Probabilité d’un accident nucléaire grave au Canada : 100 fois plus élevée que socialement acceptable

AVIS AUX MÉDIAS

Québec, le 1er août 2013 – Dans une lettre ouverte au ministre des ressources naturelles du Canada,  Joe Oliver, une coalition de plusieurs groupes environnementaux soulève des questions quant à la probabilité qu’un accident nucléaire grave avec fusion du cœur pourrait avoir lieu au Canada. Fondant son analyse sur des sources du gouvernement fédéral, la coalition estime que la probabilité d’endommagement du cœur est environ 100 fois plus élevée que le niveau d’acceptabilité sociale, tel qu’il prévaut pour les voyages par avion.

La Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN) exige pour un réacteur nucléaire donné que la probabilité de subir un accident nucléaire avec fusion du cœur soit 0,01% par année ou moins. Pour les 10 réacteurs nucléaires dans la région de Toronto un calcul simple est que cette probabilité sur une période de cinq ans est 10 fois 5 fois 0,01%, soit 0,5%. La probabilité qu’un seul lancer de trois dés, un jeu de casino, donne trois six, est 0,46%.

La firme Ontario Power Generation (OPG) veut prolonger la durée d’exploitation de quatre réacteurs à la centrale nucléaire de Pickering. Deux autres réacteurs à Pickering, plus les quatre de Darlington, font un total de 10 réacteurs près de Toronto. Alors que les réacteurs CANDU ont été conçus pour une durée de vie de 210 000 heures, soit environ 30 ans, OPG propose d’opérer quatre réacteurs de Pickering jusqu’à 247 000 heures, soit cinq ans au-delà de la valeur de conception originale.

Le 29 Janvier 2013, le président d’Hydro-Québec, M. Thierry Vandal, a témoigné en «Commission parlementaire» au Parlement du Québec sur la fermeture en décembre 2012 du réacteur nucléaire CANDU de Gentilly-2 à Bécancour, près de Trois-Rivières, après 198 000 heures équivalentes à pleine puissance. Thierry Vandal, qui détient un diplôme d’ingénieur, a affirmé que lui et son personnel n’auraient jamais permis que le réacteur Gentilly-2 fonctionne au-delà de 210 000 heures. Vandal a dit :

Vandal : «Je n’opérerais pas plus Gentilly-2 au-delà de 210 000 heures que je monterais dans un avion qui n’a pas ses permis puis qui ne respecte pas les normes. Alors, il ne serait pas question de placer qui que ce soit dans une situation, nos travailleurs, la population, l’entreprise, la société, dans une situation de risque dans le domaine nucléaire. Donc, cette échéance de 210 000 heures, c’est une échéance dure

La mention du transport aérien par Thierry Vandal pointe vers les statistiques tenues par le National Transportation Safety Board (NTSB) américain lesquelles donnent une probabilité d’environ une chance sur cinq millions qu’une personne à bord d’un vol d’un avion de ligne subira un écrasement et mourra. Une personne qui prend cinq vols par année est donc confrontée à une chance sur un million par an de mourir dans un accident d’avion. Par comparaison, la probabilité d’un accident nucléaire grave avec fusion du cœur dans la grande région de Toronto pourrait être aussi élevée que 0,1% par an, soit une chance sur mille par an, ce qui est mille fois plus élevée que la probabilité d’accident mortel pour une personne prenant cinq vols par année.

Au cours de l’audience publique de la CCSN à Pickering dans la dernière semaine de mai, le Dr Greg Rzentkowski, Directeur général à la CCSN, s’est opposé au simple calcul ci-dessus. Il a fait valoir que la «cible» de la CCSN pour la probabilité d’accident grave est 0,001% par an, que les améliorations de sécurité post-Fukushima vont réduire le risque nucléaire par un autre facteur de 10, et qu’encore un autre facteur de 10 proviendra des mesures d’atténuation des conséquences d’accident imposées par la CCSN à la suite des leçons tirées de Fukushima. Selon le Dr Rzentkowski, la probabilité calculée d’un accident nucléaire grave est ainsi réduite par un facteur de 1000, ce qui la mettrait au niveau de l’acceptabilité sociale.

