Pourquoi les USA parlent-ils enfin à la Russie ?

Analyses:

Une femme s’avance dans une salle… Cela sonne comme le début d’une blague. Dans le cas qui nous intéresse, la reine autoproclamée du Nulandistan, Victoria F*ck the EU, s’avance dans une salle à Moscou pour parler aux sous-ministres des Affaires étrangères russes Sergei Ryabkov et Grigory Karasin.

Une blague, vraiment ? Non ! Cela s’est réellement passé. Mais pourquoi ?

Commençons par les réactions officielles. Karasine a qualifié les pourparlers de fructueux, tout en soulignant que Moscou n’approuve pas l’entrée des USA dans les négociations sur l’Ukraine au format Normandie (Russie, Ukraine, Allemagne et France). Surtout pas après la diabolisation à profusion non seulement du Kremlin, mais de la Russie dans son ensemble depuis le coup d’État de Maidan.

Pour sa part, Ryabkov a fait savoir que l’état actuel des relations USA-Russie demeure plutôt corrosif.

Victoria Nuland, [Mme F*uck the EU], distribue des cookies sur la place Maidan en février 2014

Il est primordial de se rappeler que la reine du Nulandistan ne s’est rendue à Moscou qu’après avoir rencontré le vassal attitré de Washington, le président Porochenko, et son premier ministre, Yats, qu’elle a elle-même choisi. Cette petite réunion a eu lieu avant qu’elle n’accompagne le secrétaire d’État John Kerry lors de la visite en grande pompe du département d’État à Sotchi le 12 mai.

Le boycott de Moscou par l’Ouest aide Poutine en lui donnant de nouvelles opportunités à l’Est

L’accord de Minsk 2 (l’aboutissement des négociations en format Normandie) impliquait directement Berlin et Paris qui, après s’être finalement rendus à l’évidence de la realpolitik, ont été contraints de prendre leur distance vis-à-vis de l’approche antagoniste monomaniaque préconisée par Washington.

Au sein de l’UE, c’est toujours le chaos à propos des sanctions, un sujet crucial. Les pays baltes et la Pologne continuent de marteler avec toute l’hystérie digne de la Guerre froide 2.0 que Les Russes arrivent ! Les adultes à Bruxelles sont représentés par l’Italie, la Grèce, l’Espagne et la Hongrie.

L’Allemagne et la France peinent déjà à maintenir un semblant d’ordre dans le fouillis qu’est l’UE. Qui plus est, Berlin et Paris ne savent pas si l’administration Obama, dont la consigne est d’éviter les conneries, arrivera à faire fléchir Moscou et l’amener à abandonner les lignes précises à ne pas franchir qu’il a établies.

Attention, lignes à ne pas franchir

Précisons que la Crimée ne semble plus être un sujet sur la table ; c’est un fait accompli. Mais il y a tous ces formateurs militaires que les USA ont déployés dans l’ouest de l’Ukraine pour une mission de six mois seulement (rappel historique : c’est ainsi que la guerre du Vietnam a commencé). Pour Moscou, le prolongement de cette mission est une ligne infranchissable.

La ligne infranchissable absolue concerne l’expansion de l’Otan, qui se poursuit allègrement dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie. Cette expansion ne s’arrêtera pas, car l’Otan s’est mise en tête jusqu’à l’obsession de consolider un nouveau Rideau de fer de la mer Baltique à la mer Noire.

Ainsi, malgré tous les pourparlers, la prochaine étape à surveiller consiste à savoir si l’administration Obama va vraiment cesser d’armer Kiev.

L’Ukraine est devenue pratiquement un État en déliquescence, lourdement endetté, qui s’est transformé en colonie du FMI. L’UE n’en veut pas, mais l’Otan si. Pour Moscou, l’épisode (atroce) ne prendra fin que lorsque l’Ukraine, avec ou sans les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, restera neutre et cessera de faire partie de la menace stratégique de l’Otan.

