désinvestissement militaire des principaux alliés des États-Unis dans les année 1990-2000 et au jeu obscur des monarchies du Golfe, ont rendu ces actions ruineuses pour leur budget.

Leurs désastreux retraits d’Irak et d’Afghanistan s’apparentent à une défaite et oblige les États-Unis à changer leurs objectifs aujourd’hui..

Les objectifs actuels des États-Unis.

La doctrine Brzezinski de contrôle du centre du continent asiatique n’est plus réalisable aujourd’hui. La Russie, premier réserve de matières premières du monde et en pleine modernisation militaire et la Chine devenant une puissance économique et militaire incontournable ne le permettraient pas. Washington en est parfaitement conscient.

Le nouvel objectif est de consolider le rôle central des États-Unis dans le monde grâce à des traités (TTIP, TPP, ALENA et ZLÉA) (1) dont l’objectif est de soumettre les pays concernés aux intérêts d’un système économique que les États-Unis ont mis en place dans le monde et dont ils sont les bénéficiaires presque exclusifs. Grâce à des partenariats contraignants qui seraient arbitrés par des tribunaux privés supranationaux en cas de litiges, les gouvernements n’auraient plus que des rôles marginaux dans les orientations économiques de leur pays. Chaque décision pouvant engendrer un préjudice à une société privée pourrait être contestée et les états pourraient être contraints de payer de lourds dédommagements. Cela concernent tous les domaines qu’ils soient économiques, culturels, écologiques ou sanitaires.

Les pays qui ne s’associeront pas à ces partenariats seront menacés de déstabilisation : contestation des élections, accusation de crimes, financement de mouvements révolutionnaires ou pression économique par exemple.

Les entités trop puissantes pour être renversées seront contenues et menacées aux marches de leurs frontières. Il s’agit évidement des républiques caucasiennes et de l’Ukraine pour la Russie et du Tibet, du Xinjang et des mers de Chine pour l’Empire du Milieu.

Le rôle de Barack Obama.

Barack Obama a été élu grâce aux voix des minorités et des couches populaires les plus démunies pour réaliser un programme social. Il avait pour objectif de retirer son pays des conflits qui avaient été déclenchés par son prédécesseur et aussi de mieux répartir les tâches de sécurité dans le monde entre ses alliés.

Il n’avait pas d’expérience dans les relations internationales et il a laissé le département d’État à sa rivale, Hillary Clinton, pour son premier mandat et à l’expérimenté John Kerry (2) pour le deuxième.

Il doit gérer le déclin de son pays tout en veillant à maintenir l’idée du caractère exceptionnel des États-Unis sans laquelle ce pays ne pourrait justifier ses innombrables interventions dans le monde.

Comme tout président étasunien, il est soumis aux pressions des lobbies.

Ce qui semble être des hésitations dans ses prises de décision n’est en fait que le résultat des perpétuelles luttes entre ses conseillers. Il doit constamment évaluer les risques économiques de chacune de ses décisions et faire les bons arbitrages.

Il est évident que les «sanctions» des États-Unis contre la Russie pour le rattachement de la Crimée ne nuiront que très peu à leurs intérêts. Ce sont les économies européennes qui seraient principalement touchées. La Russie aussi mais elle a la possibilité de se tourner vers l’Asie pour l’exportation de ses matières premières. Le gaz par exemple se vend plus cher sur le marché asiatique qu’en Europe.

Cela explique pourquoi nous avons vu un Barack Obama pour une fois offensif lors de son récent voyage en Europe.

Le rattachement de la Crimée à la Russie rend l’Ukraine beaucoup moins stratégique pour les États-Unis. Barack Obama en était dépité au point de traiter la Russie de puissance régionale qu’on peut punir sans conséquences. La réponse cinglante du journaliste russe Dmitri Kiselyov (3) ce 17 mars «la Russie est le seul pays dans le monde qui est réaliste, susceptible de transformer les États-Unis en cendres radioactives» remet un peu les pendules à l’heure. On peut se demander au passage comment Barack Obama considère les alliés européens et le Canada : peut-être «des puissances insignifiantes ?»