Une lettre de 11 000 mots destinée au Ministre Joe Oliver donne la réplique au Dr Greg Rzentkowski appuyée sur des données fédérales, la lettre argumente en faveur du principe de précaution pour les questions nucléaires, en particulier suivant les suggestions publiées dans un article d’octobre 2009 par l’ingénieur nucléaire et ancien employé de la CCSN, John Waddington. Plusieurs analystes d’accidents majeurs dans les domaines de haute technologie, tel que la professeure Diane Vaughan, de l’Université de Columbia, ont constaté que la plus grande partie de la cause des accidents majeurs réside dans l’erreur humaine à tous les niveaux, y inclus le gouvernement. La Professeure Vaughan a étudié en détail l’explosion de la navette spatiale Challenger le 28 Janvier 1986. Elle a inventé l’expression «déviance normalisée» pour décrire le niveau permissif de l’acceptabilité du risque lorsque des institutions comme la NASA découvrent des problèmes techniques qu’ils ne peuvent pas résoudre à court terme. La NASA a donné l’ordre de lancer le Challenger malgré des défauts qui étaient connus et qui se sont avérés fatals lors de son 25ième vol le 28 Janvier 1986.

Dans le réacteur nucléaire canadien, un des graves problèmes est la dégradation des matériaux qui s’accumule dans les six kilomètres de tubes à haute pression. Cette dégradation est due à plusieurs mécanismes de corrosion qui ont été bien documentés par les ingénieurs et les scientifiques de la CCSN. Les défauts sont connus. Est-ce que la proposition d’OPG de prolonger l’opération de quatre réacteurs de Pickering au-delà du nombre d’heures prévu lors de la conception originale est comme jouer aux dés?

Pour la centrale nucléaire de Point Lepreau sur la berge de la baie de Fundy au Nouveau-Brunswick, un des facteurs de 10 disparaît du simple calcul, mais cela est plus que compensé par une nouvelle valeur obtenue en 2013 pour le risque sismique. Une nouvelle étude spécifique au site, parrainée en 2012 par la CCSN et Énergie Nouveau-Brunswick Nucléaire (ENBN), a constaté que le risque sismique est beaucoup plus grand que cru auparavant et au-delà des normes de la CCSN. La fermeture de la centrale nucléaire de Point Lepreau serait en conformité avec la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires de1997, et serait conforme aux engagements internationaux du Canada.

Michel Duguay

 

Source de la carte : http://www.canadiangeographic.ca/atlas/Images/fuelingCanada_nuclearPower_FR.jpg

 N.B. La lettre adressée au ministre Joe Oliver est disponible sur demande. Un résumé de la lettre est joint à ce communiqué. 

La lettre ouverte à l’honorable Joe Oliver, ministre des Ressources naturelles, présente le cas que la probabilité d’un accident nucléaire grave au Canada est au moins 100 fois plus élevé que le niveau d’acceptabilité sociale et que, pour améliorer la situation, des changements importants doivent être réalisés dans la culture de sûreté à la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN).

La lettre comprend cinq sections, dont la dernière présente six questions importantes à la CCSN et au gouvernement fédéral.

-1. En Octobre 2009, l’ingénieur nucléaire John Waddington, un ancien employé de la firme de la Couronne Énergie atomique du Canada Limitée (EACL) et plus tard de la CCSN, a publié un document important sur la sûreté nucléaire dans lequel il écrivait ce qui suit:

 » Le document présente un argumentaire suivant lequel il existe d’importantes lacunes dans le cadre réglementaire actuel qui, s’il n’est pas corrigé, empêchera probablement la réalisation des nouveaux objectifs de sécurité qui ont été fixés pour les réacteurs de troisième génération et au-delà, ce qui est une réduction d’un facteur de dix dans les fréquences attendues de l’endommagement du cœur et des accidents graves ».