J’ai évoqué ici la possibilité que le virage stratégique de l’administration Obama en faveur du dialogue en lieu et place de la condamnation et de la menace pourrait signifier que les véritables Maîtres de l’Univers ont fini par comprendre que le Nouvel ordre mondial (des Routes de la Soie) risque de les laisser pantois derrière.

 

L’UE ne devrait pas revenir à la guerre froide en affrontant la Russie. Le premier ministre italien, Matéo Renzi

Le président Poutine savait qu’il se dirigeait vers une confrontation majeure avec les USA après le démembrement de la Yougoslavie, l’aventure géorgienne et l’expansion incessante de l’Otan, qui a brisé toutes les promesses vides qu’elle avait faites à Gorbatchev.

La différence est que maintenant (et le Pentagone le sait), Moscou a emmagasiné jusqu’à 10 000 armes nucléaires tactiques. En cas de guerre (apocalyptique) entre la Russie et l’Otan, ce à quoi rêvent d’ailleurs bien des néocons aux USA, ces armes nucléaires tactiques supprimeraient en vingt minutes tous les aéroports militaires et commerciaux de chacun des pays de l’Otan. Il n’y aurait alors plus d’aérodrome pour les opérations aériennes conjointes de l’Otan.

Puis il y a aussi le système de défense antimissile S-500, capable de protéger la Russie contre toute riposte nucléaire du Pentagone et de l’Otan. Aucune arme offensive des USA, y compris les bombardiers furtifs, ne peut échapper au S-500, ce que le Pentagone sait aussi.

Une stratégie ? Quelle stratégie ?

La stratégie à la Zbig grand échiquier Brzezinski a toujours été d’attirer la Russie vers un autre guet-apens du style de l’Afghanistan, mais en Ukraine, qui causerait l’effondrement de l’économie russe, avec comme grand prix une mainmise occidentale sur les richesses pétrolières et gazières de la Russie et, par extension, de l’Asie centrale. Les Ukrainiens serviraient tout bonnement de chair à canon comme l’ont été les Afghans depuis le djihad arabo-afghan des années 1980.

Saut que l’administration Obama a trop présumé de ses atouts et la realpolitik fait ressortir clairement l’affermissement du partenariat russo-chinois dans toute la superficie eurasiatique, l’Eurasie étant devenue un immense empire commercial potentiel s’étendant de Pékin à Berlin ou de Shanghai à Saint-Pétersbourg et même au-delà jusqu’à Rotterdam et Duisbourg.

Sans l’obsession exceptionnaliste et suprématiste de certaines factions clés dans les officines à Washington, aucun des éléments de la Guerre froide 2.0 ne serait entré en jeu, car la Russie est l’alliée naturelle des USA à bien des égards. Ce qui en dit long sur la réflexion stratégique de l’administration en place aux USA.

Chose certaine, Moscou ne se laissera pas leurrer par l’offensive de charme à peine voilée en cours, parce que les services secrets russes savent que derrière, pourrait se cacher une tactique digne du grand échiquier, qui consiste à faire deux pas en arrière pour mieux se regrouper en vue d’une poussée majeure par la suite.

En outre, rien n’a changé sur le fond, sauf le fait que la doctrine de dissuasion de l’époque de la Guerre froide, la destruction mutuelle assurée, est maintenant chose du passé.

Les USA sont toujours capables d’une frappe mondiale rapide. L’Ukraine n’est qu’un détail. Les règles du jeu changeront vraiment lorsque la Russie pourra sceller l’ensemble de son territoire contre cette frappe, au moyen des S-500, ce qui pourrait arriver plus tôt qu’on ne le croit. Voilà pourquoi les véritables Maîtres de l’Univers, par l’intermédiaire de leurs émissaires, se sentent obligés de discuter.

Pepe Escobar

Article original en anglais :

http://sputniknews.com/columnists/20150519/1022322068.html

Traduit par Daniel, relu par jj pour Le Saker francophone

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).

 



Articles Par : Pepe Escobar

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