La géostratégie et Vladimir Poutine.

Si on fait abstraction de l’éphémère opposition française à la guerre en Irak en 2003, les États-Unis sont pour la première fois confronté à une résistance frontale contre leurs volontés depuis la fin de l’ère soviétique.

Les autorités russes savent faire preuve de fermeté quand leurs intérêts géopolitiques majeurs sont mis en danger. On a pu le constater en Géorgie (2008), en Syrie (2013) et actuellement en Ukraine. L’indignation des gouvernements occidentaux et les diatribes de leurs médias témoignent de leur désappointement devant les ripostes inattendues qui les surprennent chaque fois.

L’opération «Crimée» a surpris tout le monde, même les experts les plus avisés. Personne n’avait cru que la Russie oserait une intégration si rapide. On a l’impression que les Occidentaux sont KO debout et qu’ils attendent la fin du round pour reprendre leurs esprits.

Cela vaut la peine de revenir 14 ans en arrière, quand Vladimir Poutine hérita de la présidence d’un pays en faillite économique, militaire et morale qui semblait destiné à tomber dans le chaos.

Lentement, méthodiquement, sans chocs, il a su redresser la situation et a fait de son pays une puissance incontournable de ce début de XXIe siècle.

On qualifie souvent Vladimir Poutine de grand stratège échiquéen et la comparaison est certainement pertinente.

Dans cette situation désespérée qu’il hérita en 2000, il a su réorganiser sa défense et éviter une défaite qui lui était inéluctablement promise.

Une pièce majeure, bloquée dans un coin de l’échiquier, Sébastopol, semblait devoir être inévitablement perdue. Il a non seulement réussi à la dégager mais l’a aussi placée dans une position menaçante par une manœuvre surprenant son adversaire. On reparlera certainement encore longtemps de ce coup.

Oui, on peut dire que Vladimir Poutine et ses conseillers (4) sont de brillants géostratèges mais considérons bien qu’ils restent dans une position défensive et que l’initiative reste du coté étasunien.

Il faut faire ici une remarque qu’on n’entend que rarement chez nous sur la durée des mandats des chefs d’État.

Nous avons l’habitude de voir des alternances politiques dans nos démocraties. Rares sont les chefs d’États qui gardent encore une confiance importante à la fin de leur deuxième mandat.

Vladimir Poutine mais aussi Alexandre Loukachenko (Belarus) ont des cotes de popularité extrêmement élevées confirmées par des instituts de sondage neutres et cela malgré la longue durée de leur mandat. On estime la cote de Vladimir Poutine à plus de 80 % actuellement malgré toutes les tentatives de décrédibilisation menées par ses opposants souvent soutenus par des ONG pro-occidentales.

Il serait peut-être temps pour les Occidentaux de changer de stratégie avec la Russie parce que Vladimir Poutine pourrait garder le soutien de ses citoyens pendant encore10 ans et rester à la tête de la Russie jusqu’en 2024… un vrai cauchemar pour ses détracteurs de l’Ouest.

Imaginons bien qu’il sera encore là durant la fin du mandat de Barack Obama et durant presque les deux mandats de quatre ans de son successeur.

Il faut se rendre à l’évidence, l’usure du pouvoir concerne surtout les démocraties occidentales et cela sans doute parce que les élus ont un manque d’égards pour les intérêts de leurs concitoyens.

Et la Chine ?

S’il n’y a pas de conflit majeur dans le monde, la Chine a vocation à devenir la première puissance économique de la planète dans la prochaine décennie. Ce pays est conscient qu’il est aussi menacé par la politique d’endiguement des États-Unis.

La Chine a compris que son intérêt est d’avoir un partenariat économique stratégique avec la Russie avec qui elle a des complémentarités mais sans pour cela conclure une alliance militaire.

Des synergies dans le domaine de l’armement sont en revanche probables.

Ce ne sera pas un choix de cœur pour la Russie mais les contraintes géopolitiques et la faiblesse politique de l’Europe forceront sans doute la Russie à faire ce choix.