John Waddington fait le point important que la cause des accidents majeurs dans de nombreux domaines différents impliquent principalement l’erreur humaine à tous les niveaux, y compris les organismes gouvernementaux de réglementation.

-2. Les caractéristiques communes des accidents majeurs dans différents domaines.

L’accident ferroviaire tragique à Lac-Mégantic, le 6 Juillet 2013, a fait ressortir des lacunes dans la culture de sécurité de l’entreprise et dans l’organisme de réglementation fédéral Transports Canada. Les articles dans les médias ont souligné des travaux scientifiques sur les causes profondes des accidents majeurs dans de nombreux domaines différents. Les travaux de la professeure de sociologie Diane Vaughan à l’Université Columbia ont été mentionnés. Après avoir étudié pendant neuf ans, les causes profondes de l’explosion de la navette spatiale Challenger en Janvier 1986, la professeure Diane Vaughan a découvert et a nommé le phénomène social de la « déviance normalisée » dans les grandes entreprises de haute technologie. Un exemple de ce phénomène est le fait de changer arbitrairement le niveau d’acceptabilité des risques en cas de problèmes nouvellement découverts qui n’ont pas de solution immédiate. Le Challenger a été lancé même si un problème technique bien connu n’avait pas été résolu.

À la suite de la tragédie de Lac-Mégantic, au Québec, l’Union des municipalités du Québec (UMQ) fait pression sur le gouvernement fédéral afin d’améliorer considérablement la réglementation de la sécurité ferroviaire.

-3. Déviance normalisée, l’échec institutionnel, dans le domaine de l’énergie nucléaire.

Un autre sociologue bien connu, le Professeur émérite Charles Perrow, qui a siégé à la commission de l’accident nucléaire de Three Mile Island, a étudié les causes profondes des accidents majeurs dans plusieurs domaines, y compris l’énergie nucléaire. Lui, Diane Vaughan et d’autres sont venus à la conclusion que « l’échec institutionnel » est un contributeur dominant aux accidents majeurs dans de nombreux domaines différents. Dans son article d’Octobre 2009 John Waddington a souligné que l’échec institutionnel n’est pas suffisamment pris en compte dans le calcul de la probabilité d’accidents nucléaires graves. La lettre pose la question: est-ce que la CCSN est exemptée de l’échec institutionnel?

-4. Dr Greg Rzentkowski et une réduction de cent fois de la probabilité d’accident

La lettre invoque une jurisprudence de la Cour de l’Ontario où les défendeurs ont utilisé avec succès la probabilité de mourir dans un accident d’avion en tant que mesure du risque que la population générale est prête à accepter. Il s’agit d’une chance sur cinq millions par vol, donc une chance sur un million pour quelqu’un qui s’embarque sur cinq vols par an.

La CCSN met en vigueur l’obligation que la probabilité d’un accident nucléaire grave avec dommage au cœur d’un réacteur donné soit 0,01% par an ou moins, un niveau de 0,001% étant fixé comme objectif, mais sans être obligatoire. Un calcul prudent prendra 0,01% par an et par réacteur, soit une chance sur 10 000 d’un accident avec dommage au cœur. C’est 100 fois plus que la chance d’un sur un million par an quand on prend l’avion cinq fois par an.

Pour la grande région de Toronto avec dix réacteurs en exploitation un simple calcul pour une période de cinq ans est de 10 fois 5 fois 0,01%, soit 0,5% pour qu’un grave accident avec du dommage au coeur ait lieu. La probabilité qu’un seul lancer de trois dés affiche trois six est de 0,46%.

Dr Greg Rzentkowski de la CCSN a fait référence à ce type de calcul et à John Waddington, le 30 mai lors de l’audience de la CCSN pour la prolongation de la vie Pickering. Invoquant de nouvelles améliorations post-Fukushima, le Dr Rzentkowski a apporté des changements au données de départ du simple calcul ce qui permet de réduire le valeur de la probabilité par un facteur de 100 et peut-être de 1000. Dr Rzentkowski a affirmé qu’un seul lancer de neuf dés est une meilleure illustration de la probabilité d’un accident nucléaire grave. La lettre réfute l’approche du Dr Rzentkowski.

-5. Questions concernant les signaux d’alarme dans l’establishment canadien de l’énergie nucléaire

Tous les savants qui ont étudié attentivement les causes profondes des accidents majeurs, ont observé que les accidents sont souvent en cours de préparation sur une longue période de temps. Les signaux d’alarme apparaissent bien à l’avance d’un accident, mais quand la culture de la sécurité fait défaut, ces avertissements sont ignorés. Décrivant le contexte en détail la lettre demande six questions, qui sont:

Question 1: Est-ce que le fait que la CCSN n’a jamais informé le public sur les problèmes de conception avec Gentilly-1, en dépit d’être invité à le faire par le professeur Duguay, reflète la transparence dans la réglementation nucléaire au Canada?

Question 2: En 1997, sept réacteurs nucléaires ont été fermés en Ontario. Est ce que la CCSN a expliqué au public et aux élus quelles sont les questions de sécurité qui étaient impliquées, et a-t-elle respecté de manière objective et scientifique l’article 9 de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires de 1997?

Question 3: Le 7 Avril 2008, la CCSN a rejeté le rapport de sécurité d’OPG et a souligné de nombreux problèmes avec la technologie CANDU; la CCSN a-t-elle informé le public sur le résultat?

Question 4: En Juin 2011 pourquoi la CCSN a donné l’autorisation à Hydro-Québec de la réfection de Gentilly-2 et de l’exploiter jusqu’en Juin 2016 sans avoir en main le Rapport d’analyse de sécurité d’Hydro-Québec qui est normalement une exigence réglementaire?

Une question de plus qui est reliée: Au paragraphe 8 de l’édition de Juillet 2011 du document de décision de la CCSN, pourquoi la CCSN a-t-elle invité fortement Hydro-Québec à démarrer les activités de remise en état de Gentilly-2 dès que possible? À cette époque, les leçons n’avaient pas encore été pleinement tirées de Fujushima, et encore moins mises en application dans les plans de réfection.

Question 5: Dans le contexte de problèmes de corrosion dans les six kilomètres de tubes à haute pression dans les réacteurs CANDU, la CCSN a-t-elle informé le public qu’un aussi grand nombre de tubes constitue une faiblesse de conception?

Question 6: elle est intitulée dans la lettre « Un lancer de neuf dés versus un lancer d’un dé » et elle se termine par: quelle est la probabilité qu’un tube de pression avec un risque élevé de rupture ne sera pas détectée lors des inspections durant un arrêt du réacteur ? Quelle fraction des six kilomètres de tubes à haute pression n’est jamais inspectée?

Conclusion : La lettre se termine par une brève conclusion. Un extrait est le suivant :

Cette situation bien documentée met une ville importante comme Toronto sous une menace nucléaire. Le réacteur de Point Lepreau impose aussi une menace sur les cinq provinces de l’Atlantique et l’État du Maine, une menace nucléaire bien documentée dont la gravité est bien au-delà du niveau d’acceptabilité sociale.

Étant donné que l’erreur humaine peut se produire partout dans l’établissement nucléaire, y compris la CCSN, le gouvernement fédéral devrait intervenir et exercer son mandat de protéger le public dans toute la mesure de sa puissance.

 

Dr Michel Duguay, Ph.D. en physique nucléaire, Professeur titulaire, Université Laval, Québec

Courriel : [email protected]



Articles Par : Michel Duguay

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