Il n’y a plus de litige territorial entre les deux pays. Leur seul motif de désaccord pourrait être au niveau des zones d’influence sur les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale.

L’énorme contrat de fourniture de gaz en voie d’être signé entre Gazprom et la Chine est dans sa dernière phase de conclusion. La Russie exportera 38 milliards de m³ de gaz par an et la quantité passera à 60 milliards de m³ dans un deuxième temps (5). La durée du contrat est de 30 ans, c’est dire la confiance que les deux parties ont entre elles.

Conclusion.

Nous entrons dans une période instable et dangereuse pour la paix mondiale. Les États-Unis n’ont qu’une fenêtre de deux ou trois ans pour mener leur projet à bien. Après, il sera trop tard. La Chine et la Russie auront comblé leur retard technologique et ne craindront plus une guerre conventionnelle.

D’un autre coté, la défense antimissile n’est pas encore déployée en Europe et en Orient. Les phases 3 et 4 (interception de missiles de moyenne portée) sont toujours à l’étude et les problèmes semblent très difficiles à résoudre étant donné les caractéristiques des missiles russes.

Une guerre nucléaire semble improbable pour la majorité des Européens. Qu’ils se détrompent cependant parce vu le déséquilibre militaire entre la Russie et l’OTAN, la Russie a modifié ses règles d’engagement de première frappe nucléaire tactique en cas d’invasion de son territoire national et la Crimée en fait désormais partie.

Nous avons entendu la conversation entre Victoria Nuland (6) et l’ambassadeur Geoffrey Pyatt dans laquelle elle disait « Fuck the UE ! ». Cela démontre le peu de cas que les intérêts européens ont pour les États-Unis. On pourrait aussi penser qu’une guerre en Europe est aussi exotique pour les États-Unis qu’un guerre en Papouasie.

Si les Européens ne prennent pas rapidement leur destin en mains et les futures élections européennes sont une bonne occasion pour lancer un message à leurs dirigeants, il y a gros à parier que le continent deviendra un appendice de l’empire étasunien.

Les Européens pourraient même être dépendants du gaz étasunien qu’ils achèteraient au prix du marché évidement, c’est à dire 30 % plus cher qu’actuellement.

Oui, la fin du mandat de Barack Obama risque d’être tumultueuse surtout si le dialogue avec la Russie devait d’interrompre.

Pierre Van Grunderbeek 

 

 

 

(1) TTIP. Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.

TPP. L’Accord de Partenariat Trans-Pacifique.

ALENA. L’Accord de libre-échange nord-américain.

ZLÉA. La Zone de libre-échange des Amériques.

(2) John Kerry a été président du Comité des Affaires étrangères du Sénat des États-Unis pendant quatre ans.

(3) Dmitri Kiselyov a été nommé par le président Vladimir Poutine en décembre à la tête d’une nouvelle agence de nouvelles de l’État dont la mission sera de représenter la Russie de la meilleure façon dans le monde.

(4) Les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne contre des proches conseillers de Vladimir Poutine ont mis leur noms en lumière. Tout le monde connaissait l’infatigable Sergueï Lavrov mais les sanctions nous ont maintenant aussi fait connaître Sergueï Glaziev et surtout Vladislav Sourkov, l’idéologue du Kremlin.

(5) Gazprom a écoulé un volume de 162,7 milliards de m³ de gaz vers l’UE et la Turquie en 2013.

(6) Victoria Nuland est l’actuelle sous-secrétaire d’État pour l’Europe et l’Eurasie. Elle est l’épouse de l’historien-politologue néo-conservateur étasunien Robert Kagan, l’auteur de The World America Made, un ouvrage dont Barack Obama s’inspire beaucoup.

On ne devrait retenir que les trois premières lettres de son patronyme pour sa manipulation de l’information dans l’attentat terroriste contre l’ambassadeur des États-Unis à Benghazi en 2012 et pour ne rien avoir prévu contre la réaction russe en Crimée.



Articles Par : Pierre Van Grunderbeek

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